J'entends souvent dire que l'ennui est la maladie des indolents, ou bien des gens qui n'ont rien à faire. Cette affection de l'âme, cependant, est plus subtile : elle atteint les êtres qui y sont prédisposés, et elle épargne moins, en fait, ceux qui travaillent, ou feignent de travailler (ce qui, dans le cas présent, revient au même) que les indolents véritables.
Rien de pire que le contraste entre la splendeur authentique de la vie intérieure, avec ses Indes naturelles et ses terres inconnues, et le côté sordide – même si elle n’a, en fait, rien de sordide – de la vie quotidienne. L’ennui est encore plus pesant quand il n’a pas l'excuse de l'indolence. L’ennui des grands actifs est le pire de tous.
L’ennui n’est pas une maladie due au déplaisir de n’avoir rien à faire, mais c'est la maladie, combien plus grave, de l'homme convaincu que ce n’est pas la peine de faire quoi que ce soit. Et dans ces conditions, plus on a de choses à faire, plus on a d'ennui à subir.
Combien de fois ai-je relevé, du livre où j'écris avec tant de peine, ma tête vidée du monde entier ! Je préfèrerais de beaucoup être indolent, sans rien faire, sans avoir rien à faire non plus, parce que cet ennui, quoique bien réel, je pourrais alors le savourer. Dans mon ennui présent il n’y a ni repos, ni noblesse, ni bien-être mêlé du dégoût d'être : seulement un affaiblissement illimité de tous les actes que j'ai pu accomplir, au lieu de la lassitude virtuelle de ceux que je n’ai même pas à accomplir.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, 445, 18 septembre 1933, p. 421-422)