lignes de fuite

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mardi 10 octobre 2006

numérisation infinie nullifiée

Toute machine est, étymologiquement, un piège. Tout piège, conséquemment, est un certain type de machine.
Ce qui fait que le piège fonctionne, c'est l'application d'une technologie secrète, un langage que ne connaît pas votre adversaire, dont il ignore l'existence, dont il ne peut même concevoir l'existence.
Bref, un piège est une machine dont seul le créateur connaît le langage, alors qu'il reste obscur pour celui qui en sera la victime.
Un piège est un différentiel cognitif. (p. 310)

Alors, voici l'Homme.
C'est une femme. Et c'est une femme artificielle.
C'est elle qui vient de s'extirper la première du petit orbiteur. C'est elle qui vient de poser le pied sur le sol. C'est elle qui leur fait un signe de la main en s'approchant, tandis que son compagnon de vol s'extrait de la cabine à son tour. (...)
Link, à leur approche, essaie - comme il a tenté de le faire si souvent avec celle-ci - de déceler une différence notable entre les Androïdes qui marchent vers eux et les humains qui les attendent. Mais rien. Ni dans la démarche, l'attitude, les gestes, et moins encore dans les traits et les expressions du visage. Rien dans l'apparence charnelle, rien dans la texture, dans la structure corporelle, rien d'organique. Rien non plus dans la voix, le langage, le regard, rien dans ce qui est enfoui mystérieusement au cœur de l'être.
Ils étaient bien ce qu'ils étaient, à la perfection. Ils étaient des images de l'Homme, comme l'Homme était une Image de Dieu.
Pour eux, la Chute est consubstantielle à leur existence puisqu'ils sont nés de la Créature. De fait, ils n'ont pas vraiment « chuté », ils n'ont pas connu, et n'ont pas à connaître cette déchéance fondamentale.
En ce sens, ils sont bien plus libres que nous, en effet. Les différences qui subsistent entre nos deux espèces ne font que renforcer notre similitude, et elles éclairent nos destins respectifs.
Ils ont été créés par nous et pourtant c'est comme s'ils venaient avant nous, et non après.
Ils ont été créés par nous, et pourtant ils semblent en mesure de nous recréer, à leur image.
Ils ont été créés par nous, et pourtant leur différentiel s'ouvre vers une liberté inexplicable, tout autant que vers le plus grand des dangers.
Ils sont un peu plus qu'humains.
Ils sont un peu moins que des machines.
Ils sont si proches de nous, ils sont bien trop proches de nous.
Ils sont beaucoup trop humains. (p. 490-491)

La chose désirait anéantir toute pensée, tout langage, toute cognition, bien plus qu'elle ne cherchait à détruire des corps. C'est la raison pour laquelle elle opérait un échange, un « swap », un téléchargement de données à double sens, comme dans un réseau.
Le corps humain avait délivré au monde sa structure intime en une longue succession de chiffres binaires, en pur langage-machine. Désormais la chose-monde achevait son œuvre en transformant l'humain ainsi cadavérisé en une colossale somme d'informations de toutes sortes qui tapissaient les murs, les portes, le plancher, le plafond, chaque recoin de son appartement monobloc. Il y avait là l'intégralité de son génome qui formait une immense succession des quatre lettres symboliques des bases de l'ADN. Des séquences ininterrompues de A, C, G et T parcouraient ainsi tout l'espace, dans toutes les directions. Trois milliards de paires de nucléotides, plus les milliards de térabits relâchés en base deux par les neurones du cortex et quelques informations anatomiques spécifiques, sous des formes variées, mais retraçant avec fidélité le modèle biologique de l'homme qui avait vécu ici et avait fini ses jours en parlant comme une machine réduite à son plus rudimentaire niveau d'expression.
Et maintenant « il » était là. Tout entier. Tous ses « plans ». Exposés sur la surface externe de son propre monde. (p. 100-101)

