En réalité il n'était pas impatient de l'apprendre. Une fois de plus, il lui semblait que l'Organisation s'engageait sur une voie délirante. Elle l'entraînait dans une aventure irrationnelle qui n'avait plus de rapport direct avec le sauvetage de l'humanité en naufrage. Brown ne se sentait pas tenté par la dissidence ni par la défection et, bien entendu, il ne songeait pas à remettre en cause les nouvelles orientations de l'Organisation, mais il avait perdu tout enthousiasme, et le scepticisme le rongeait. Comme tout le monde, il savait que le prolétariat ne triompherait plus et que l'humanité disparaîtrait bientôt sans avoir connu les lumières de l'égalitarisme, toutefois il avait du mal à admettre que, pour sauver les ultimes débris de l'espèce, l'Organisation désormais élaborât une stratégie à partir de visions magiques, de chamanisme à la petite semaine, d'hallucinations et de murmures entendus en rêve. Brown se considérait comme un soldat et il obéissait à sa hiérarchie, il lui obéissait avec un dévouement sans faille, mais il regrettait les temps mythiques où les réseaux clandestins luttaient sans relâche pour la révolution mondiale, avec des objectifs et des idéaux clairs qui se transmettaient entre les militants de siècle en siècle et entretenaient l'espoir d'une vie meilleure pour les générations suivantes, alors que maintenant on avançait à tâtons, au hasard, tandis que tout autour l'humanité se raréfiait irrémédiablement en tant qu’espèce et vivait ses dernières années. Brown ne voyait pas dans les missions qu’on lui confiait une manière efficace de repousser l'extinction du genre humain. Si on résume, il ne comprenait plus ce qu'il faisait sur terre. Il sentait la fin rôder, la sienne comme celle des autres.
(...) quand une espèce comme l’humanité aborde ses dernières décennies, la plupart des individus ignorent ou transgressent la norme : et on était déjà dans cette époque-là.

Lutz Bassmann, « Crise au Tong Fong Hôtel », Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008, p. 189-190 et p. 193)