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Aujourd'hui, la littérature ce n'est plus l'écrit contre l'écran. Ce n'est même plus l'approche narrative qui s'est fondue tel un iceberg dans les eaux mêlées du storytelling. L'occupation a été préparée et précédée par des techniques et des pratiques de substitution. Le storytelling s'impose dans l'espace évidé du politique et du littéraire. Il prend leur place qui a été au préalable vidée de toute vitalité. L'« ennemi » occupe une forteresse vide. Ce qui a été dévitalisé dans les univers littéraires et politiques, c'est le nerf des possibles. Le langage des mondes possibles a cédé la place au monde des choses désirables... La politique à la gouvernance et la fiction au fantomatique.
Nous voilà inconsolables.

(...) Le storytelling d'aujourd'hui ne fait que rendre plus urgent, plus difficile, et plus exemplaire, la lutte contre le fantômatique propre à l'expérience humaine et qui se manifeste en particulier par la pétrification de la vie dans les clichés romanesques.
Narration industrielle. Jamais le refus d'une telle industrialisation des récits de vie n'a été aussi nécessaire, non pas seulement pour des raisons esthétiques ou morales : la défense de la « bonne littérature » ou de la « vérité vraie » deux fétiches dont on remercierait presque le marché de nous débarrasser s'il ne s'agissait que de cela. Mais il en va du langage et du possible contre la gestion politique des désirs et des corps. C'est un chant et un cri contre le rétrécissement des conditions de l'expérience, la pétrification gogolienne de la vie.

Christian Salmon, « Lettre à TINA », TINA, 1, p. 98-103

Christian Salmon, né en 1951 à Marseille, est chercheur au CNRS, et a publié notamment :
- Tombeau pour la fiction (Denoël, 1999)
- Devenir minoritaire. Pour une politique de la littérature (Denoël, 2003)
- Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles (Climats, 2005)
- Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007)