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Il fit retour en lui-même et se demanda : « Pour échapper à l'idiotie, faut-il être en mouvement, faut-il arrêter tout ? Faut-il bouger ou se fixer ? Pour penser, faut-il décamper ou s'incruster ? Faut-il s'exiler ou se rapatrier, être l'oiseau sur la branche ou l'arbre enraciné ? Parfois nous croyons être actifs, nous ne sommes qu'agités. Mais souvent nous croyons être implantés et nous ne sommes qu'empêtrés. »
Il avait trente-trois ans : dans deux ans, il sera dépressif et dans cinq ans, suicidaire. Il se sentait devenir crétin.
Au troisième coup de cinq heures, il se souvint qu'il en avait été autrement. Il repensa aux années glorieuses où il était permis d'espérer. Dans les facultés, les lycées, dans la rue, les cafés, en ville, à la campagne, les Français étaient saisis du démon de la conversation et de la philosophie. Ils se sentaient autorisés à penser sur tout et par eux-mêmes. En vérité, il faut plaindre ceux qui ont raté une telle époque.
Mais subitement la fête s'était interrompue, le ciel s'était obscurci, les amis avaient vieilli brusquement, certains d'entre eux s'étaient mariés, avaient fait des enfants, étaient partis s'empavillonner en banlieue. C'était une panique froide. Sur les écrans de télévision, vêtus de vestes multicolores, des clowns baptisés « philosophes » faisaient semblant de se couper la parole. (p. 9-10)

Max prit son calepin de moleskine noire et l'ouvrit à la première page, où il écrivit ceci : « Le temps n'est pas au concept. Dans les librairies, les rayons de philosophie perdent des centimètres chaque année. Des astrologues obtiennent le titre de docteur avec félicitations du jury. Les universitaires posent en photo sur la couverture de leurs livres. Pour l'instant ils sont habillés mais un jour les profs de la Sorbonne poseront nus sur les calendriers comme des rugbymen. Le narcissisme ronge les meilleurs cerveaux, un intellectuel qui n'est pas photogénique n'intéresse personne. On écrit pour payer ses impôts, s'offrir une piscine ou un motoculteur. Les critiques littéraires s'abstiennent de lire les livres pour ne pas être influencés. Il faut penser en phrases courtes, résumer Platon en une minute, expliquer Nietzsche en deux « pitchs », réduire la Critique de la raison pure à trois propositions. L'aboutissement d'une carrière austère consacrée à l'étude des textes les plus rudes est de passer à la télévision. Ainsi Oscar von Balthazar lui-même, l'esprit le plus puissant du siècle, fait le saltimbanque à Télé-Luxembourg plutôt que de terminer une œuvre attendue depuis dix ans. D'autre part, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. C'est pareil avec les philosophes : ils ne peuvent penser que le pensable. D'ailleurs tout a déjà été pensé. »
Et Max, au fond d'un canapé éventré, conclut pour lui-même :
- On prend pour des penseurs de simples faisans, on prend pour des pensants de simples faiseurs. (p. 66-67)

Frédéric Pagès, L’Idiot de la Sorbonne (Maren Sell, Libella, 2007)

Davantage qu'un roman, une épopée burlesque, prétexte à développements métaphysiques aussi profonds que loufoques, par l’inventeur de Jean-Baptiste Botul, philosophe néokantien dont les opus enchantent les amateurs de philosophie et d'humour.

Agrégé de philosophie, Frédéric Pagès est né en 1950 à Suresnes.
Il est journaliste au Canard Enchaîné et l’un des « Papous dans la tête ».

Il a notamment publié :
- Le philosophe sort à cinq heures (F. Bourin, 1993)
- Descartes et le cannabis : pourquoi partir en Hollande (Mille et une Nuits, 1996)
- La Philosophie ou l’art de clouer le bec aux femmes (Mille et une Nuits, 2006)
Quant à Jean-Baptiste Botul, il est l'auteur de :
- La vie sexuelle d’Emmanuel Kant (Mille et une Nuits, 1999)
- Landru, précurseur du féminisme : la correspondance inédite, 1919-1922 (Mille et une nuits, 2001)
- Nietzsche ou le démon de midi (Mille et une Nuits, 2004)
- La métaphysique du mou (Mille et une Nuits, 2007)