m'emparer de l'arme absolue
Par cgat le dimanche 11 janvier 2009, 03:04 - citations - Lien permanent
La scène, ici, est très précise. On est à la campagne, c’est l’été, j’ai 5 ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois de plus, de déchiffrer et d’articuler une ligne de livre pour enfants. Le b.a. ba, quoi, l’ânonnage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix. Comment ça s'enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit, c'est le déclic, ça s'ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l'autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l'air libre. J'entends ma mère dire ces mots magiques : « Eh bien, tu sais lire. » Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole dans l'escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j'entre dans la forêt en contrebas, en n'arrêtant pas de me répéter « je sais lire, je sais lire », ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs.
Je sais lire. Autrement dit : Sésame, ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s'ouvre. Je viens de m'emparer de l'arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L'espace se dispose, le temps m'appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ça pourra se perfectionner à l'usage, mais c'est fait, c'est réalisé, c'est bouclé.
Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007, p. 29-30)
Commentaires
il m'arrive de l'aimer vraiment très beaucoup
Je crois que ce passage est un trompe-l'oeil : le jour de la vraie libération pour Sollers ne fut ni celui où il sut lire ou écrire mais celui où il sut parler, mais ce souvenir de première lecture est peut être pour lui-même un souvenir écran.Peut être n'est-il pas dupe en intitulant ce texte 'Un vrai roman"
Sachant lire, il court alors comme un fou dans le pré aux " chevaux " et aux " vaches "...
Moi aussi je l'aime beaucoup ce Voyageur du Temps.
Ah comme je l'envie d'avoir eu conscience de ce moment si particulier. Moi, du plus loin que je me souvienne, je savais déjà lire...
Bel accord du titre avec la mise en scène de la scène.
(Moi aussi comme vous, Fuligineuse, et j'imagine beaucoup d'autres)
moi non plus je ne me souviens pas du moment ou j'ai su lire, ou bien seulement de ce qu'on m'a raconté
... et sans doute en effet Sollers (re)construit-il quelque peu ce "vrai" moment
Il y a là quelque chose de quasi mythologique, il me semble (ce n'est pas une réserve).
Je n'y ai pas cru une seconde.
Rappelle-toi, Didier, ce qu'Ovide nous raconte sur le sort réservé aux contempteurs des dieux...
Je n'y crois pas non plus. Quelle masturbation.
le titre est "un vrai roman" : si on hésite à croire l'auteur c'est que son but est atteint !
concernant l'aspect mythologique, je vous suis moins ...
Construction de la personne en personnage, événement fondateur...
C'est aussi sur quoi repose l'humour du passage. Non ?
J'aime bien ce titre (vrai roman / roman vrai)