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LE CLOU

Monsieur Valéry connaissait des gens arrogants et il ne les aimait pas.
Pour monsieur Valéry, une personne était arrogante lorsqu'elle s'estimait supérieure à sa tâche : que ce soit servir à table, écrire ou peindre un tableau.
Monsieur Valéry expliquait :
- Je connais des gens qui marchent dans la rue comme s'ils faisaient une faveur à l'acte de marcher. Il est dangereux de s'estimer supérieur à sa tâche, expliquait monsieur Valéry.
- Si on a pour tâche d'enfoncer un clou dans le mur... (et il dessinait)

- ... et si on s'estime plus intelligent que cette tâche, on court le risque de manquer le clou et de se taper en plein sur le doigt.
- Mais on ne peut pas non plus se juger moins intelligent que sa tâche car, par inhibition, on court le risque de manquer le clou encore une fois et ainsi de se taper à nouveau en plein sur le doigt.
- C'est pourquoi, concluait monsieur Valéry, je me considère, en toutes circonstances, au même niveau que ma tâche. Je ne suis ni son chef, ni son employé. Moi et ma tâche sommes des choses d'égale intelligence dont les destins se croisent à un instant donné. Et c'est tout.
Monsieur Valéry, après cette dissertation philosophique, eut le souffle coupé, tellement il était heureux.

LA COMPÉTITION

Monsieur Valéry n'aimait pas les compétitions.
À propos de n'importe quelle épreuve, il disait que de la première à la dernière place le classement était entièrement à revoir.
Et il s'interrogeait :
- Battre les autres, dans quel but ? Perdre contre les autres, pour quelle raison ?
- Je préfère être vice-dernier ou sous-dernier, disait-il avec ironie.
Et il expliquait :
- Une compétition n'est juste que si tout le monde part sur un pied d'égalité. Mais cela est impossible, comme on le sait. Et si on était tous égaux, comment les uns pourraient-ils devancer les autres ? Dans une compétition les gens finissent toujours comme ils ont commencé, concluait monsieur Valéry.
Et monsieur Valéry disait encore :
- Ce que j'aimerais, c'est voir une course de cent mètres dans laquelle chaque piste terminerait à un point différent.
- Imaginez quatre pistes de cent mètres comme ça... (et il dessinait)

- ... de cette façon, continuait monsieur Valéry, en terminant la compétition, chaque athlète comprendrait mieux ce qui l'attend le lendemain. Même en cas de victoire, à la fin de la course il se retrouverait tout seul, ce qui est une petite leçon de vie.
Et après cette affirmation quelque peu ambiguë, monsieur Valéry continua sa promenade quotidienne, le corps légèrement courbé, le chapeau vissé sur la tête, et seul, complètement seul, comme toujours.

Gonçalo M. Tavares, Monsieur Valéry et la logique (2002) (Viviane Hamy, 2008, p. 61-64)

(pour les dessins, vous devrez acheter le livre !)

« O Bairro » (ou Le Quartier) est un drôle d’endroit peuplé d’écrivains célèbres, et où la logique est parfois la raison du plus fou.

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Gonçalo M. Tavares est né en 1970. Après avoir étudié la physique, le sport et l’art, il est professeur d’épistémologie à Lisbonne. Il a publié, au Portugal, des romans, recueils de poésie, essais, pièces de théâtre, contes et autres ouvrages inclassables.

Les Éditions Viviane Hamy ont également publié un roman, Jérusalem, en 2008, et « poursuivront la promenade dans ce drôle de quartier » avec les publications de Monsieur Kraus puis Monsieur Henri.

Et Monsieur Calvino, on pourrait l'avoir, aussi ?

::: lire aussi le premier chapitre, « Les amis »

::: un billet de Didier Jacob et un entretien, en français

::: et le blog de Gonçalo M. Tavares, en portugais