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Tu vois les pages se tourner, tu t'assois dans ton fauteuil préféré, tu poses les pieds sur la table basse, l'halogène éclaire le salon d'une lumière médicale aveuglante qui se reflète sur le noir de la nuit piégé dans les vitres, tu tournes les pages tant qu'il en est encore temps, tu as lu tellement de livres au long des soirées d'automne-hiver quand la pluie cingle les murs, quand le vent traverse en hurlant le jardin vide, tu as encore tellement de livres à lire, ceux que tu as achetés ici ou là sur les marchés aux puces, chez les bouquinistes ou dans les rares vraies librairies, ceux que l'on t'a offerts ou prêtés, tu sais bien que tu ne pourras pas tout lire, que ta vie s'arrêtera avant, tu as cessé depuis longtemps de lire prospectus magazines et quotidiens, les seuls journaux qui t'intéressent encore sont ceux des écrivains, tu sens derrière toi la présence rassurante de la bibliothèque, tous ces trésors connus feuilletés admirés lus et relus, tu te lèves, tu passes la main sur le dos de tes livres, tu sors le Cahier de l'Herne consacré à Burroughs Pélieu et Kaufmann, tu regardes les photos, lis quelques lignes ici ou là, Prisonniers de la terre sortez, Écoutez mes derniers mots n'importe où, Écoutez mes derniers mots n'importe quel monde, ta chair se hérisse, tu montres les dents mais tu n'es plus un garçon sauvage, juste un vieux jardinier, les pieds dans la boue et la tête dans le panier de mots, tu tournes la page, tes lunettes glissent sur ton nez, les mots se brouillent, les lignes se chevauchent, tu relis la même phrase plusieurs fois sans la comprendre, la formule individu brillait magnifiquement dans le noir, ce n'est pas toi qui écris ces mots, c'est une puissance étrangère qui s'est emparée de ton esprit, qui le contraint, qui l'hypnotise, tu finis par t'endormir dans le fauteuil, le livre glisse sur tes genoux puis tombe sur le sol, il s'ouvre à la page 23, la sonnerie du téléphone te réveille en sursaut, tu sais que c'est encore toi, tu laisses sonner, le téléphone sonne interminablement dans la maison, tu es absent, tu es perdu mais ta tête n'est pas vide encore, les dizaines de milliers de pages que tu as absorbées tournent sans cesse dans les tiroirs et les étagères de ton cerveau, tu te souviens des noms des auteurs, des titres des livres et même du nom des éditeurs et des collections, tu reconnais les couvertures, les tranches colorées, tu distingues les différents éditeurs à la couleur de la couverture, au format du livre, tu repères de loin dans les cartons les logos de tes préférés, tu recopies des paragraphes entiers, tu apprends par cœur des poèmes et des citations, tu lis les biographies et la correspondance de tes favoris, tu cites des phrases et des vers, tu prêtes tes livres, tu perds des livres, tu les rachètes, tu ne t'en lasses pas ;

Lucien Suel, Mort d’un jardinier (La Table ronde, 2008, p. 139-141)

Ce très beau récit poétique évoque, à la deuxième personne, ce qui le rend plus éprouvant, les images, les mots, les souvenirs qui affluent à la conscience tandis que la vie s’échappe d’un jardinier, d’un lecteur, d’un homme.

Lucien Suel est né en 1948. Il a publié de nombreux recueils de poésie, et, comme beaucoup d’internautes, j’ai appris à le connaître à travers sa galaxie de sites et blogs, à explorer sans modération :

::: Silo (miscellanées littéraires)
::: Lucien Suel's Desk
::: Station Underground d'Emerveillement Littéraire

voir aussi :
::: Poussière de Lucien & Josiane Suel (publie.net, 2008)
::: Sombre Ducasse (1988)
::: le chapitre 2 de Mort d’un jardinier (remue.net)
::: des recensions des articles et billets sur le livre ici, , et .