choisir la fuite
Par cgat le mercredi 21 mai 2008, 00:05 - essais - Lien permanent
Guillaume Paoli
forme l'hypothèse que le processus de démotivation est en cours, et que déjà
dans chaque domaine les meilleurs choisissent la fuite. Son premier exemple
concerne la dégénerescence de la politique dont un récent débat électoral
opposant « la Mère-de-quatre-enfants au
Vrai-mec-qui-en-a-et-qui-s'en-sert » (!) (p. 84) lui semble un bon
symptôme ; mais il en a d'autres :
On pourrait sans peine multiplier les exemples où l'exercice d'une profession est contrarié par une vocation véritable. Il est de grands disparus tel Alexandre Grothendieck, le Rimbaud des mathématiques, qui avait radicalement rompu avec le milieu scientifique parce qu'il ne supportait pas la collusion de celui-ci avec l'État et l'industrie, et médite depuis trente ans à l'écart du siècle. Mais il en est une foule d'autres, anonymes et inaperçus. Tel brillant chercheur en génétique, dont l'éthique personnelle s'accommodait mal avec les pratiques mercantiles de sa branche, écrit maintenant des romans. Tel rejeton des grandes écoles devant lequel toutes les portes étaient ouvertes a effectué un retrait tactique dans le « revenu minimum d'activité ». Tel élément d'élite d'un grand institut boursier s'est mis sur la touche, se contentant de publier ses analyses et commentaires pour les autres. Comme je l'interroge sur ses motifs, il me répond : « La bourse étant un domaine semi-criminel, c'était une mesure de sauvegarde personnelle de m'en tenir à distance, mais il s'agit aussi d'une sortie volontaire, j'ai quitté une forme d'existence dictée par l'entreprise. »
Ma thèse est qu'il existe un auto-écrémage spontané des intelligences laissant au petit-lait le soin d'accéder au sommet des organisations. Comme l'avait entrevu Yeats dès 1921 (le poète est voyant) : « les meilleurs manquent de toute conviction tandis que les pires sont pleins d'intensité passionnée ». Ayant constaté que les sous-systèmes dans lesquels ils opéraient n'étaient plus réformables, ceux qui étaient destinés à en occuper les postes de responsabilité agissent selon le principe : ce que tu ne peux pas renverser, tu peux toujours le laisser tomber. Certes, ces objecteurs de conscience d'un genre nouveau n'en sont pas devenus pour autant des drop out mendiant leur vie sur les routes. Ils se sont simplement trouvés une niche socioprofessionnelle, qui peut d'ailleurs être confortable, leur évitant de trop exposer leur talent. J'avais un moment caressé l’idée de rendre manifeste cette conspiration invisible en recensant, avec l'accord des individus concernés, les ressources ainsi soustraites à World Trade Inc. et en en exposant les raisons. Le respect du silence pour lequel la plupart ont opté m'en a dissuadé. On l'aura compris, il ne s'agit pas ici d'un mouvement articulé mais d'une multitude de décisions prises le plus souvent pour des raisons purement individuelles. Je prétends cependant que celles-ci ont une incidence notable sur le devenir autodestructif du système, les décisions des arrivistes médiocres restés aux commandes étant en conséquence de plus en plus erratiques.
Guillaume Paoli, Éloge de la démotivation (lignes, 2008, p. 85-87)
Commentaires
il est 5h49, et je prends à 6h24 train pour Bourges, ça entre dans le cadre de la fuite d'auto-écrémage ?
apprenons donc à nous garder de l'intensité passionnée!
avais prévu de lire ce bouquin - et il faut aider Michel Surya
le train pour Bourges au matin soit, mais un train de bourges ça non
est ce que pour éviter d'être bourge il ne faut pas l'être ou avoir la possibilité de le devenir - sans quoi ce n'est pas un choix,juste une nécessité pas forcément assumée
"Je pense donc je ne suis pas"
"Personne" avait raison de la splendide médiocrité de son petit bureau de gratte-papier. Encore une fois et définitivement. Presque en même temps que Yeats d'ailleurs.
Regardons autour de nous : tout atteste de la thèse simple quoique juste de Paoli. Il est bon de dégager des évidences binaires pour comprendre le monde quelquefois.
Ebolom
(la conscience didactique d'Eboracynthe; qui vomit d'ailleurs tiens; heureusement les ligaments n'entrent en rien dans le processus de régurgitation; crissant à peine : j'y réside calmement aujourd'hui...)
en tous cas, vous, vous êtes toujours aussi motivée pour nous donner de longs extraits qui procurent d'excellentes envies de lire (de fuire)
de fuir pas trop souvent, j'espère ... en tout cas merci de donner la traduction de "toe ninao dilnevo" !
tout dépend, F, de ce que chacun fait de son "intensité passionnée"
comme le dit ce cher Personne, justement :
"Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux rien vouloir être. À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde."
La date "1921" a ouvert un abime, moi qui pensais simplement fuir le contre-exemple de mes parents et leur approche de la vie très "années 80": boulot-ulcère, hiérarchie-sécurité, retraite-paradis... Le monde est-il malade de toute éternité ?