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Lancelot avale sa salive, serre contre son estomac son bouclier de fausse peau de zèbre, il sent la panique qui commence à le prendre, elle arrive par le bout de ses doigts, il la sent très précisément s'emparer de la pulpe de ses doigts et remonter le long de ses nerfs, il aimerait enrayer le processus, mais la panique est là, elle investit son corps entier et son cerveau, elle se loge brutalement dans son sternum comme un uppercut, il n'arrive plus à respirer, son champ de vision se rétrécit (Je vais tomber dans les pommes? se demande-t-il), puis s'élargit de nouveau, il dit, J'arrive. Mais aucun son ne sort de sa bouche. Alors il s'éclaircit la gorge et prononce, J'arrive. (p. 12)

Lancelot ne cultivait aucune vie sociale parce que celle-ci lui aurait donné l'impression de disperser son attention, il lui aurait semblé semer de petits cailloux de sollicitude, d'amitié et de temps disponible, ce qui ne lui paraissait ni honnête ni souhaitable. Lancelot entretenait une agréable solitude - comme d'autres s'adonnent à un sport ou prennent soin de leur bonsaï (p. 20)

Lancelot eut une hésitation, oscilla un instant, le nez en l'air à regarder cette fenêtre, puis se dirigea résolument vers la porte cochère entrouverte de l'immeuble. Ce n'était pas une mince affaire pour un homme comme Lancelot qui avait, depuis si longtemps, fait vœu de passivité. Son culte de l'inertie l'avait souvent mis à la merci de la tyrannie et de la dépendance mais lui avait permis, ce qui pour Lancelot n'avait pas de prix, un lent et plaisant étiolement. C'était une agréable façon de vivre très légèrement à côté des choses. Une absence paisible aux autres. (p. 22)

Lancelot frissonna, murmura, Où en étais-je? tentant de retrouver par là même l'agréable disposition dans laquelle il se trouvait avant ce fâcheux incident, humant l'air alentour, fermant les veux une seconde pour se concentrer et refouler quelque bouffée d'angoisse qui parfois le surprenait en pleine rue (et qui avait à voir avec une vexation quelconque le projetant instantanément au temps de son enfance, je suis un petit garçon calme et sérieux et incompris et déjà nostalgique), il maintenait serré contre lui son paquet d'épreuves, essayant de rattraper son humeur tranquille comme si elle était faite de molécules qui se dispersaient dans la brise et qui le désagrégeaient totalement, respirant posément (Le danger, monsieur Rubinstein, est d'hyperventiler, vous vous mettez à respirer trop fort et trop vite et hop, voilà, vous sombrez dans l'angoisse) et se rassérénant peu à peu. (p. 24-25)

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Il se dit qu'il lui faut être très prudent dans chacun de ses gestes comme s'il était surveillé par un sniper nerveux embusqué en face. C'est important, pense-t-il alors, de toujours faire comme si l'on était sous la surveillance d'un cinglé armé jusqu'aux dents, ça permet d'éviter toute gesticulation superflue. (p. 67)

Lancelot se dit que ce qui est troublant avec les pilules bleues du docteur Epstein, c'est qu'elles sont supposées l'éloigner de pulsions suicidaires inconsidérées (Des idées noires, comme dit pudiquement le docteur Epstein) mais qu'en fait elles le laissent dans un état de désespoir léger qui pourrait le conduire à peser raisonnablement le pour et le contre entre un flingue avec des balles rouillées pour que ça s'infecte et une bonne vieille corde d'alpiniste nouée à la tringle à rideaux. Lancelot se dit qu'il complique tout. Les pilules bleues, censées l'épargner, lui procurent un grand calme qui lui donne envie de mourir. Elles produisent un désir formidable de non-existence. Lancelot réfléchit et se rend compte qu'elles sont aussi relaxantes et dangereuses qu'un bain brûlant pris dans l'obscurité. (p. 120)

Véronique Ovaldé, Et mon cœur transparent (L’Olivier, 2008)

Outre le ton ironique, décallé et étrangement familier que l’on retrouve dans tous les romans de Véronique Ovaldé, j’ai beaucoup aimé le personnage lunaire, passif et hyperventilateur de Lancelot, le « héros » de celui-ci (identification quand tu nous tiens !)

Véronique Ovaldé est née en 1972.
Elle travaille dans l'édition et a publié auparavant :
- Le Sommeil des poissons (Seuil, 2000)
- Toutes choses scintillant (L'Ampoule, 2002)
- Les hommes en général me plaisent beaucoup (Actes Sud, 2003)
- Déloger l'animal (Actes Sud, 2005)

Et mon cœur transparent a obtenu en mars dernier le Prix du livre France Culture – Télérama.
On trouve sur le site de Télérama une lecture des premières chapitres par l’auteur.