La nouvelle communication entre les hommes, ces post-humains à qui l'immortalité collective assurera un statut quasi divin, sera d'un type radicalement nouveau. Elle ne reposera plus sur le langage, qui aura été détruit, mais sur la neuronexion directe de chaque cerveau à travers le réseau biologique néo-humain, néanmoins, pour que cela se maintienne, on ne peut se contenter d'exterminer la transmission orale. Il faut absolument, et bien avant d'en avoir fini avec les cortex humains et leurs systèmes linguistiques, trouver le moyen d'empêcher toute transmission écrite. Car la transmission écrite, c'est la mémoire, et plus encore, c'est un texte global en perpétuelle transformation. La transmission écrite, en elle-même, est un cerveau. Elle structure la pensée en l'illuminant. Elle est capable de jeter des ponts au-delà de la mort et de la vie. Elle peut inscrire des noms, des récits, des événements. Elle peut détruire tout ce que l'Anome réalise. Pour que le néomonde puisse espérer s'installer dans la durée, il lui faut anéantir toute l'histoire précédente. Il lui faut annihiler tout individu, détruire toute pensée, toute possibilité de pensée. Il lui faut abolir toute trace même du langage. (p. 607)
Elle procède sur eux à une numérisation infinie nullifiée. (p. 615)

Maurice G. Dantec, Grande Jonction (Albin Michel, 2006)

lundi 9 octobre 2006

lignes de fuite

Il ne faut pas chercher si une idée est juste ou vraie. Il faudrait chercher une tout autre idée, ailleurs, dans un autre domaine, telle qu'entre les deux quelque chose passe, qui n'est ni dans l'une ni dans l'autre. (…) les choses, les gens, sont composés de lignes très diverses, et (...) ils ne savent pas nécessairement sur quelle ligne d'eux-mêmes ils sont, ni où faire passer la ligne qu'ils sont en train de tracer : bref il y a toute une géographie dans les gens, avec des lignes dures, des lignes souples, des lignes de fuite, etc.

Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion, Champs, 1996, p. 16-17)

mardi 3 octobre 2006

dans la télévision 3

Ce n'est pas parce que vous êtes mort que vous avez le droit de ne plus avoir d'avis. C'est très très grave, écoutez-moi. La préparation du temps de cerveau humain disponible étrangle les ritournelles, Monsieur Deleuze, vous m'entendez, l'Ogre joue des cartes reines et l'hippocampe s'agenouille. Quant au néocortex, lui il s'oublie au reptilien. Je dis : la perte du territoire. Et puis je ne crie pas, j'explique.

Une solution, oui, parfaitement. Mais parce que vous connaissez des plateaux toutes les langues et les abécédaires, bordel de merde, Monsieur Deleuze, vous allez m'aider oui ou non. Évidemment que je panique. Sinon je ne serais pas là, agenouillée en plein courant d'air, toute barbouillée d'H5N1. Vous pensez peut-être que ça m'amuse les têtes de poulets en collier, vous croyez que je trouve ça seyant d'avoir des plumes dans les naseaux et des bouts d'abats sous les ongles, en fait vous n'êtes pas si malin. Ne boudez pas, c'est pas le moment.

(...) Le problème le voilà : il porte plus haut et fort que tout, le chant de la télévision. Il s'est infiltré cordes et notes, il s'est lové à la luette, l'hémisphère gauche s'est fait d'abandon argileux, l'hippocampe est docile, les synapses en curée. Je ne crois plus aux ténèbres mais aux supermarchés dont les baffles diffusent une révolution qui porte le nom de Jenifer. Endemol, ça ne doit rien vous dire. Le téléréalisme non plus. En France il n'y a eu, tout du moins pour l'instant, qu'un bon paquet de dépressions nerveuses et puis bien sûr un viol, mais dans le reste du monde on en est au huitième suicide. Huit ex-candidats qui se flinguent, je vous promets que ça fait sens et que ça n'intéresse personne. Évidemment que j'y ai pensé, mais Foucault a clamsé en juin 84, que voulez-vous qu'il pige à cette histoire de fou, il me faudrait des heures pour le mettre au parfum et pas mal de billets que je ne peux pas sortir. Je vous ai dit que je n'avais pas le choix.

