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Je m’entends désignée par mon nom, mon sexe, mon âge, et ma position dans l’ordre de la reproduction : « nullipare ». Le mot me frappe, me blesse, me suit dans ma journée, comme les toutes petites coupures qu’on se fait avec une feuille de papier, qui saignent beaucoup, et qui nous gênent au delà du vraisemblable. Je l’entends si fort aujourd’hui sans doute parce que tout est joué, et que cet état est devenu définitif. Ou parce qu’il est réellement prononcé, ce mot, pour la première fois me concernant et pour les mêmes raisons. (p. 12)

Je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir. (p. 13)

Toujours difficile de répondre à la question : « Avez-vous des enfants ? »
Sûrement traînent encore les remarques vachardes entendues sur l'égoïsme des femmes sans enfants, sans doute aussi est-ce se désigner comme marginale, peut-être malade, peut-être ayant traversé des drames. Difficile pour l'interlocuteur d'imaginer un choix heureux, tandis que le contraire est tellement simple.
Il y a un stéréotype de l'heureux événement, comme il y a un stéréotype de l'infertilité. C'est une question sur l'intime qu'on me pose, un intime plus profond, plus obscur dans l'absence d'enfant que dans sa présence. Il y a quelque chose de caché chez quelqu'un qui n'a pas d'enfant, la preuve, aucune photo à montrer, pas de prénom à donner, ni d'âge à citer. Blanc. Je cache plus de choses, des choses irreprésentables. (p. 52)

Pourquoi dire cela : « je sais », alors que rien n'a été comme cela, rien n'a été su, ou révélé, ou limpide, ou lumineux un jour, tandis que les jours de chaos auraient été opaques de savoirs et sombres. Non, je n'ai rien su « un jour ». J'ai, au fil du temps, créé mon histoire, donné une continuité aux faits et aux épreuves surmontées, constitué un récit, tandis que la houle, le chaos dont je suis issue reste préhistorique, sans rapport à une histoire, à un continuum.
Cette vie confuse, je lui dois toute la clarté de celle-ci, elles sont, ces deux vies, vie sans récit et vie en récit, parfaitement les mêmes, j'ai mis les couleurs, j'ai décidé que ceci était l'ombre et ceci la lumière. J'ai inventé ma vie, comme tous. (p. 90)

Les mots sont une vraie violence, des mots affligeants, voilà qui donnait raison à la jeune poétesse. On ne peut pas rendre des points au réel, on ne peut pas tout dire et à quoi bon.
Je suppose que je voudrais sortir du mensonge dans lequel nous baignons à propos de la vieillesse. Ménopause est le mot honni de notre époque, un mot plus laid et honteux que tant d’autres misères bien plus horrifiantes, je voudrais régler des comptes au déni. (p. 143)

Jane Sautière, Nullipare (Verticales, 2008)

Jane Sautière est née le 12 juin 1952 à Téhéran.
Elle est aussi l’auteur du très beau Fragmentation d’un lieu commun (Verticales, « Minimales », 2003)

On peut lire, grâce à remue.net, un entretien (2003) et un bel article de Fabienne Swiatly (8 septembre 2008).