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Et le fait même d'agir, d'avoir une vie normale était devenu difficile pour lui. De sorte qu'il était parti pour disparaître à sa vie antérieure et renaître ailleurs. À ce stade de mon portrait, alors que je n'en étais encore qu'à tracer le cadre et à pénétrer mon sujet, j'en ignorais les prolongements mais il me semblait distinguer une certaine logique et aussi de l'audace dans cette décision. Ce qui m'avait permis jusqu'ici de si bien comprendre Paul, c'est que j'avais moi aussi connu la disparition, que je m'étais enfoui en moi-même et dans mon appartement à la façon d'un escargot dans sa coquille, et que j'avais écrit comme Paul avait filmé : pour m'agripper. Mais je n'avais jamais eu le courage de briser ma coquille et de m'offrir démuni au plus grand danger. Paul Dantès était allé plus loin dans la disparition physique mais il avait été aussi plus courageux ou plus fou. Il était parti s'annuler ou s'accomplir ailleurs. Son existence en France n'offrait plus d'issue. La traversée de l'océan, c'était pour la fin ou le renouveau. Mais au moins, il avait pris une décision, ce que j'avais toujours été incapable de faire. (p. 38)

Où était l'objet de ma traque ? Je l'ignorais. Ce que je savais en revanche, c'était que j'étais en train de me trouver - si l'on peut jamais le faire. De toute façon, je tomberais bien un jour sur Paul. Lorsqu'on cherche un homme, on finit toujours par le découvrir, ce n'est qu'une question de temps. J'interrogeais mes rencontres de passage. Je n'étais pas pressé, un jour ou l'autre quelqu'un me parlerait du Français. Il n'était pas homme à rester inaperçu, même sur cet immense territoire. Un jour, du reste, un Indien me dit l'avoir rencontré dans un ranch, en grande conversation avec un Mexicain. Je n'eus pas d'autres détails, je ne sais même pas s'il s'agissait vraiment de Paul mais cela me conforta dans mon idée. Dans la vie, il n'est pas besoin de trop vouloir, il suffit de marcher dans la bonne direction, le plus loin possible de sa chambre. Je marchais vers le soleil, lui aussi sans doute. Nous finirions par nous rencontrer au pied de l'arc-en-ciel, juste à côté du trésor. (p. 140-141)

On m'objectera peut-être qu'il s'agit d'un roman. Peu importe, les grands romans sont comme une vie réussie : tout y résonne avec cohérence. Seul compte le son juste. Le réalisme est pour les ratés - ratés du roman, ratés de la vie. Le monde est tissé de hasards - il faut juste s'ouvrir à lui, l'accueillir et laisser se dérouler les innombrables liens - tout cela avec style. Le tout est improbable et poétique - en cela réside la justesse d'une œuvre et d'une vie. (Et voilà que Thomas d'Entragues, le plus grand raté du monde, se lance dans les définitions catégoriques.) (p. 142)

- J'aurais deux réponses : d'abord, la vie n'est pas plus grande que la vie.
- Remarquable. Continuez comme cela, monsieur le sphinx, et j'aurai tout compris.
- Je veux dire qu'il est inutile de vouloir une vie supérieure, hors normes. La vie est ce qu'elle est, voilà tout, avec ses beautés et ses laideurs, son quotidien. Et en cela, elle est déjà une puissance d'avenir suffisante. (p. 170-171)

Fabrice Humbert, Biographie d’un inconnu (Le Passage, 2008)

Un écrivain qui a renoncé à le devenir se voit commander la biographie d’un homme qui aurait pu devenir romancier, mais qui est en fuite, peut-être en cours de disparition.

Professeur de lettres, Fabrice Humbert est aussi l’auteur de Autoportraits en noir et blanc (Plon, 2001)