quelque chose se charpente
Par cgat le samedi 14 juin 2008, 00:02 - écrivains - Lien permanent
LES NOVELLES OU ENTREVOÛTES
Avec le romånce et la Shaggå, les novelles offrent au post-exotisme un troisième type de support original, aussi puissant que les précédents et aussi couramment utilisé. Là encore, l'auteur doit adapter son inspiration à un espace réglementé, mais sans que la contrainte ne vienne déséquilibrer la qualité de son discours. Immenses développements et fables microscopiques coexistent sous l'étiquette de novelles ; la poésie la plus aérienne s'y trouve à son aise, par exemple celle d'Anita Negrini, tout autant que le réalisme brutalissime, par exemple celui de Petra Kim.
Derrière le svstème qui régit le fonctionnement de la novelle, on relèvera des traits communs aux autres genres du post-exotisme : 1) un même constat de différence avec l’extérieur ; 2) une même volonté d'agrandir cette cassure, d'accentuer le décalage avec le monde réel, perçu comme étant la source de toute douleur ; 3) un même souci de proclamer sa dissidence par rapport aux modes qui fleurissent hors du ghetto carcéral.
Les recueils de novelles regroupent des textes allant par paire. Chaque paire compose un ensemble que Khrili Gompo, dans la préface à son ouvrage fondateur Ravalement de facade, a proposé de baptiser une entrevoûte.
Le terme d'entrevoûte est un terme heureux. Il suggère des pratiques magiques, un envoûtement et, en même temps, une intimité musicale, faite d'onirisme entrecroisé, de réciprocité et de partage ; il met bien en évidence la nature circulaire de cette structure, sa courbure simple et solide.
Voyons cela d'un peu plus près.
Un premier texte, la novelle crée un champ littéraire. Le sujet a souvent rapport avec le fantastique, mais pas toujours. Une situation est définie, des personnages agissent, sur un tissu culturel précis s'accroche l'anecdote, avec son passé implicite et ses non-dits. Un deuxième texte, qu'on appellera l’annexe ou le répons, s'empare d'un moment choisi dans le corps de la narration précédente et il le fait prospérer, sans pour autant chercher à éclairer le premier récit ou a le compléter : c'est un deuxième morceau de prose qui a un caractère indépendant et qui a ses propres objectifs littéraires, son propre style, sa propre réserve d'archives et d'images. Toutefois, l'ensemble s'inscrit dans un système narratif binaire. La seule présence du répons suffit pour que le champ littéraire du premier texte gagne en cohérence. Un réseau d’harmoniques prend consistance, les nuages circulent mieux, l'histoire vibre mieux, en profondeur ; les non-dits ne peuvent se confondre avec des omissions, ils ont à présent un statut poétique. L'existence de deux textes associés pose sur l'ensemble un épais voile supplémentaire de sens.
De l'inconscient de l'auteur à l'inconscient du lecteur, quelque chose également se charpente, et cela n'est pas la moindre des réussites de l’entrevoûte. L'univers tors, courbe, autonome, qui sous-tend et justifie les deux proses entrevoûtées, s'allonge alors sans heurt au delà du texte, et, chez le lecteur sympathisant, réceptif, il se substitue au réel. Les références au monde extérieur dépérissent, elles perdent une bonne part de leur pertinence. Pour apprécier l'entrevoûte, pour la parcourir et l'habiter, il n'est plus utile d'avoir en tête les catégories idéologiques et esthétiques de l'extérieur.
Lire un recueil d'entrevoûtes renforce la certitude post-exotique qu'on est « entre soi », loin des dogues loquaces, des propagandistes et des amuseurs millionnaires. Le champ Iittéraire de l’entrevoûte ouvre sur l'infini : il devient une destination de voyage, un havre pour le narrateur, une terre d’exil pour le lecteur, d’exil tranquille, hors d’atteinte de l’ennemi, comme à jamais hors d’atteinte de l’ennemi.
ERDOGAN MAYAYOAntoine Volodine (et alii) , Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998, p. 54-57)
Commentaires
Cette fois, vous m'avez convaincu, je vais me le procurer (même si j'ai un peu peur de ce que je risque d'y trouver.)
je suis certaine que vous ne le regretterez pas ; de quoi avez-vous peur, en fait ?
C'est dit alors, je me procure. Mais mes vraies peurs sont vraiment trop niaises pour que j'en fasse part dans le détail (même ici).
les peurs ne sont jamais niaises !
de fait, comme le dit l'auteur avec humour, ses thèmes sont assez particuliers, cf p. 204 citée ci-dessus : http://blog.lignesdefuite.fr/post/2...
j'ai pour ma part toujours un temps d'hésitation tant elles me sont a priori étrangères et rebutantes, ces histoires de moines-soldats, mais je me laisse chaque fois emporter par le mélange très spécial d'intelligence formelle et d'émotion que distile l'écriture de Volodine
(je lui appliquerais volontiers les concepts de "lecture studieuse" et "lecture poignante" que j'avais jadis adaptés des "studium" et "punctum" de Barthes pour tenter de décrire mon expérience de lectrice de Claude Simon)
Bien, en dépit des références ci-dessus qui ont failli me convaincre en sens inverse, je l'ai finalement acheté et j'ai commencé. Je vais bien voir.