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Tout s'annonce plutôt bien. Mais dans la chambre, une fois nue, le dos de Vickie se couvre d'écailles, ses orifices se referment un à un par la mise en branle subreptice de petites pièces métalliques dont l'agencement parfait leur permet de glisser sans bruit les unes sur les autres en réduisant à néant l'espace entre leurs interstices (se fermant comme une boule à thé grâce à l'application d'un principe technologique formant un filet de lames concomitantes ordonnées autour d'un axe de rotation unique, qui sert aussi à fabriquer des essoreuses à laitues), arrangeant une cuirasse à la façon de la Mariée mise à nue par ses célibataires, même, de Duchamp. Comme une armure, une cotte de mailles, la carapace enserre le haut des cuisses, le bas-ventre et les tétons - hérissés de lames de cutter sur lesquelles il semble aventureux de porter la main.
Dietz pense qu'il a trop bu, mais il n'a rien bu ; qu'il est sous l'effet d'on ne sait quel acide, quelle endomorphine. Renonçant à toute analyse, il considère que sa vision insolite doit - ou devrait ? Vous et Vickie hésitez sur l'emploi du conditionnel - être glosée comme une métaphore de la frigidité de Vickie. Mais, puisque c'est un rêve, a-t-on besoin d'une justification? (p. 18)

L'instant précédent, assis dans le fauteuil crapaud placé devant la baie vitrée d'où vous observiez le feuillage fragmenté de quelques arbres de Central Park dissimulés par le profil des ombres des tours, vous lisiez, vous laissiez posséder par l'universel fictionnel, errant dans les images, les sons...
L'aurore s'était posée sur New York : quatre colonnes de boue percées d'un vol de colombes noires qui dansaient puis barbotaient sur les eaux pourries de l'Hudson...
Un romancier vous décrivait la substance même de la nuit, sa couleur, sa matière. Vous étiez pénétré par la métaphore, piégé par l'opiniâtreté narrative de son style syncopé suspendu à je ne sais quel fil de rien. Cette prose dégageait une grâce enivrante, litanie amoureuse se consumant dans l’abstraction. Vous découvriez l’évidence du mal : énoncé, justifié, légitimé dans la perspective d’un bien à venir. (p. 59-60)

On entend le son métallique du déambulateur que l’artiste pousse en raclant le parquet du couloir crasseux. Allons zizi... Allons-y... Louise Bourgeois fait son entrée en scène. Les cheveux blancs attachés sur la nuque, la maigreur ensachée dans une combinaison noire, seul le faciès fendu d'un sourire sarcastique - que soulignent les pommettes creusant deux rides profondes - ravive le souvenir de l'intrigant visage que vous avez connu sur une photo de 1946 (debout dans l'atelier de Stuyvesant's folly, Louise Bourgeois y semblait un sosie d'Arletty). Elle affiche aujourd'hui l'expression contrainte que Mapplethorpe a figée en 1982 (la Fillette sous le bras, Louise drapée dans une étole en poils pubiens y tapote le gland de sa sculpture, prisonnier de l'était que forment l'index et le pouce de sa main droite).
Sa peau est un parchemin froissé, endurci, dont les crevasses longilignes se dessinent à la surface du visage aussi naturellement que les remous de l'eau vont chatouiller les berges opposées d'une mare où l'on vient de lancer une pierre. Le rictus des paupières accompagne un mouvement des lèvres. (p. 89-90)

Pascal Torres, Miss Liberty (Passage, 2008)

Miss Liberty est un premier roman étrange, pas totalement réussi, mais avec des réussites... et de nombreuses surprises, de fuites en disparitions.

Pascal Torres est né le 9 octobre 1964 ; il est conservateur au musée du Louvre et a également publié des essais d’histoire de l’art.