j'intègre, par le langage
Par cgat le jeudi 23 avril 2009, 03:31 - citations - Lien permanent
29 octobre 1977
En prenant ces notes, je me confie à la banalité qui est en moi. (p. 27)
29 octobre 1977
Les désirs que j'ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s'accomplir, car cela signifierait que c'est sa mort qui me permet de les accomplir - que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l'égard de mes désirs. Mais sa mort m'a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre - à supposer que cela se produise - qu'un désir nouveau se forme, un désir d'après sa mort. (p. 28)
31 octobre
Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature - ou sans être sûr que c'en ne sera pas - bien qu'en fait la littérature s'origine dans ces vérités. (p. 33)
10 novembre
Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.
Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ? (p. 53)21 novembre
Je sais maintenant d'où peut venir la Dépression relisant mon journal de cet été, j'en suis à la fois « charmé » (pris) et déçu : donc, l'écriture à son maximum n'est tout de même que dérisoire. La Dépression viendra quand, du fond du chagrin, je ne pourrai même pas me raccrocher à l'écriture. (p. 72)
30 novembre
Vita nova, comme geste radical (discontinuer – nécessité de discontinuer ce qui marchait avant sur sa lancée).
Deux voies contradictoires sont possibles :
1) Liberté, Dureté, Vérité
(retourner ce que j’étais)
2) Laxisme, Charité
(accentuer ce que j’étais) (p. 84)18 mai 1978
La mort de mam. : peut-être est-ce la seule chose, dans ma vie, que je n'ai pas pris névrotiquement. Mon deuil n'a pas été hystérique, à peine visible aux autres (peut-être parce que l'idée de la « théâtraliser » m'aurait été insupportable) ; et sans doute, plus hystérique, affichant ma dépression, renvoyant tout le monde, cessant de vivre socialement, aurais-je été moins malheureux. Et je vois que la non-névrose, ce n'est pas bon, ce n'est pas bien. (p. 139)
1er août 1978
(Peut-être déjà noté)
Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir - finalement - vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu'il est à la lettre supportable. Mais - sans doute - c'est parce que je peux, tant bien que mal (c'est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l'écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d'intégration : j'intègre*, par le langage.
Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance
* faire entrer dans un ensemble - fédérer - socialiser, communiser, se grégariser. (p. 187)
6 octobre 1978
(Cette après-midi, embarras épuisants de tâches en retard. Ma conférence au Collège > Pensée du monde qu'il risque d'y avoir > Émotivité > PEUR. Et je découvre (?) ceci:)
PEUR : toujours affirmée - et écrite - comme centrale chez moi. Avant la mort de mam., cette Peur : peur de la perdre. Et maintenant que je l'ai perdue ?
J'ai toujours PEUR, et peut-être plus encore, car, paradoxalement encore plus fragile (d'où mon acharnement à la retraite, c'est-à-dire à joindre un lieu intégralement à l'abri de la Peur).
- Peur, donc, de quoi, maintenant ? - De mourir moi-même ? Oui, sans doute - Mais, semble-t-il, moins - je le sens - car, mourir, c'est ce qu'a fait mam. (fantôme bienfaisant du : la rejoindre)
- Donc, en fait : tel le psychotique de Winnicott, j'ai peur d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Je la recommence sans cesse en moi-même sous mille substituts.
- D'où, sur l'heure, tout un emportement de pensées, de décisions.
- Exorciser cette Peur, en allant là où j'ai peur (lieux faciles à repérer, grâce au signal d'émotivité).
- Liquider d'arrache-pied ce qui m'empêche, me sépare d'écrire le texte sur main. : le départ actif du Chagrin : l'accession du Chagrin à l'Actif.
(Texte qui devrait finir sur cette fiche, sur cette ouverture (accouchement, défection) de la Peur.) (p. 216-217)
15 décembre 1978
Sur fond de détresse, de panique (harcèlement, tâches, malveillance littéraire), boule de chagrin qui monte :
1) Beaucoup, autour de moi, m'aiment, m'entourent, mais aucun n'est fort : tous (nous sommes tous) fous, névrosés - sans parler des lointains genre RH. Seule mam. était forte, parce qu'elle était intacte de toute névrose, de toute folie.
2) J'écris mon cours et en viens à écrire Mon Roman. Je pense alors avec déchirement à l'un des derniers mots de mam. : Mon Roland ! Mon Roland ! J'ai envie de pleurer.
(Sans doute je serai mal, tant que je n'aurai pas écrit quelque chose à partir d'elle (Photo, ou autre chose).) (p. 227)
Roland Barthes, Journal de deuil (Seuil ; IMEC, 2009)
lire aussi :
::: Arnaud
Maïsetti
::: Fabula
::: BibliObs
Commentaires
sur la banalité qui est en lui, et sur la peine (nous le rapproche) une superbe lucidité que nous ne saurions formuler ainsi
Et non, "la non-névrose ce n'est pas bon, ce n'est pas bien"
Je trouve cet ouvrage posthume un peu inutile... sauf pour l'exégèse !
je ne trouve pas : je l'ai trouvé à la fois stimulant intellectuellement et très émouvant
je l'ai lu un peu comme on lit la correspondance de Proust (d'ailleurs Barthes la cite à plusieurs reprises)
et pas pour l'exégèse, mais par curiosité pour la personne d'un écrivain qui par ailleurs se livre assez peu et aussi pour les traces d'une oeuvre plus personnelle qui était encore à venir et qui n'a pas pu être
... mais il faut peut-être comme moi être une inconditionnelle de Barthes
J'ai lu Barthes à l'époque des mythologies, fragments d'un discours amoureux, l'empire des signes etc et un très beau livre d'entretiens, le grain de la voix. j'ai vu l'exposition qui lui était consacrée à Beaubourg il y a quelques années. Curieusement ces carnets publiés de façon posthume ne me tentent pas. Je ne sais pourquoi, mais ces grands garçons qui pleurent leur mère une fois qu'elle est morte ça m'irrite. je soupçonne (à tort peut-être) la tentative de réparation post mortem nourrie au remords des manquements pendant qu'elle était vivante. De plus ce qui n'a pas été publié du vivant de l'auteur lorsqu'il s'agit d'écrits aussi intimes (ou vains pour le journal de Chine)on ne devrait pas le publier pour en faire commerce. A la rigueur le mettre à disposition des historiens. Mais c'est un point de vue,je peux comprendre qu'il ne soit pas partagé.