le diable gît dans les référents
Par cgat le jeudi 21 février 2008, 02:33 - citations - Lien permanent
Par ailleurs, quelques années plus tôt, au cours d'un colloque sur le roman, la divulgation de cette lettre par S. avait suscité un autre genre d’émotion (d’alarme ?) : S. n'avait-il pas enfreint les principes de base d'un certain mouvement littéraire ? En rendant public un tel document, S. ne contrevenait- il pas aux théories dont se réclamaient les adeptes de ce mouvement ? Ne s'excluait-il pas ainsi lui-même de la communauté de pensée qui présidait aux recherches du groupe ? En montrant comment un texte doit être construit à partir des seules combinaisons qu'offre la langue ne se référant qu'à elle-même, Raymond Roussel n'avait-il pas ouvert (prescrit) au roman une voie dont on ne pouvait s’écarter sans retomber dans les erreurs (l’ornière) d'un naturalisme vulgaire ? Était-ce bien ici la place de S., attendu le lendemain, et l'invitation qui lui avait été faite n’avait-elle pas été lancée à la légère ? Convenait-il de l'accueillir en tant que membre de la communauté ou plutôt de le considérer comme un occasionnel et douteux « compagnon de route » ? Ne fallait-il pas en finir avec cette équivoque ?
Comme en témoigne la bande enregistrée des débats dont la transcription fut publiée par la suite, ces questions donnèrent lieu à une intéressante discussion :
Une participante : ...si on lit « La bataille de Pharsale » ou « La route des Flandres », il y a des séquences qui suggèrent quelque chose de réel, même si ensuite, évidemment, elles ne prennent leur signification profonde et ne fonctionnent que par rapport à d'autres à l'intérieur du livre. Or, C.S. lui-même, qui sera bientôt parmi nous, m’a montré un jour une lettre qu’il a reçue d'un vieil officier de cavalerie ayant subi la défaite de 40 et disant à propos de « La route des Flandres » : « Comment est-ce possible ? Comment avez-vous pu voir ça ? C'est exactement ce que j’ai vécu ! » Ainsi, non seulement il y a illusion représentative mais même, dans certains cas, elle peut être carrément confirmée par une référence.
J.R. : Il me semblait que le diable, dont vous vous faites l'avocat, était tout de même plus malin... (Rires). S’agissant de théorie, les lettres d'un officier de cavalerie, je dois avouer qu’elles m'importent assez peu. (...)
A. R.-G. : Mais, R... et les billets de banque, dont C.S. lui-même a donné ici les photographies...
J.R. : Nous savons tous que l'une des illusions majeures dont la lecture doit se défaire est l'illusion de la projection (...) Il n'est donc nullement curieux qu'un ancien officier de cavalerie se projette dans « La route des Flandres ». (...) Il y a deux manières : éliminer la dimension littérale (ici par une projection qui remplace le texte par des souvenirs fantasmés) et se laisser fasciner par une prétendue « vie même » ; éliminer la dimension référentielle (illusion pratiquement plus rare car elle est à contre-courant de l’idéologie régnante) et se laisser fasciner par la pure matérialité d'un ensemble ordonné de lettres. La première serait l’illusion référentielle ; la seconde l’illusion littérale.
La participante : Mais alors, je suis tout à fait d’accord avec vous...
J.R. : Permettez-moi de ne pas l'être tout à fait, moi, en revanche : il y a entre nous, à moins d'une bien rapide volte-face de votre part, un certain officier de cavalerie au témoignage duquel nous n'attachons pas la même importance. Je n’ignore pas que ce problème est délicat et R.-G. a eu raison de le faire rebondir avec les photographies. Ce qui est donné par S., ce sont les référents de la fiction : cela ne veut nullement dire que la fiction obtenue par le texte est l’équivalent du référent donné à titre documentaire.
A. R.-G. : Nous sommes d’accord avec vous, en réalité, R. À chaque fois qu’on vous tend des « pièges » comme celui-là, c’est pour vous faire préciser le problème : personnellement, je trouve en effet que, comme vous l'avez fait remarquer un peu plus tôt, chacun d'entre nous est soumis à des tentations vers un certain passé référentialiste et que C.S., parmi nous, est le seul qui a éprouvé le besoin de laisser afficher au mur le billet de banque référent. (...)
Un intervenant : Je voudrais préciser que le référent du texte de C.S. est en partie le billet de banque, mais en partie seulement. Il est en partie, également, le référent du signe qu’est le billet de banque. Il y a dans le texte une sorte de confusion qui s'établit entre le référent du billet de banque et le billet de banque en tant que référent. Le résultat, je crois, ce n'est pas de valoriser le référent mais au contraire de le dévaloriser.
A. R.-G. : Il n'en reste pas moins que C.S. nous donne constamment ses référents. (...) Donc, il faut bien croire que S. accorde aux référents une importance supérieure à celle que font les autres romanciers de cette réunion.
Claude Simon, Le Jardin des plantes (Minuit, 1997, p. 355-358, les (…) sont dans le texte)
post-scriptum : on me suggère de préciser plus clairement qu'en lien que J.R. ne sort pas de l' « univers impitoyaaable » de Dallas, mais qu'il s'agit de Jean Ricardou, que l'on peut, grâce à l'INA, revoir sur le plateau enfumé d'Apostrophes en avril 1978.
Commentaires
savoureux, comme presque tout dans cette partition
En cette période où le référent suprême et quasi unique est le billet de banque... la fin est amusante.
Cette référence incessantes aux référents me fait aussi penser à Queneau.
je n'avais pas pensé au billet sous cet angle (on n'est plus dans le référent mais carrément dans le symbole) mais votre remarque est judicieuse !