Le téléréalisme, oui c'est bien ce que j'ai dit. J'aurais préféré un autre mot, un tout fait par quelqu'un si possible un penseur mais je n'en ai pas trouvé. Baudrillard, lui, il dit ready-madisation, mais ça n'a rien à voir et ça ne m'est pas utile, parce que les oiseaux morts, entre nous, il s'en fout. Loana, oui, c'est ça. Jusqu'à la une du Monde, cet été-là, c'est vrai, quelqu'un a calculé je crois que les coupures de presse faisaient dans les cinq kilos, je dis peut-être des bêtises mais il me semble que c'est ça. Dites-moi c'est très bizarre, comment ce fait-il que. Il passe par M'Batah ou par un de ses confrères, je demande juste au cas où, parce que ça doit douillet. Il vous a raconté aussi la sollerserie, eh bien c'était dans Le Monde, elle va vous plaire, je pense. À l'époque Philippe Sollers avait déclaré : Kenza a un minois d écrivain. Ils se sont vus à la Closerie mais finalement elle a préféré le journalisme.

Dans la merde, c'est bien ce que je vous dis, c'est pour ça que je vous ai fait venir, ce n'est pas mon boulot d'inventer ne serait-ce qu'un syndrome. Vous êtes vraiment déconnecté ou bien vous le faites exprès. Les morts et les vivants dont le travail consiste à produire de la pensée, ils ne m'ont conseillé, au mieux, que des boules Quies. Le téléréalisme, ils ne se rendent pas compte, ils lisent Télérama mais juste les pages culture, ils ne l'allument jamais, la télévision. À part pour les JT, les films de cul ou les débats qui. En général c'est BHL, et Finkielkraut. Vous avez raison, oui, c'est vrai, j'aurais dû commencer par là, vous auriez mieux compris tout de suite.

À cause du territoire et de tous ces sales restes, vous me manquez beaucoup, vraiment, Monsieur Deleuze. Je suis déjà, je sais, dans la télévision. Je suis en elle à elle, ma ritournelle est engloutie je suis dans le ventre de l'Ogre, picotements peau rougie allergie sucs gastriques. Je n'ai plus aucun territoire, je ne suis plus rien sinon une ligne ou un chapitre, de la fiction collective un fébrile prolongement.

Chloé Delaume, J'habite dans la télévision (Verticales, 2006, p. 114-117)

vendredi 8 septembre 2006

juste dépanner

II - LYCÉE PUBLIC MIXTE- TERMINALE G3 - METZ 1978
J'ai dit littérature, ils ont répondu gestion-commerce. Pas assez douée pour la voie littéraire, il aurait fallu redoubler mais les parents ne veulent pas le redoublement puisque ce n'est pas obligé. Préparer un bac pour une fille d'ouvrier, c'est déjà bien et puis gestion-commerce, ça fait sérieux. On dirait presque un métier.
Et je me laisse convaincre. Aimer lire Kerouac et Miller ne fait pas de moi une littéraire. Trop de fautes dans mes dissertations. C'est inscrit au stylo rouge dans la marge : des idées, certes, mais que de fautes ! Ce mot de faute qui fait honte et me rappelle d'où je viens. Le père et la mère qui parlent mal le français. Famille qui ne semble pas venir d'un pays mais du plus sombre de la mine, là où le grand-père poussait les wagons. La pauvreté est une punition et moi je faute dans mes dissertations.
Terminale G3, un métier assuré après le bac. Secrétaire Commerciale, C'est déjà bien pour une fille d'ouvrier. Alors, j'essaie au début de faire bien, de travailler, d'écouter et de suivre, de faire commerce, de faire gestion. Mais dans la classe tout semble vouloir se passer ailleurs qu'au tableau, ailleurs que dans la bouche des enseignants qui souvent nous traitent de bons à rien, parce qu'on ne s'intéresse pas à la vie des entreprises, à la façon de rédiger un courrier, aux subtilités de la comptabilité. De notre vie détinitivement foutue si on persiste à mal faire. Et si certains élèves s'accrochent parce que ce serait bien le bac à la fin de l'année, on est dans une classe de bons à rien. Chaque jour, un prof pour nous le rappeler, pour le graver dans notre tête, pour nous le tatouer sur la peau. Bons à rien. De leur soulagement à se convaincre que c'est de notre faute. Notre faute. (...)

