progrès de la condition asine
Par cgat le mardi 20 mai 2008, 01:02 - essais - Lien permanent
Pour faire avancer un âne, il n'est pas de moyen plus éprouvé que l'usage proverbial de la carotte et du bâton. C'est du moins ce que conte la légende. Avant moi-même connu un certain nombre de meneurs d'ânes, je n'en ai jamais vu aucun avoir recours à ce procédé. Mais qu'importe le caractère avéré de la chose, il s'agit là d'une métaphore qui, comme beaucoup d'expressions imagées forgées par le génie populaire, recèle et condense des phénomènes bien plus complexes qu'il n'y paraît au prime abord. Notons tout d'abord qu'il est bien question de la carotte et du bâton, et non pas de l'une ou de l'autre. Il ne s'agit pas d'une alternative, mais d'un rapport dialectique entre les deux termes. Pas de carotte sans bâton et vice versa. Le bâton seul, la contrainte physique, ne suffit pas à provoquer une avancée continue et décidée de l'animal. L'âne battu s'ébroue, il fait bien quelques mètres à contrecœur, mais cesse de marcher à la première occasion. Pour parler la langue des managers : l'effet des coups de bâton n'est pas performant. En fait, leur véritable effectivité est indirecte, comme menace permanente susceptible d'être mise à exécution au moindre relâchement de l'effort. Il suffit que l'âne sache qu'il peut éventuellement être bastonné, soit qu'il en ait lui-même le souvenir cuisant, soit qu'il en ait l'exemple autour de lui. Il se mettra alors en mouvement, non pas pour parvenir à un but, mais dans un souci tactique d'évitement de la douleur. Les spécialistes parlent à ce propos d'une « motivation secondaire négative ». Dans l'hypothèse optimale, il ne sera jamais même nécessaire de battre l'animal, celui-ci avant parfaitement intériorisé la menace. Son « bâton intérieur », il l'éprouvera même comme un progrès de la condition asine, il se dira : « Nous n'avons pas à nous plaindre, autrefois nos semblables étaient cruellement battus, aujourd'hui, la vie est plus douce pour nous ». Le philosophe Norbert Elias nommait cette disposition mentale le processus de civilisation des mœurs. Et cependant, tout pédagogue le sait bien, la crainte du châtiment doit être couplée à l'espoir d'une récompense. La contrainte sans la séduction, ça ne fonctionne pas longtemps. On n'agit jamais vraiment dans le seul but d'éviter quelque chose, mais pour obtenir une gratification.
C'est ici qu'intervient la carotte, que l'on agite, accrochée à une perche, devant les naseaux de l'animal. Si les phénomènes psychologiques entrant en jeu sur le versant « bâton » du dispositif sont relativement grossiers, ceux qui interviennent du côté « carotte » sont beaucoup plus complexes. Pour commencer, non seulement l'âne doit voir la carotte, mais il ne doit voir qu'elle ; il faut donc faire en sorte que tout autre objet de convoitise disparaisse de sa vue. C'est à cet effet que sont utilisés, depuis des temps immémoriaux, ces judicieux accessoires que l'on nomme les œillères. Il existe, selon le degré de développement de la bourrique, différentes sortes d'œillères. Ce peut être par exemple un éclairage spécial, laissant dans l'ombre tout ce qui pourrait la distraire du but assigné. Ou bien une idéologie assimilant au mal absolu, ou encore à une utopie irréaliste, tout ce qui n'est pas la carotte. Cependant pour efficace qu'elle soit, cette méthode est encore coercitive. Il peut advenir que l'âne se rebiffe contre la restriction autoritaire de son champ visuel. Et rappelons-nous que l'usage de la carotte a précisément pour but de promouvoir une démarche libre et volontaire. Il est aisé de comprendre que le meilleur moyen de focaliser la volonté sur un objet singulier est encore de faire le vide alentour, que rien ne subsiste dans l'environnement de l'animal qui puisse distraire sa convoitise. Dans le désert, nul besoin d'œillères. Il faut donc faire le désert.
