haikusprison.gif

J'ai dit « nos » visages, parmi « nous », « nous étions ». C'est un procédé du mensonge littéraire, mais qui, ici, joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction. Disons, pour simplifier, que Lutz Bassmann fut notre porte-parole jusqu’à la fin, la sienne et celle du tous et de tout. Il y a eu plusieurs porte-parole : Lutz Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Alita Negrini, Irina Kobayashi, Rita Hoo, lakoub Khadjbakiro, Antoine Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel. Cette liste que je donne contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d'ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l'ennemi. La liste aux apparences objectives n'est qu'une manière sarcastique de dire à l'ennemi, une fois de plus, qu'il n'apprendra rien. Car l'ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu'il en tire bénéfice. Il faut faire cela comme lorsqu'on dépose devant un tribunal dont on ne reconnaît pas la compétence. On élabore une proclamation solennelle, dans une langue qui paraît être la même que celle des juges, mais que les juges écoutent avec consternation ou ennui, car ils sont incapables d’en percer le sens… On la récite pour soi-même et pour des hommes et des femmes non présents… à aucun détour de phrase n’harmonisant ses propos avec l’intelligence des magistrats… (p. 11-12)

Je dis « je », « je crois » mais ou aura compris qu'il s'agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne pas tenir compte du « je »... Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort. (p. 19)

post_exotisme.jpg

Présence du lecteur
Enfin, le romånce introduit en lui, en tant que composante importante de la fiction, une représentation de son lecteur. Le véritable lecteur du romånce post-exotique est un des personnages du post-exotisme.
Aucun auteur n'oublie que des lecteurs extérieurs au post-exotisme, extérieurs au quartier de haute sécurité, que des sympathisants de toute espèce peuvent s'aventurer dans la sphère du post-exotisme. C'est pour eux un voyage périlleux, sans tenue de sauvetage, au milieu de hantises et de hontes qu'aucune de leurs certitudes de départ ne les aide à surmonter. On s'arrange pour qu'ils soient accueillis dans l'univers fermé du texte et qu'ils apprennent à le visiter sans s'y perdre.
Mais les lecteurs auxquels on s'adresse non abstraitement, ces auditeurs que la fiction anime et devant qui on murmure, et, plus encore, l'auditeur réel, l'auditrice réelle à qui on dicte son romånce à travers les murs, n'ont pas besoin de balisage pour voyager sans encombre dans nos romånces. Ceux-là appartiennent à l'univers du quartier de haute sécurité, et ils en partagent les labyrinthes, les dysfonctions et les valeurs absurdes, et les effrois, et les rêves, et les littératures. (p. 42-43)

Lutz Bassmann, Ellen Dawkes, lakoub Khadjbakiro, Elli Kronauer, Erdogan Mayayo, Yasar Tarchalski, Ingrid Vogel, Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998)

J’ai relu ce soir mon manuel de post-exotisme, qui s'ouvre par ces mots « Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. » (p. 9) : il y est dit que le lecteur est flic vigilant ou complice, personnage ou touriste effaré, ami de toujours ou ennemi irrémédiable, donc, selon le principe de « non-opposition des contraires » (p. 39-40), toujours un peu tout cela à la fois, « déguisé en lecteur ».