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Prenez soin de vous. Et qui le fera sinon les livres ? Très vieux besoin d'en avoir toujours un avec elle - grigri, viatique -, celui qu'on a commencé la veille et qu'on traîne avec soi, fût-il incommode et lourd et tombant en miettes. À tout hasard, se dit-elle, au cas où : un rendez vous qui s'annule, un métro en panne, un ascenseur qui s'arrête entre deux étages - on ne sort pas de chez soi sans cet en-tout-cas, le livre. Une peluche, un objet transitionnel, dirait Winnicott, un vieux linge. Est-ce que la petite Eoukénia en avait un ? Au moins avait-elle Monsieur Beyle qui la prenait sur ses genoux et lui racontais Waterloo, à défaut de quoi il faudrait emporter le doudou, le livre dans son sac et se contenter de l'entrevoir quand on y cherche les outils de la fonction - impossible de le sortir pendant une réunion avec les membres du conseil artistique, le service culturel de l'ambassade, le président et les chargés de mission du festival (p. 48-49)

Chercher ce qu'écrit W. sur le sevrage, la dépression, aller voir du côté de Melanie Klein pour accepter l'interruption, la privation, ce silence, comprendre la tristesse qui tombe à la fin de l'histoire. Tant d'années passées à se consoler comme on peut, à édifier des rayonnages et à les remplir, à ranger, déranger, faire des piles, classer, feuilleter, annoter, soulever entre ses mains un bloc de pages imprimées, baisser les yeux sur ça, ce petit parallélépipède qu'on tient aussi tendrement qu'on aurait aimé l'être, le berçant un instant avant de l'élever devant son visage, ô salutaris hostia, ouvrant sur lui ces yeux qu'on n'a que pour la lecture, ces yeux autres, ces yeux consacrés, absents et comme venus d'ailleurs, ces très vieux yeux tout-puissants du pays des signes.
Oui ? (p. 57-58)

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Cette faim de livres toujours et partout, ce besoin tenace, obscur. Cette avidité jamais rassasiée. D'où est-ce que cela nous est venu ? murmurait encore Béatrice dans ses derniers jours.
Oui ?

On dirait que vous ne savez pas si votre mère vous a nourrie.
Il a dit quelque chose ? Il a parlé ? Elle s'aplatit sur le divan, en pleine déroute. Quoi ? Quoi ? criait le docteur Cottard quand il s'affolait d'un mot de Swann. (p. 121)

Est-ce qu'on naît à cet instant, cher docteur W., ou est-ce qu'on meurt ? Blottie là, se consolant de n'avoir plus de mère ou d'en avoir une, d'avoir sept ans, d'être mal aimée, sans cheveux blonds, sans moyens, sans frère aîné : seule, petite, contrainte. Oh, aller et venir en liberté, manger du saucisson et des millefeuilles, lire le journal, porter des sandales rouges, se coucher tard, se promener sans Mademoiselle. Décider du temps, des lieux, de soi - avoir la main. Et lire, bien sûr, lire à table, au lit, toute la nuit, toute la vie, lire. Mais en aurait-elle encore le désir si elle vivait dans le château de Dame Tartine, fille de prince, parée de toutes les grâces et comblée de plaisirs ? La Belle a des lectures, elles lui sont nécessaires tant les journées lui semblent longues jusqu'aux visites de la Bête - mais ensuite, une fois la Bête transformée en Prince, on peut imaginer, n'est-ce pas, qu'elle pose son livre.
Une occupation de second choix, peut-être, la lecture, une faiblesse faute de mieux ? Sans doute pas la lecture de Proust, mais il lui arrive de se demander si celle d'Hector Malot ou de Cherbuliez ne tient pas du passe-temps futile - de ces passe-temps d'oisifs dont il y a tant d'exemples. (p. 164-165)

Puisqu’il faut tuer le temps, va pour les livres, et le voilà qui passe. (p. 168)

Cela nous submerge, professeur Freud, nous l’organisons, cela tombe en morceaux, nous l’organisons de nouveaux et tombons nous-mêmes en morceaux. (p. 242)

Ce paysage, ces fleurs, ces détails que les yeux glissants de la lecture, ces yeux comme affolés volant à travers l'histoire n'ont pas appris bien sûr à reconnaître. Ils sont ailleurs, absents, zigzagants, ils ne voient rien, quelque chose s'est plaqué sur l'iris en lisant : une couleur, une image en filigrane à travers quoi le monde se déforme comme derrière un vitrail. Docteur, cher Winnicott, comment apprend-on à voir sa vie, le monde, le self, et que faire de tous ces détails, comment quitter ce jeu forcé, cette attente, ce silence, toute cette peine, se dit-elle souvent, oh finir, aller jusqu'au bout, s'abandonner au livre, s'ensevelir trois jours et trois nuits, petite mort, avant de repasser le seuil égarée reprenant pied, je lisais, que m'est-il arrivé ?

Marianne Alphant, Petite nuit (POL, 2008)

Une lectrice sur le divan d’un psychanalyste, même moins doué que Winnicott, cela donne un très beau texte sur cette étrange activité qu'est la lecture, où retrouver ses propres lectures (de la comtesse de Ségur à Claude Simon, en passant par L’homme qui rit, que j’ai disséqué jadis avec passion, agrégative, et pas relu depuis - le faire dès que possible…)

Marianne Alphant est née à Paris en 1945.
Normalienne et agrégée de philosophie, elle a enseigné puis été journalisme littéraire à Libération de 1983 à 1992. On lui doit depuis de belles exposition et les « Revues parlées » du Centre Georges-Pompidou. Elle a publié des essais et trois autres romans :
- Grandes « O » (Gallimard, Le Chemin, 1975)
- Le Ciel à Bezons (Gallimard, Le Chemin, 1978)
- L’Histoire enterrée (POL, 1983)