IV - ENTREPRISE D'IMPORTATION - MARSEILLE - BOUCHES-DU-RHôNE - SEPTEMBRE 1978 (...)
Dans les toilettes, je fume, assise sur le couvercle baissé des W.-C. Je fume et j'ai hâte d'être 17 heures. J'ai hâte de retrouver le soleil qui donne encore un air de vacances à la ville. J'ai hâte de marcher sur le vieux port, de voir la mer, de boire un verre on terrasse. Retrouver mon temps a moi, retrouver les bonnes raisons d'être là, à Marseille. L'usine de dattes pour dépanner. Juste dépanner.
Ma cigarette fumée jusqu'à la limite du filtre jaune, je retourne dans la grande salle active et constate que des barquettes vides ont été rajoutées aux miennes. Je comprends que l'une ou peut-être toutes les autres femmes ont profité de mon départ pour se décharger d'une partie des leurs. Je ne dis rien. Je ne sais pas ce que je pourrais dire. Je ne suis pas en colère, un peu triste. Je sais que je ne suis là que pour un mois au maximum. Après, une autre ville, un autre boulot pour dépanner. Marseille n'est pas la ville pour s'arrêter.
Elles, les femmes étrangères, ici pour la survie. Ici, parce qu'elles n'ont pas d'autre choix.
Je ne dis rien, je remplirai les barquettes que je pourrai. Et j'imagine que partout dans la ville portuaire, dans des hangars comme celui-ci, oui, un peu partout dans Marseille, on trie, on pèse, on emballe la cargaison des bateaux. Les fruits, les huiles, les piments, les épices, marchandises que l'on manipule jusqu'au dégoût. L'odeur qui s'infiltre par le nez, la bouche et la peau. L'odeur qui s'installe et chasse les rêves.

Fabienne Swiatly, Gagner sa vie (La fosse aux ours, 2006, p. 11-12 et 24-25)

samedi 2 septembre 2006

le statut de l'auteur

Pique-nique dans ma tête est un roman plus complexe que les deux précédents, Animos et Un monde cadeau (dont j'avais beaucoup aimé le côté ovni), notamment par les interrogations sur le statut de l'auteur qu'il met en scène de manière drôle et poignante : l'obligation de confidence faite à l'écrivain (en nos temps de surexposition de l'intime) ne va pas forcément de soi.

Vous voulez dire : l'état d'esprit du narrateur ? me demande Damiana Legowisko, son regard légèrement gauchi trahissant l'amorce d'une impatience contenue. Je pense alors à un lecteur. Un lecteur possible. Un lecteur que je n'atteindrai sans doute jamais. Je fixe mes mains sans répondre. Vous ne trouvez pas qu'un roman, je veux dire un vrai roman, devrait plus se préoccuper de l'état d'esprit du lecteur que celui du narrateur? finit par émettre cette jeune femme, avec une moue qui transforme son beau visage en face de goule frappée par les stigmates de

Écoutez, je ne suis sûr de rien, rétorqué-je fraîchement. Je vois bien que l'attention de Damiana amorce un déclin irrémédiable. Je le sens. Son pied droit s'agite continûment dans sa tong. Et puis ses yeux. Les yeux de Damiana. Aux reflets bleu vert. Damiana ou Tiphaine, peu importe. Des yeux couleur noisette. Couleur vert d'eau. Délicatement injectés. Comme des racines qui résistent au vent. Des yeux que ses paupières constrictives réduisent peu à peu. Des yeux qui détachent une à une leurs pattes du

