la tangente qu'il faut
Par cgat le lundi 12 janvier 2009, 01:55 - citations - Lien permanent
Moralité : celui qui veut suivre son aventure personnelle, en restant inaperçu et insoupçonnable, le peut. Qui ne veut pas se faire prendre n'est pas pris. Qui ne recherche pas la loi, se contente d'avoir avec elle des rapports purement techniques. Qui se sait invisible n'est pas vu. Même indifférence, plus tard, quand les caméras de télévision tournent.
La clandestinité, si elle est dictée par le plaisir, s'apprend vite. Il suffit d'aimer par-dessus tout être seul, puisque tout le malheur des hommes consiste à ne pas pouvoir rester seul dans une chambre, de prendre, donc, le parti contraire, mais très fermement. À partir de là, vous êtes dans l'inobservable, personne ne se doutera de rien, pas plus que les gouttes : vous avez pris la tangente qu'il faut. (p. 50)Du bon usage de la clandestinité : tous mes livres ne parlent que de ça. L'enfance, par définition, est clandestine, il suffit de s'apercevoir assez tôt que la surveillance et le dressage n'en finiront pas. Il y a une contre-vie enfantine qu'il s'agit de protéger, d'amplifier, de prolonger et de ranimer. « Vert paradis » est son nom, et toutes les saisons en enfer ne peuvent pas l'effacer, l'user, le détruire. Lautréamont a raison : je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né, un esprit impartial la trouve complète, l'erreur est la légende douloureuse, l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres, les gémissements poétiques des dix-neuvième et vingtième siècles ne sont que des sophismes, je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant, le génie garantit les facultés du cœur, les grandes pensées viennent de la raison, etc., etc. Ne dites pas à mes proches que je passe mon temps à écrire, ils me croient éditeur, journaliste, intellectuel de seconde zone, ou animateur de télévision. Il faut savoir manier très tôt ce que j'ai appelé des IRM, Identités Rapprochées Multiples, pour conserver la seule qui vaille et qui ne peut pas être définie par un mot.
Technique d'enfance, donc : on répond à côté, on les endort, on guette leurs départs, on s'empare des maisons, du jardin, du merveilleux silence. La maladie est une alliée constante, on s'en sert pour sécher l'école et rester à l'écart. La société veut vous envoyer ici ou là, vous faire travailler, vous rendre rentable pour elle ? Débrouillez-vous, et ne travaillez jamais que pour vous. Vous voilà averti de la puissance du langage ? Ne l'abandonnez jamais, votre histoire et votre destin sont sur la page, la réalité suivra, c'est un fait. On vous critique, on vous éreinte ? Augmentez la dose. Je ne vais pas, ici, rassembler les articles agressifs, méprisants ou vengeurs dont j'ai été l'objet. Avec le temps, l'effet est gluant, mais cocasse. De quoi n'ai-je pas été traité ? Un ordinateur le dira, en citant les noms, les supports, les intérêts en jeu et les dates. Pas moi. (p. 137-138)
Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007)
(encore un peu de Sollers ... pour ceux qui aiment et ceux qui n'aiment pas !)
Commentaires
Autrement dit (c'est toujours Sollers qui parle) : pour vivre cachés, vivons heureux.
... et lui fait tout pour être vu, tout en écrivant "Du bon usage de la clandestinité : tous mes livres ne parlent que de ça". Bon...
justement, c'est l'idée, comme dans vrai roman, être vu pour ne pas l'être vraiment
excusez mon ignorance sur Sollers que je fuis et ne lis pas. Ce type est tellement suffisant que je n'arrive plus à le lire (la preuve... quoique).
J'ai "découvert" Sollers très tard, hélas, il y a juste une dizaine d'années. Avant j'étais comme vous. Et puis, un jour, je l'ai lu, vraiment. Depuis, je m'en veux de n'avoir pas compris plus tôt... Il faut le prendre, non pour le personnage dont les médias raffolent et qu'il entretient peut-être, mais, plus simplement, pour ce qu'il est, quand on le lit : un écrivain qui travaille admirablement la langue (le lire à voix haute, faites-en l'expérience), mais aussi un intellectuel, mais aussi un contemporain, tout simplement. C'est ce qui donne le sentiment, à le lire, que ses textes disent si bien le monde d'aujourd'hui, y compris dans ce que ce monde raconte d'universel (du moins, je le crois) ! C'est dire que Sollers, moi, j'achète toujours les yeux fermés et c'est à chaque fois le même enchantement. Mais peut-être est-ce pour des raisons mystérieuses de proximité intime ? L'essentiel, effectivement, est d'aimer ou de ne pas aimer (ses livres, ses textes... car Philippe Sollers, en tant que personne "réelle", je ne me prononcerais car je ne le connais pas !!! Hélas, ou tant mieux, d'ailleurs, peut-être)