barthes_journal_de_deuil.jpg


29 octobre 1977

En prenant ces notes, je me confie à la banalité qui est en moi. (p. 27)

29 octobre 1977

Les désirs que j'ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s'accomplir, car cela signifierait que c'est sa mort qui me permet de les accomplir - que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l'égard de mes désirs. Mais sa mort m'a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre - à supposer que cela se produise - qu'un désir nouveau se forme, un désir d'après sa mort. (p. 28)

31 octobre

Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature - ou sans être sûr que c'en ne sera pas - bien qu'en fait la littérature s'origine dans ces vérités. (p. 33)

10 novembre

Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.
Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ? (p. 53)

21 novembre

Je sais maintenant d'où peut venir la Dépression relisant mon journal de cet été, j'en suis à la fois « charmé » (pris) et déçu : donc, l'écriture à son maximum n'est tout de même que dérisoire. La Dépression viendra quand, du fond du chagrin, je ne pourrai même pas me raccrocher à l'écriture. (p. 72)

30 novembre

Vita nova, comme geste radical (discontinuer – nécessité de discontinuer ce qui marchait avant sur sa lancée).

Deux voies contradictoires sont possibles :
1) Liberté, Dureté, Vérité
(retourner ce que j’étais)
2) Laxisme, Charité
(accentuer ce que j’étais) (p. 84)

18 mai 1978

La mort de mam. : peut-être est-ce la seule chose, dans ma vie, que je n'ai pas pris névrotiquement. Mon deuil n'a pas été hystérique, à peine visible aux autres (peut-être parce que l'idée de la « théâtraliser » m'aurait été insupportable) ; et sans doute, plus hystérique, affichant ma dépression, renvoyant tout le monde, cessant de vivre socialement, aurais-je été moins malheureux. Et je vois que la non-névrose, ce n'est pas bon, ce n'est pas bien. (p. 139)

1er août 1978

(Peut-être déjà noté)
Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir - finalement - vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu'il est à la lettre supportable. Mais - sans doute - c'est parce que je peux, tant bien que mal (c'est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l'écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d'intégration : j'intègre*, par le langage.

Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance

* faire entrer dans un ensemble - fédérer - socialiser, communiser, se grégariser. (p. 187)

6 octobre 1978

(Cette après-midi, embarras épuisants de tâches en retard. Ma conférence au Collège > Pensée du monde qu'il risque d'y avoir > Émotivité > PEUR. Et je découvre (?) ceci:)

PEUR : toujours affirmée - et écrite - comme centrale chez moi. Avant la mort de mam., cette Peur : peur de la perdre. Et maintenant que je l'ai perdue ?
J'ai toujours PEUR, et peut-être plus encore, car, paradoxalement encore plus fragile (d'où mon acharnement à la retraite, c'est-à-dire à joindre un lieu intégralement à l'abri de la Peur).

- Peur, donc, de quoi, maintenant ? - De mourir moi-même ? Oui, sans doute - Mais, semble-t-il, moins - je le sens - car, mourir, c'est ce qu'a fait mam. (fantôme bienfaisant du : la rejoindre)
- Donc, en fait : tel le psychotique de Winnicott, j'ai peur d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Je la recommence sans cesse en moi-même sous mille substituts.

- D'où, sur l'heure, tout un emportement de pensées, de décisions.

- Exorciser cette Peur, en allant là où j'ai peur (lieux faciles à repérer, grâce au signal d'émotivité).

- Liquider d'arrache-pied ce qui m'empêche, me sépare d'écrire le texte sur main. : le départ actif du Chagrin : l'accession du Chagrin à l'Actif.

(Texte qui devrait finir sur cette fiche, sur cette ouverture (accouchement, défection) de la Peur.) (p. 216-217)

15 décembre 1978

Sur fond de détresse, de panique (harcèlement, tâches, malveillance littéraire), boule de chagrin qui monte :
1) Beaucoup, autour de moi, m'aiment, m'entourent, mais aucun n'est fort : tous (nous sommes tous) fous, névrosés - sans parler des lointains genre RH. Seule mam. était forte, parce qu'elle était intacte de toute névrose, de toute folie.
2) J'écris mon cours et en viens à écrire Mon Roman. Je pense alors avec déchirement à l'un des derniers mots de mam. : Mon Roland ! Mon Roland ! J'ai envie de pleurer.

(Sans doute je serai mal, tant que je n'aurai pas écrit quelque chose à partir d'elle (Photo, ou autre chose).) (p. 227)

Roland Barthes, Journal de deuil (Seuil ; IMEC, 2009)

lire aussi :
::: Arnaud Maïsetti
::: Fabula
::: BibliObs