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La photo

C'était vraiment une belle photo. Il ne put s'empêcher d'avoir un petit mouvement de vanité, une légère déglutition, et se dit, à haute voix, en se regardant dans la glace du salon : « C'est bien moi ! »
Ce fut alors un long souci, une attention de tous les instants. Lui qui ne sortait presque jamais se mit à fréquenter assidûment les cocktails d'éditeurs et les bars de Saint-Germain-des-Prés, en s'efforçant de ressembler à son portrait.
Il y parvint. Maintenant qu'il avait une tête d'écrivain, il ne lui restait plus qu'à écrire, il n'avait pas à s'en faire, on l'éditerait sûrement sur sa bonne mine. En quoi il se trompait, car les lecteurs n'achètent que les livres des auteurs qu'ils connaissent déjà. Il s'avisa qu'il était chauve comme une fesse, mais qu'il pouvait se faire sans effort une tête de Francis Ponge qu'il admirait beaucoup.
Ses premiers ennuis commencèrent lorsqu'il lut Du mouvement et de l'immobilité de Douve : il poussa le mimétisme jusqu'à s'acheter par correspondance une perruque d'Yves Bonnefoy. Il fut choqué que le Mercure de France lui demandât son tour de tête, il pensait que c'était un modèle standard.
C'est à cette époque que les éditeurs se mirent à exploiter sérieusement les produits dérivés. Il compléta sa perruque par une frange (Grasset) pour ressembler à Hervé Bazin, un fume-cigarettes (Gallimard), modèle Philippe Sollers, une boîte de poil à gratter pour prendre les tics de Malraux (vendue à la boutique de la BN), un décolleté de chemise blanche de Bernard-Henri Lévy fourni par L'Express à tout nouvel abonné avant la fin du mois, un lorgnon comme Léautaud (encore le Mercure) et, à cette occasion, il commença à tenir son journal intime.
Pour s'assurer une place dans le métro, il se déguisait parfois en vieil académicien, sans l'épée, qu'il jugeait dangereuse, ou en femme de lettres enceinte, selon les jours.
Quand il mourut comme Roland Barthes dans un moment d'inattention, on l'inhuma au Père-Lachaise, sous un saule en zinc payé par la Société des Gens de Lettres.

François Caradec, Entrez donc, je vous attendais. Contes et devis (Mille et une nuits, 2009, p. 62-63)

Pour ce recueil, composé peu avant sa mort en novembre dernier, d’hommages plus ou moins sérieux à tous les écrivains qu’il a aimés (ou moins aimés), le pataphysicien et oulipien avait aussi envisagé un autre titre, dont on regrette qu’il ait été écarté : « Quoi de plus émouvant à marée basse dans le creux d’un rocher qu’un bigorneau qui marche ».