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Sur un chemin de terre, un homme roulait une cigarette, debout, près d'un side-car vert, scarabée géant, compagnon de solitude. L'homme et sa machine, ensemble. De loin je reconnaissais tous les gestes, Gyl aussi roulait ses cigarettes. Il retenait la pincée de tabac au creux de la main, l'effritait du bout des doigts, la répartissait dans la pliure de la feuille, enfermait le tout après un léger coup de langue sur le bord du papier gomme. L'odeur de miel et de foin flottait, même si j'étais derrière la vitre du compartiment et l'homme à une dizaine de mètres. J'entendais presque le bruissement du tabac, j'imaginais les doigts agiles, le geste machinal, la tête ailleurs. Moment suspendu, rituel, intime. Il n'avait pas un regard pour le train qui reprenait de la vitesse et je pensais que c'était ça aussi le voyage, me réveiller quelque part en Sibérie, mais où ? Voir un homme se rouler une cigarette, le perdre de vue très vite, me souvenir de lui toujours.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de penser à la brève apparition de cet inconnu surpris dans son intimité, à d’autres aussi qui de façon mystérieuse se sont installés dans ma mémoire, comme des témoins silencieux de mes errances.

C'était un moment de ma vie où la présence obsédante du monde, l'impuissance de tous les discours et celle de théories usées tourmentaient mes jours et mes nuits. Il me semblait n'avoir prise sur rien, le temps voulait m'engloutir, il m'engloutissait, du moins avais-je cette impression d'une lente et inexorable fin de tous nos espoirs. Je n'étais pas seule à percevoir cette insidieuse érosion des certitudes qui avaient emballé notre jeunesse, mais ce qui m'effrayait c'était le sentiment, que partageaient quelques-uns de mes amis, de ne rien pouvoir d'autre que de m'abîmer dans ce constat. J'avais lu dans un roman à propos de la mort des théories, On se demande jusqu'à quel point on les avait prises aux sérieux. J'en voulais à l'auteur pour sa cruelle hypothèse. Ce monde rêvé, cette belle utopie : être soi, pleinement soi, mais aussi transformer la société tout entière, pouvaient-ils n'être qu'enfantillages ? Nous consolaient-ils seulement d'être les héritiers orphelins des dérives commises à l'Est et ailleurs, que certains de nos aînés avaient fait semblant d'ignorer ? (p. 11-12)

Deux fois par semaine je descendais l'étage qui nous séparait pour lui faire un peu de lecture, ou lui raconter la vie de femmes qui m'étaient chères par leur insolence, leur courage, leur espièglerie parfois, leur destin tragique souvent. La lecture l'endormait, mais ces parcours peu ordinaires retenaient son attention au point qu'il arrivait qu'elle se prît pour Marion du Faouët, Olympe de Gouges, Milena Jesenskà, ou encore cette femme photographe de haute mer, Anita Conti, qui avait poursuivi sa passion jusqu'à un âge avancé. Toutes lui donnaient un regain de vitalité, elle se levait enfin et réclamait l'agitation extérieure, le monde vrai, l'aventure. Nous descendions les escaliers bras dessus bras dessous pour aller boire un verre au comptoir du café d'en face, avant de remonter les escaliers, cahin-caha, jusqu'au canapé rouge où je l'abandonnais à une douce euphorie. (p. 14)

Michèle Lesbre, Le canapé rouge (Sabine Wespieser, 2007)

Un voyage jusqu'au lac Baïkal qui est comme la vie, solitaire et très peuplé, immobile et lointain, d'une lumineuse mélancolie, celle qu'évoque l’une des nombreuses citations du livre, empruntée à Mme Roland (1771) :

La douce mélancolie que je défends n’est jamais triste, elle n’est qu’une modification du plaisir dont elle emprunte tous les charmes… Elle donne je ne sais quelle teinte de grand et de frappant à une perspective sauvage, à une forêt solitaire. (citée p. 143)

Michèle Lesbre est née le 25 novembre 1939. Elle a publié :
La belle inutile (Le Rocher, 1991)
Un homme assis (Manya, 1993 ; Librio, 2000)
Une simple chute (Actes sud, Babel noir, 1997)
Que la nuit demeure (Actes sud, Babel noir, 1999)
Victor Dojlida, une vie dans l’ombre : biographie (Noesis, 2001)
Nina par hasard (Le Seuil, 2001)
Boléro (Sabine Wespieser, 2003)
Un certain Felloni (Sabine Wespieser, 2004)
La petite trotteuse (Sabine Wespieser, 2005)

en ligne : Page France Culture