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(...) Je n'ai pas compris. II avait encore changé d'état et certains dirent qu'il était devenu légume. Cette comparaison était stupide car sa vie s'était considérablement élargie, étendue et accélérée ; ce prétendu passage de l'état agrandi à l'état végétatif était une ineptie, l'entonnoir logique bien trop serré. Comment un mouvement pouvait-il se ralentir, être à ce point freiné ? Pour moi, quand j'allais le visiter dans ces deux années qu'ils dirent légumes, je me disais qu'il devait être dans plus large encore. Je le fixais, lui souriais, et il me répondait rapidement, un autre sourire, avant de retourner en lui. Où je n'imaginais pas qu'il ne se passe plus rien, j'étais convaincu qu'il se passait au contraire plus de choses qu'avant, et que ça allait désormais tellement vite que le devoir de communiquer tout ça aux autres, pour rendre compte de sa vie intérieure, ne le retenait plus amarré aux gens qui venaient le visiter, à Clémence ou à la femme de ménage, à ses nièces, à sa sœur. Il ne répondit plus, n'avait pas de temps à perdre. On sait que les nourrissons apprennent plus dans cet âge-là qu'à n'importe quel autre moment de leur vie, tout comme ils absorbent proportionnellement beaucoup plus de nourriture que par la suite, fourmis qui portent soixante fois leur poids. On dit que les personnes séniles retournent mentalement et physiquement en enfance. Il faut donc que ce soit aussi un âge (et non un état) où elles subissent un bombardement de pensées, de pensées déchaînées. Dès que nous jugeons ou décrivons le monde (entre sept et cent deux ans) c’est pour l’asseoir, avec des pensées elles-mêmes assises – nos mots, nos opinions sont des toiles d’araignée dans lesquelles le réel viendra se prendre les pieds. Et quand l’immobilité juge le mouvement, c’est toujours pour le disqualifier. Le mouvement appartient donc aux nourrissons et aux légumes. (p. 88-90)

Arno Bertina, Ma solitude s’appelle Brando. Hypothèse biographique (Verticales, 2008)

Né en 1975, Arno Bertina fait partie des incultes. Il est l’auteur de plusieurs essais de critique littéraire et de :
- Le Dehors ou la migration des truites (Actes sud, 2001)
- Appoggio (Actes sud, 2003)
- La déconfite gigantale du sérieux (Lignes, 2004)
- J'ai appris à ne pas rire du démon (Naïve, 2006)
- Anima motrix (Verticales, 2006)

Sur ce beau livre plein de points de suspension du sens (dans la deuxième partie du livre chaque paragraphe commence par (...) jusqu'au dernier repris ci-dessus), trois intéressants billets (de moins paresseux que moi) à lire :
- Claro, « Des bulles sous la banquise »
- Didier da Silva, « Une certaine qualité de vert »
- Marc Pautrel, « Agrandissement de l'espace mental »