Une fois l'attention du baudet captée, tout reste à faire. Car nous sommes encore en présence de deux volontés distinctes. L'âne veut manger la carotte, l'ânier veut faire avancer l'âne. Comment faire coïncider les deux ? L'animal doit substituer à son motif intrinsèque (la faim, la convoitise) le motif extrinsèque qui lui est représenté (la carotte et le mouvement pour l'atteindre). Cette phase se nomme l'identification. Ensuite, une fois accroché de la sorte, il doit modifier son comportement et faire l'effort approprié à la satisfaction de son attente. La chose aura d'autant plus de chances de réussir que le sujet sera convaincu d'agir volontairement et libre de toute influence extérieure. C'est la phase dite de l'adaptation. Celle-ci est facilitée chez des mammifères d'un naturel plus grégaire que les ânes, mettons des collègues. Car ici entre en jeu un phénomène décisif. Chaque collègue particulier pense qu'il doit faire un pas. Pourquoi ? Parce qu'il est persuadé que tous les autres collègues feront ce pas. C'est ce que l'on nomme l'émulation, ou la libre concurrence. Chacun croit qu'il ne peut faire autrement que de croire, pour la seule raison que tous les autres croient, « tous les autres » étant la somme de ces chacuns qui croient, etc. C'est ainsi qu'une croyance s'objective en une « réalité incontournable. »La phase suivante du processus pourrait se nommer : l'échec bien sublimé. Car bien évidemment, il n'est pas question que le but puisse être atteint, sinon l'âne s'arrêterait sur-le-champ pour jouir du fruit de son effort et toute l'entreprise aurait été vaine. Mais il faut aussi empêcher que l'animal abandonne tout espoir de parvenir à ses fins, ce qui compromettrait tout autant sa marche en avant. La satisfaction doit apparaître comme toujours différée, mais jamais compromise. L'effort infructueux doit être compensé, c'est-à-dire remis en jeu dans un effort accru. Ce moment est le plus délicat. C'est ici qu'interviennent des consultants en pensée positive qui abreuvent les ânes de maximes comme celle-ci, attribuée à Churchill : « La réussite, c'est la capacité de voler d'un échec à l'autre sans perdre son enthousiasme. »
Une fois ce stade atteint, le plus dur est passé. Car on va pouvoir désormais compter sur un autre facteur éprouvé qui se nomme la routine. L'animal va continuer sur sa lancée, par vitesse acquise, pour ainsi dire, sans plus se poser la question du pourquoi. Plus exactement, cette question va s'inverser pour lui. Il se demandera : quelle raison aurais-je donc de m'arrêter ? Ce qui importe maintenant, ce n'est plus la pertinence du motif qui l'avait mis en branle, mais l'absence de motifs alternatifs suffisamment puissants pour lui faire remettre en cause la démarche adoptée. Aussi, tant que ne se présentera pas une raison impérieuse de modifier son comportement, il poursuivra son effort.
Avouons-le, le fait que les ânes se fassent systématiquement berner par des procédés aussi élémentaires ne plaide pas vraiment en faveur de leur discernement. Il faut tout de même rappeler, à leur décharge, que jamais l'on ne vit de syndicat de bourriques manifester en revendiquant « plus de carottes et moins de bâton ! » Et, c'est un fait avéré, il est advenu qu'au bout du chemin, les baudets les plus méritants aient réellement pu mordre la carotte juteuse. C'était naguère. Car le contexte global ne permet plus ce genre de largesse. Soumis à une âpre concurrence, les propriétaires des ânes ne sont plus disposés a gaspiller de coûteuses carottes à l'exercice. Afin de baisser les coûts du travail, ils substituent à celles-ci des images coloriées, ou alors ils engagent des communicateurs chargés de persuader leurs employés que la perche à laquelle rien n'est accroché est en elle-même un mets succulent. Ou bien que le bâton se transformera en carotte le jour où il aura été suffisamment asséné sur leurs dos. On admire leurs efforts.Ce que je viens d'esquisser à grands traits n'est autre que la théorie de la motivation telle qu'elle est distillée dans d'austères traités de psychologie et mise en pratique dans de coûteux séminaires. Qu'est-ce qu'un motif ? C'est, au sens premier, ce qui nous pousse au mouvement ; par extension : une raison d'agir. La motivation est donc la fabrication et la propagation de motifs destinés à faire bouger les gens dans la direction jugée utile, ou pour parler la langue de ce temps : à les rendre toujours plus flexibles et mobiles.
