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Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. (p. 7) (…) Je passe beaucoup de temps à lire, mais je ne crois pas être un « grand lecteur ». Je relis. Je compte dans ma bibliothèque autant de livres lus qu'inachevés. Dans le décompte des livres que j'ai lus, je triche en comptant les livres inachevés. Je ne saurai jamais vraiment combien de livres j'ai lus. Raymond Roussel, Charles Baudelaire, Marcel Proust, Alain Robbe-Grillet, Antonio Tabucchi, André Breton, Olivier Cadiot, Jorge Luis Borges, Andy Warhol, Gertrude Stein, Ghérasim Luca, Georges Perec, Jacques Roubaud, Joe Brainard, Roberto Juarroz, Guy Debord, Fernando Pessoa, Jack Kerouac, La Rochefoucauld, Baltasar Graciàn, Roland Barthes, Walt Whitman, Nathalie Quintane, la Bible et Bret Easton Ellis m'importent. J'ai moins lu la Bible que Marcel Proust. Je préfère Nathalie Quintane à Baltasar Graciàn. Guy Debord m'importe autant que Roland Barthes. Roberto Juarroz me fait moins rire qu'Andy Warhol. Jack Kerouac me donne plus envie de vivre que Charles Baudelaire. La Rochefoucauld me déprime moins que Bret Easton Ellis. Olivier Cadiot me rend plus joyeux qu'André Breton. Joe Brainard est moins positif que Walt Whitman. Raymond Roussel m'étonne plus que Baltasar Graciàn, mais Baltasar Graciàn me rend plus intelligent. Gertrude Stein écrit des textes plus insensés que Jorge Luis Borges. Je lis plus facilement Bret Easton Ellis en train que Raymond Roussel. Je connais moins Jacques Roubaud que Georges Perec. Ghérasim Luca est le plus désespéré. Je ne vois pas de rapport entre Alain Robbe-Grillet et Antonio Tabucchi. Quand je fais des listes de noms, je redoute les oublis. Je lis une demi-heure avant d'éteindre. Je lis plus le matin et le soir que l'après-midi. Je lis sans lunettes. je lis à trente centimètres de mes yeux. Je commence à bien lire après la cinquième minute. Je lis mieux sans chaussures ni pantalon. Les soirs de pleine lune, je suis euphorique sans raison. Je ne lis pas sur la plage. Sur la plage, je commence par m'ennuyer, puis je m'habitue, et je n'arrive plus à partir. Sur la plage, les filles suscitent moins mon désir que dans une bibliothèque. (p. 31-32) (…) En poésie, je n'aime pas le travail sur la langue, j'aime les faits et les idées. Je suis plus intéressé par la neutralité et l'anonymat de la langue commune que par les tentatives des poètes de créer leur propre langue, le compte rendu factuel me semble être la plus belle poésie non poétique qui soit. J'utilise souvent le mot souvent. Quand j'écris, j'utilise souvent le mot beaucoup, mais je l'élimine à la relecture. Je rêve d'une écriture blanche, mais elle n’existe pas. (p. 59-60) (…) Être artiste et écrivain me permettrait de devenir fou sans m'en apercevoir : on sollicite mes excentricités, comme je travaille seul, personne ne vérifie ce que je fais, il faudrait un certain temps pour que mon entourage comprenne que je suis passé de l'autre côté, et, occasionnellement, me le signale. Je me demande parfois si je fais de l'art ou seulement de l'art thérapie. Vers l'âge de quinze ans, j'ai acheté deux ouvrages de la collection « Que Sais-je ? », l'un sur l'art, l'autre sur la folie, ce sont encore les sujets qui me troublent le plus. J'ai commencé six fois à lire L'Interprétation des rêves, je ne sais pas pourquoi j'ai arrêté. (p. 71-72) (…) Je n'écris pas le matin, mon cerveau n'est pas encore en état, je n'écris pas l'après-midi, je suis trop triste, j'écris à partir de cinq heures, il me faut avoir été longtemps éveillé pour commencer, corps détendu par la fatigue du jour. (p. 91) (…) Bien que j'écrive essentiellement à l'ordinateur depuis plusieurs années, mon majeur droit a toujours un durillon à l'endroit où je tiens les stylos. Bien que j'aie publié chez lui deux livres, mon éditeur continue à me présenter comme un artiste, si j'étais comptable, en plus d'être écrivain, je me demande s'il me présenterait comme un comptable. (p. 92) (…) Je n’écris pas pour donner du plaisir à celui qui me lit, mais il ne me déplairait pas qu’il en éprouve. (p. 94) (…) Je me dis régulièrement que je dois écrire des choses positives, j’y arrive, mais c’est plus dur que d’écrire des choses négatives. (p. 100) (...) Je n'écris pas de récits. Je n'écris pas de romans. Je n'écris pas de nouvelles. Je n'écris pas de pièces de théâtre. Je n'écris pas de poèmes. Je n'écris pas d'histoires policières. Je n'écris pas de science-fiction. J'écris des fragments. Je ne raconte pas les histoires que j'ai lues ou les films que j'ai vus, je décris des impressions, je formule des jugements. Il est vain de me demander de raconter un fait d'actualité, même survenu il y a quelques semaines. (p. 103) (…) Il m'arrive de penser que tout ce que je sais est contenu dans mon cerveau, je pense alors intensément à ce morceau de chair de poids léger, mais je ressens un vide, cet organe ne m'évoque rien : je ne parviens pas à penser l'organe de ma pensée. (p. 107-108) (...) Tout ce que j’écris est vrai, mais qu’importe ? (p. 113) (…) Je ne sais pas pourquoi j'écris. Je préfère la ruine au monument. Je suis calme dans les retrouvailles. Je n'ai rien contre le réveillon. Quinze ans est le milieu de ma vie, quelle que soit la date de ma mort. Je crois qu'il y a une vie après la vie, mais pas une mort après la mort. Je ne demande pas si on m'aime. Je ne pourrai dire qu'une fois sans mentir : « Je meurs. » Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. (p. 125)

Édouard Levé, Autoportrait (POL, 2005)

Né le 1er janvier 1965, Édouard Levé s’est suicidé lundi 15 octobre 2007.
Trois jours avant, il avait rendu à son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, un manuscrit intitulé : Suicide.
Artiste et écrivain, il avait publié :
Œuvres (POL, 2002)
Angoisse : photographies (Philéas Fogg, 2002)
Reconstitutions : photographies (Philéas Fogg, 2003)
Journal (POL, 2004)
Autoportrait (POL, 2005)
Fictions (POL, 2006)

En ligne :
- un article de Philippe Lançon (Libération, 17 octobre 2007)
- un entretien avec Jacques Morice (Télérama)