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De nos jours, le candidat à la littérature, ou plutôt le candidat-artiste à la littérature, ou plus exactement le candidat-artiste à la littérature au ventre qui réclame et à la bourse vide, se trouve confronté à un violent paradoxe. Comme candidat, il est un homme qui n'a pas réussi, et un homme qui n'a pas réussi n'attire pas la popularité. Comme homme, il doit manger, or sa bourse est vide. Comme artiste possédant une authentique âme d'artiste, son plus grand plaisir consiste à épancher la joie de son cœur dans un texte imprimé. Et voici donc le paradoxe auquel il est confronté et qu'il doit résoudre : comment et selon quels usages doit-il chanter la joie de son cœur pour qu'une fois imprimé, ce chant lui fasse gagner son pain ?

Cela n'apparaît pas comme un paradoxe, tout du moins pas au candidat à la littérature alimentaire, ni à l'homme doté d'une âme d'artiste et d'une bourse bien remplie. Le premier, dépourvu d'ambition artistique, se contente de répondre à la demande du public. Le second, affranchi de la sordide nécessité, se satisfait d'attendre jusqu'à ce qu'il ait créé la demande. Quant à celui qui a réussi, il ne compte pas. Il a résolu le paradoxe. Mais l'homme aux rêves ambitieux et contraint par la sordide nécessité, voilà celui qui doit affronter la contradiction absolue. Cet homme ne peut épancher son âme d'artiste dans son travail et échanger ce travail contre du pain et de la viande. Le monde s'oppose étrangement et implacablement à ce qu'il échange la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac. Et notre homme découvrira que ce que le monde demande le moins est ce qu'il admire le plus, et qu'il demande à cor et à cri ce qu'il n'admire pas du tout. (p. 15-17)

Arrive alors le candidat-artiste aspirant à déverser sur la page dactylographiée son chant inédit, à échanger la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac, à faire quelque chose qui puisse vivre tout en vivant lui-même. À moins d'être de ces candidats-artistes extrêmement chanceux, il ne tarde pas à s'apercevoir que chanter grâce à sa machine à écrire et faire exister ce chant dans les pages d'un magazine sont des exercices sans aucun lien, que les joies de l'âme et les désirs du cœur, modelés dans une forme artistique durable, ne sont pas forcément de la littérature immédiate, en bref, que le maître qu'il cherche à servir pour le pain et la gloire ne veut pas entendre parler de lui. Alors qu'il s'assied pour reprendre son souffle, il aperçoit les candidats à la littérature alimentaire lui passer devant, en foule, se satisfaisant du pain et laissant tomber la gloire. Par définition, les gens appartiennent au plus grand nombre ou au petit nombre ; il y a divorce entre le pain et la gloire ; et là où le candidat-artiste rêvait de servir un maître, il en trouve deux : celui qui lui permettra de vivre et celui qui permettra à son travail de vivre, et ce qu’exige le premier, le second n’a pas grand-chose – voire rien – à en faire. (p. 26-28)

Jack London, Quiconque nourrit un homme est son maître. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Moea Durieux (Éditions du Sonneur, La Petite collection, 2009)