alain_robbe-grillet.jpg

À l’interieur de ce groupe qu'on appelle le « Nouveau Roman », il y avait un théoricien extrêmement rigoureux et un peu stalinien, Jean Ricardou, qui récusait toute idée de référent. Il le faisait avec une grande violence et une très grande conviction. C'était fort séduisant. Les écrivains plus âgés, Claude Simon, Nathalie Sarraute et moi-même, avions des notions beaucoup plus flottantes sur le référent. Nous pouvions aller assez loin dans la direction indiquée par Ricardou, mais nous le faisions toujours avec un certain humour, avec une espèce de sourire en coin. Donc, dans les années 60, la grande évacuation des notions d'auteur et d'expérience vécue a été la source d'amicales disputes, en particulier dans les colloques de Cerisy, celui sur le Nouveau Roman en général, celui sur Simon, celui sur moi-même. Ricardou, simplifiant à l'extrême dans son propre sens, disait : « Tout vient du travail, un travail à partir de rien. » C'était une idée plaisante : le texte est le résultat d'un travail, mais ce n'est pas un travail sur quelque chose, c'est un travail sur rien. Ricardou lui-même avait prétendu, dès ce moment-là, faire toute son œuvre à partir des douze lettres de son propre nom, auquel il joignait quelquefois le nom de la maison d'édition, et tout le reste était le résultat d'une série d'opérations formelles définies par lui-même. Il avait pris comme sujet privilégié de ses études un très grand écrivain : Claude Simon. Celui-ci s'alignait volontiers, en paroles, sur les théories ricardoliennes les plus démentes, dans une sorte de terreur muette, comme s'il avait peur lui-même de signaler des référents possibles. C'était très drôle pour certains de ses livres dont il nous avait montré auparavant les origines référentielles, qui étaient des photographies, des lettres, des histoires de famille ou des objets qu'il avait conservés et qu'il pouvait produire. Évidemment, quand Simon s'alignait ensuite complètement sur l'idée que tout cela résultait de son propre travail scriptural sur du rien, il y avait là comme un hiatus, une contradiction essentielle et, à mon avis, extrêmement intéressante. Je ne pense pas qu'on puisse être d'un côté ou de l'autre, on peut simplement être dans le cœur de ce problème : il y a tout un ensemble d'idées contradictoires, toute une problématique concernant le référent et l'expérience vécue. Bien entendu, la solution qui avait été adoptée dans ces colloques était celle du dialogue : Ricardou affirmait quelque chose et moi je disais volontiers le contraire, ce qui en somme rétablissait l'espèce de dialectique nécessaire entre les deux pôles.

Alain Robbe-Grillet, « Je n’ai jamais parlé d'autre chose que moi ». Transcription d'une conférence donnée au séminaire de l'ITEM sur « L’Auteur et le manuscrit », en juin 1986.
Reprise dans Le Voyageur. Textes, causeries et entretiens (1947-2001) (Textes réunis par Olivier Corpet, Christian Bourgois, 2001, p. 247-248)