J'expie mon privilège. Mon privilège c'est d'assister au drame de ma vie, d'avoir conscience de la tragi-comédie de ma propre destinée, et plus que cela d'avoir le secret du tragi-comique lui-même, c'est-à-dire de ne pouvoir prendre mes illusions au sérieux, de me voir pour ainsi dire de la salle sur la scène, d'outre-tombe dans l'existence, et de devoir feindre un intérêt particulier pour mon rôle individuel, tandis que je vis dans la confidence du poète qui se joue de tous ces agents si importants, et qui sait tout ce qu'ils ne savent pas. C'est une position bizarre, et qui devient cruelle quand la douleur m'oblige à rentrer dans mon petit rôle, auquel elle me lie authentiquement, et m'avertit que je m'émancipe trop en me croyant, après mes causeries avec le poète, dispensé de reprendre mon modeste emploi de valet dans la pièce. -- Shakespeare a dû éprouver souvent ce sentiment, et Hamlet, je crois, doit l'exprimer quelque part. C'est une Doppelgängerei tout allemande, et qui explique le dégoût de la vie réelle et la répugnance pour la vie publique si communs aux penseurs de la Germanie. Il y a comme une dégradation, une déchéance gnostique à replier ses ailes et à rentrer dans sa coque grossière de simple particulier. Sans la douleur, qui est la ficelle de ce hardi cerf-volant, l'homme s'élèverait trop vite et trop haut, et les individus d'élite seraient perdus pour l'espèce, comme des ballons qui, sans la gravitation, ne reviendraient plus de l'empyrée.

Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 8 novembre 1852

(encore un petit fragment, pour illustrer le propos du psy)