Moralité : celui qui veut suivre son aventure personnelle, en restant inaperçu et insoupçonnable, le peut. Qui ne veut pas se faire prendre n'est pas pris. Qui ne recherche pas la loi, se contente d'avoir avec elle des rapports purement techniques. Qui se sait invisible n'est pas vu. Même indifférence, plus tard, quand les caméras de télévision tournent.
La clandestinité, si elle est dictée par le plaisir, s'apprend vite. Il suffit d'aimer par-dessus tout être seul, puisque tout le malheur des hommes consiste à ne pas pouvoir rester seul dans une chambre, de prendre, donc, le parti contraire, mais très fermement. À partir de là, vous êtes dans l'inobservable, personne ne se doutera de rien, pas plus que les gouttes : vous avez pris la tangente qu'il faut. (p. 50)

Du bon usage de la clandestinité : tous mes livres ne parlent que de ça. L'enfance, par définition, est clandestine, il suffit de s'apercevoir assez tôt que la surveillance et le dressage n'en finiront pas. Il y a une contre-vie enfantine qu'il s'agit de protéger, d'amplifier, de prolonger et de ranimer. « Vert paradis » est son nom, et toutes les saisons en enfer ne peuvent pas l'effacer, l'user, le détruire. Lautréamont a raison : je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né, un esprit impartial la trouve complète, l'erreur est la légende douloureuse, l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres, les gémissements poétiques des dix-neuvième et vingtième siècles ne sont que des sophismes, je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant, le génie garantit les facultés du cœur, les grandes pensées viennent de la raison, etc., etc. Ne dites pas à mes proches que je passe mon temps à écrire, ils me croient éditeur, journaliste, intellectuel de seconde zone, ou animateur de télévision. Il faut savoir manier très tôt ce que j'ai appelé des IRM, Identités Rapprochées Multiples, pour conserver la seule qui vaille et qui ne peut pas être définie par un mot.

Technique d'enfance, donc : on répond à côté, on les endort, on guette leurs départs, on s'empare des maisons, du jardin, du merveilleux silence. La maladie est une alliée constante, on s'en sert pour sécher l'école et rester à l'écart. La société veut vous envoyer ici ou là, vous faire travailler, vous rendre rentable pour elle ? Débrouillez-vous, et ne travaillez jamais que pour vous. Vous voilà averti de la puissance du langage ? Ne l'abandonnez jamais, votre histoire et votre destin sont sur la page, la réalité suivra, c'est un fait. On vous critique, on vous éreinte ? Augmentez la dose. Je ne vais pas, ici, rassembler les articles agressifs, méprisants ou vengeurs dont j'ai été l'objet. Avec le temps, l'effet est gluant, mais cocasse. De quoi n'ai-je pas été traité ? Un ordinateur le dira, en citant les noms, les supports, les intérêts en jeu et les dates. Pas moi. (p. 137-138)

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007)

(encore un peu de Sollers ... pour ceux qui aiment et ceux qui n'aiment pas !)