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Quand les choses vont bien, on ne se pose pas de questions sur soi. Même quand ça va mal, la plupart des gens ne pensent pas que leur être profond est à l’origine du problème. C’est pourtant ce que je crois : que c’est moi l’obstacle. Je dois trouver pourquoi ma place est celle d’un obstacle dans le monde. (p. 13)

Je ne tiens pas de journal, je ne parviendrais pas à la faire, je ne pourrais pas écrire comme je pense, poser noir sur blanc tous les secrets de dément qui me traversent sans cesse l'esprit, je suis trop paranoïaque pour oser offrir ainsi à un ennemi futur de quoi me porter préjudice. Et du reste, quelle importance accorder à des idées en lesquelles je ne crois pas et qui s'évaporeront définitivement de mon cerveau dans quelques heures ? Il ne faut écrire que ce qui est intangible en soi. Nous sommes plusieurs dans ma tête et un seul a le droit de parler, celui qui dit ce qui ne changera jamais, celui qui décide de l'avenir. C'est également lui qui enquête à présent sur ce passé dont l'existence est impossible à prouver, mi-légende, mi-souvenir partagé par autrui. (p. 25-26)

Comment a-t-il pu devenir ce que je suis, lui que tout prédestinait à être un autre ? Il était prévisible, il allait devenir un individu utile à la société, un homme franc et apprécié, sûr de lui-même et comblé, confiant dans le futur et connaissant son but dans la vie. Mais quelque chose s'est passé, qu'il est impossible de saisir, il leur a échappé, il leur a glissé entre les doigts, comme le sable, comme l'eau qui ne demeure nulle part stagnante, s'agite, s'évapore ou se solidifie.
Puisque le seul point commun entre jadis et maintenant, le seul être à avoir assisté à tout ce que j'ai vécu, c'est moi, je devrais pouvoir dire pourquoi. Mais je l'ignore. Je n'ai pas pris de notes, pas fait de filature. J'envie l'artiste Sophie Calle, qui en se scrutant sans cesse, a mis sa vie personnelle sous le microscope de ses œuvres. Un jour, dans les années 1980, elle demande à sa mère de la faire espionner par un détective privé qui lui rendra un rapport de filature qu'elle exposera en parallèle de son journal intime, pour souligner l'écart. Mais elle avait joué avec lui, se sachant suivie. Je voudrais avoir été suivi sans savoir que je l'étais.
Je voudrais que quelqu'un sonne à ma porte et me remette une épaisse enveloppe kraft contenant les documents de mon dossier de filature. Mais pas un dossier approximatif, pas un simple rapport de détective privé ou une courte fiche de Renseignements Généraux, non : je voudrais la vérité. À quoi occupais-je mes journées en dehors de l'école durant les années 1974-1984, et quels amis je voyais si j'en voyais. Je sais qu'il me manque des morceaux, que j'ai raté un épisode de ma vie et que la suite de ce qui se passe, souvent, n'a pas de sens parce qu'elle ne peut s'expliquer. Les rêves, ça a été ça, sans arrêt : je rêvais parce que mon esprit voulait trouver des causes. Pourquoi j'étais devenu cet être à part, trop doué, extérieur à la planète. (p. 35-37)

Marc pautrel, Je suis une surprise (Atelier In8, « Alter & Ego », 2009)

Qui est Marc Pautrel, dont le premier blog s’intitulait « La littérature » ? « détective de son improbable existence », il le révèle aujourd’hui sans embages dans ce livre : « une surprise » !

Marc Pautrel est né en 1967. Il a publié auparavant :
Ce métier de dormir (Confluences, 2005)
et La vie des écrivains classiques (publie.net, 2008)

::: en ligne voir son site, son blog, Ce métier de dormir, et, tout nouveau, un « carnet » d'écriture.

Je suis une surprise est le deuxième livre de la belle collection Alter & Ego dirigée par Claude Chambard aux éditions de l’Atelier in8.