comme si la gesticulation passionnée des musiciens continuait seule, dans une sorte de vide, tandis que sous la surface des choses, derrière les portraits dans leurs cadres, par-dessous les charbonneux corsages brodés de perles des vieilles dames, les visages effondrés, la chair éclatante des jeunes filles quelque chose de vorace, grouillant, s'activait qui ne laisserait plus à la fin des assistants, des meubles, du salon tout entier qu'une mince pellicule extérieure, une croûte prête à s'effriter, aussi mince, aussi dépourvue de chair ou d'épaisseur que les maigres pupitres aux pattes d'insectes qui soutenaient les partitions, la couche de peinture des tableaux ou les fruits et les feuilles à demi effacés sur le tapis parmi les volutes décoratives avec leurs somptueuses couleurs aux teintes fanées expirantes vert pâle jaune rouge pâle saumon (p. 83)

les sons tumultueux, passionnés, se poursuivant, s'entrelaçant, continuant à tisser ce véhément tapage, comme une furieuse et indécente protestation, qui s'élèverait non des instruments, des cordes gémissantes, mais des personnages immobiles, du cadavre fardé, des vieilles dames effondrées, les archets continuant à aller et venir de gauche à droite, de droite à gauche, descendant, remontant, se croisant, l'invisible armée des termites poursuivant son invisible travail, s'attaquant maintenant aux derniers restes, aux carapaces, aux étoffes, tout s'écaillant, s'émiettant, s'effritant, jusqu'à ce que le salon tout entier, les invités, les musiciens, les tableaux, les lumières, s'estompent, disparaissent.
Pensant : ne pas se dissoudre, s'en aller en morceaux (p. 88-89)

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967)