Dans tous les secteurs de la société actuelle, la bataille pour la motivation fait rage. Les chômeurs n'obtiennent un droit à l'existence qu'en fournissant les preuves d'un engagement sans relâche dans la recherche d'emplois inexistants. Lors de l'entretien d'embauche, ce ne sont pas tant les compétences qui comptent que l'exhibition enthousiaste d'une soumission sans faille. Ceux qui ont encore une place ne peuvent espérer la conserver qu'en s'identifiant corps et âme à l'entreprise, en se laissant mener où celle-ci l'exige, en épousant sa « cause » pour le meilleur - et, le plus souvent, pour le pire. Et le devoir de motivation ne s'arrête pas à la sortie des bureaux. Il s'impose tout autant au consommateur, sommé d'être attentif aux nouvelles gammes de produits et de confirmer sa fidélité aux marques qui ont su l'accrocher. À l'adolescent qui doit se former - peut-être devrait-on dire se formater - selon les exigences du marché, aussi bien qu'au vieux qui doit s'acquitter de sa dette envers un monde qui a eu la bonté de le maintenir en vie. Et quel que soit son âge, au téléspectateur, qui doit faire don de quantités toujours plus importantes de cerveau disponible pour recevoir le flux ininterrompu des informations censées constituer son rapport à la réalité. Une fois la télé éteinte, restent encore tous ces artistes qui veulent le faire bouger, ces militants qui veulent le mobiliser, le temps et les relations qu'il lui faut gérer, sa propre image qu'il est sommé de dynamiser, bref pas un moment qui ne soit placé sous le signe de l'utile, sous l'impératif catégorique du mouvement. Que de carottes, pour de si malheureux ânes !
La motivation est une question centrale de l'époque et elle est appelée à le devenir toujours plus. C'est d'abord que la marchandisation intégrale l'exige. Aujourd'hui il n'est pas un désir, pas une aspiration, pas une pulsion même qui ne soit un objet de commerce. Les produits phares qui dominent le marché, ce ne sont pas de quelconques objets censés répondre à tel ou tel usage, mais des tranches de mode de vie préfabriquées. Encore faut-il que le client s'identifie à elles, qu'il fasse siens les motifs dont on lui fait la retape. Chacun porte en lui une part de ce que l'on nommait jadis les « passions de l'âme », et aussi l'héritage des traditions antérieures (du moins ce qu'il en reste). Tout ce stock doit être mobilisé. remodelé, empaqueté, étiqueté, rendu échangeable contre un produit de valeur équivalente. Tant en amont, dans ce qu'on nomme encore le travail, qu'en aval, dans ce qu'il est convenu d'appeler la consommation (mais les deux moments peuvent de moins en moins être distingués), il s'agit de faire en sorte que l'esprit des gens soit entièrement occupé par cette tâche infinie.
La deuxième raison pour laquelle la motivation est plus que jamais cruciale, c'est que les motifs intrinsèques aux individus, auxquels les institutions sociales prétendaient répondre naguère (citons entre autres le besoin de stabilité, la soif de reconnaissance, le plaisir de la réciprocité, l'espoir de vivre mieux) ont été systématiquement anéantis par la colonisation marchande. Les idéaux et les promesses qui, bon an, mal an, avaient fait passer bien des compromis et des renoncements, sont désormais combattus comme autant d'archaïsmes dont il convient de se défaire au plus vite. S'il faut sans cesse motiver les gens, c'est qu'ils sont toujours plus démotivés. Dans la sphère de l'emploi, tous les indicateurs (au sens statistique, comme au sens policier) témoignent d'une baisse de « l'investissement » des salariés dans leur emploi. Ceci non seulement chez les travailleurs précaires et mal payés, mais aussi bien chez les cadres et les hauts fonctionnaires. Dans la sphère de la consommation, la grande distribution s'inquiète maintenant de la désaffection croissante des clients, laquelle serait due d'avantage à un effet de saturation, à une baisse du désir d'achat plutôt qu'à la fameuse « baisse du pouvoir d'achat. » Dans la sphère médiatique, l'uniformisation des informations (tant dans la forme que dans le message) semble provoquer une perte de crédibilité tout aussi globale. (…)
En somme, plus la motivation des gens est nécessaire aux marchés, plus elle fait défaut.
Guillaume Paoli, Éloge de la démotivation (lignes, 2008, p. 9-18)
Né en 1959, Guillaume Paoli est
philosophe au théâtre de Leipzig, inspirateur et membre actif du mouvement
berlinois des « chômeurs heureux » ; il a publié le Manifeste
des chômeurs heureux (Éditions du Chien rouge,
2007)
Commentaires
on sait,mais je ne veux pas savoir puisque je n'y peux rien, juste essayer encore et toujours de faire un pas de coté pour me libérer de la carotte et du baton (dans mon enfance, pour une anesse de ma connaissance c'était pommes de pin dans le derrière et flatterie dans les oreilles, pour un consentement à l'obéissance,et ça marchait)
N'a-t-on pas déjà lu cent fois ces lignes? A quoi servent-elles? Est-ce que votre auteur dit autre chose dans d'autres pages?
cela, sans doute, a déjà été dit ; mais tant que des ânes éliront des ânes sur un slogan tel que "Travailler plus pour gagner plus", il sera plus qu'utile de le répéter ; de plus je trouve que c'est ici assez légèrement et vertement dit