des lignes de fuite s'étaient tracées
Par cgat le jeudi 5 mars 2009, 01:56 - écrivains - Lien permanent
Des lignes de fuite s'étaient tracées, indépendantes de l'architecture, dessinant la direction de la bourrasque. C'étaient des pieds de chaises, des pots de fleurs, des cannes. Tous les objets trop franchement plus légers que l'air avaient été groupés par monceaux hétéroclites dans les recoins, sorte de premier classement général, encore sommaire. Les gobelets plastique, les tracts, les cheveux, les mouchoirs arrachés comme ils sortaient des poches, les verres de contact. Certains insectes aussi, bataillant encore pour revenir sur le ventre. Des vêtements légers retombaient du ciel, mais, nul n'étant nu, ils provenaient de leur fil à linge.
L'ordre revenait. Les balayeurs profitèrent de ce que leur travail avait été fait aux trois quarts, pelletant dans les tas de détritus, les brosses à cheveux restaurèrent les choucroutes, les panneaux indiquèrent de nouveau la bonne direction, et les conversations suivirent leur cours. (p. 67)Ils s'éloignaient sous les arbres de l'avenue, la lumière grise les rasait, rebondissait sur eux. La deuxième bourrasque avait laissé des traces plus profondes que la première. Pas exactement des dégâts mais une dissonance généralisée, une erreur dans le parallélisme, des fautes de perspective. Les défauts des passants sautaient plus aux yeux, encore soulignés par le ciel. Il y avait trop de couleur dans la bouche de certains, cela débordait, d'autres avaient les oreilles mal faites, prenant leur racine presque au menton, les bras d'autres encore se pliaient mal ou la taille de la main était fausse. Et les maisons, peut-être échaudées par ces coups de grisou, après des siècles de sérénité, s'étaient ramenées à des formes simples, sans astragale ni festons, classiques. Les balayeurs poussaient devant eux des masses fluides de morceaux, tout ce qui, de la bille à la couronne dentaire, roule spontanément au loin sous l'effet des éléments mais qui, même. entassé, demeure multiple et fuyant. Les balayeurs paraissaient plutôt contents, en gardant le même geste, d'avoir changé de métier. Il ne s'agissait plus de brasser de la poussière ou de rassembler les immondices que les villes sèment sous elles comme des caravanes paralysées, mais de faire de beaux tas d'or et de camaïeux. Ils se croisaient et se saluaient, leur effectif ayant crû pour l'occasion, ôtaient leur bonnet de laine en souriant, poussant des fonds de tiroir et des bras de poupée. (p. 89)
Le cyclone pousse sans racines, dit Langre. Longtemps inexistant, absent des pensées, il finit par être là mais se signale par quelques signes qui sont en fait des modèles réduits de lui-même. Comme tous les cyclones et, en cela, il ressemble à quelque chose, celui-ci sera rond, possédera, central et unique, un œil où tout sera provisoirement plus calme. Rappelons-nous que le vent n'est, en soi, rien de spécial. Le vent est avant tout mouvement. Il est ce qui est déjà, ce qui a toujours été, ce qui bouge peu, mais sous une forme absolument déchaînée. L'eau possède aussi cette faculté de se mettre en marche. Ne nous plaignons pas, peu de choses l'ont. Le bitume quelquefois, l'été, sous l'action du soleil, mais à peine. La pierre s'érode bien plus qu'elle ne s'éboule, la neige passe le plus clair de son temps tapis, rares sont les avalanches. Certains éléments comme l'herbe ne sortent jamais de leur réserve ou alors doucement, sur les ruines. Je ne dis rien du feu qui est un cas spécial, car il n'existe que pour dévorer. Le bois, qu'il soit sur pied ou arrangé en meubles, ne sort de son état que par le feu ou les termites. Seul l'air peut se faire cyclone. Ne nous plaignons pas. (p. 122-123)
Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre (Quespire, 2008)
J'aurais dû comme Didier da Silva suivre bien plus tôt le conseil de lecture d'Alain Sevestre, car ce premier roman-là est un vrai plaisir de lecture, intelligent et désopilant, écrit dans une langue ciselée et pleine de surprises : on attend le prochain avec impatience.
Luc Blanvillain semble bien exister, Didier, puisqu'il est mon "ami" dans facebook (!) : il est né le 7 novembre 1967, est enseignant en Bretagne, et aussi musicien.
Commentaires
oui, emportant, et pas seulement pour ces prodigieuses lignes de fuite
Est-ce un hasard dans l'Autofictif :http://l-autofictif.over-blog.com/a... daté du 5 mars ?
Oui, très très bon livre. Et le vent, et le vent...
Je l'ai fait lire autour de moi, il a eu beaucoup de succès (mes amis ont bon goût).
Surprises, oui, à chaque page, à chaque phrase. En terrain inconnu, riche. Et en même temps connu, de tout ce qu’on connaît avant, que le livre repeigne dépeigne calmement, légèrement (dans le sens finement, avec le dosage, le rythme justes, tout le temps), avec tant de force, en fait - tant d’invention et d’humour (soit la grande beauté, celle des textes qu'on préfère, on c'est moi) -, sous la bourrasque ; et le connu de quand on sait tout de suite qu'on aime, qu’on est pile juste dans ce qu’on espérait, désirait lire. Qui est rare et rare. Quelle heureuse découverte. Merci ! à toi, et à Alain.
Et à Luc Blanvillain.
Je voudrais encore.