Il y a le cri de ce petit garçon. Je ne sais pas pourquoi, mais il me redonne espoir. En même temps, dis-je, ce changement d'humeur du narrateur, il faudrait simplement trouver un moyen de. Je cherche un mot qui claque. Il faudrait trouver le moyen de le faire vivre au lecteur. Ah ? dit la jeune femme, fronçant ses beaux sourcils. Mais je vois bien que le cceur n'y est pas. Tout en Damiana respire l'espoir déçu : cette narine légèrement incurvée, ce mouvement nerveux de l'encolure, ce minuscule coup de genou dans le vide... Tout cela crée, je le sens bien, un vide dans l'espace du roman. Et cette façon de rejeter sans cesse ses cheveux en arrière. Avec un petit geste du pouce et de l'index : hop ! Un geste qui en dit long sur son état d'exaspération. Il faudrait qu'au moment où le texte dérape, le lecteur se sente lui-même déraper, poursuis-je, m'attachant à me retenir fortement à sa crinière. Ah ? émet-elle d'entre ses lèvres. Se grattant sans façon un coin du naseau. Du bout de l'ongle de l'auriculaire. Son nez, ses yeux. Ses antennes de chair retournant se loger dans sa tête. Un peu comme, vous savez, dans ce passage de

De Proust ? coupe-t-elle. Je crois un instant qu'elle va se lever et paf ! tout planter là. Oui, oui, dans ce passage de Proust où, comment dire, l'auteur, ou le narrateur si vous préférez, rejoint fugitivement le lecteur, comme si - Proust ce n'est pas un peu, intervient-elle. Mais je passe outre : Ce passage extraordinaire où le narrateur se dirige en - Je veux dire convoquer Proust, proteste-t-elle. Proust faut pas pousser mémé dans les

Mais je n'écoute pas : Le narrateur se dirige calèche vers un bled, Dumesnil, je crois. Et là : crac ! Il aperçoit trois arbres sur le bas-côté de la route. Trois arbres qu'il n'a jamais vus auparavant, mais dont l'aspect et l'ordonnancement lui paraissent si familiers, suscitent un lui un tel sentiment de réalité, si vous voulez, qu'il éprouve par contraste l'impression étrange d'avoir toujours vécu dans un univers de fiction, ce qui est un comble, quand on y songe. Pour un narrateur, je veux dire. Vous ne trouvez pas ? Ouais oh moi, répond Damiana. Mais je ne relève pas. Je suis tout à ma démonstration : Un peu, poursuit Proust par la voix de son narrateur, un peu comme lorsqu'on croit se réveiller d'un rêve en apercevant fortuitement un objet bien réel par-dessus le livre que l'on est en train de

Oh moi, vous savez, coupe Damiana, dont le pied clac clac clac bouge frénétiquement dans sa tong. Le réel, la fiction, poursuit-elle. La fiction du réel, surenchérit-elle. Le statut de l'auteur hein, ironise-t-elle. Clac clac clac. Je regarde son pied. Je ressens nettement l'effet d'un rétrécissement. Le point de vue du narrateur hein, moque-t-elle. Le le le point de vue du point de vue du narrateur hein, abîme-t-elle. Et Lycée de Versailles. Clac clac clac. La descente sur Hudimesnil. Tout ça. Clac clac clac. Tous les khâgneux de France et de Navarre font leur délice de cette. Clac clac clac. Je sens nettement l'effet d'un encerclement. De cette prise de tête. Clac clac clac. Quoique l'expression de « Pont aux ânes » soit plus juste. Je pose ma main sur le banc de pierre. Sans vouloir vous vexer, hein. Je pose l'autre main sur ce mur. Ce mur qui m'enserre. Ce mur qui m'étouffe. Je ne vous vexe pas en disant ça ? Je fixe mes chaussures. Vexé ? Moi ? Je sens que vont venir les toussotements. Les regards gênés. Allons, allons. Moi ? Vexé ? À mon âge ? Je sens qu'au bout du compte, Damiana me demandera Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ? Et puis il y avait eu cette remarque de ma femme. Parce qu'à force de parler à tort et à travers, m'avait-elle dit un jour. À force de tourner sans cesse autour du

Ma femme, debout, au bout du jardin. Devisant avec ce type, là. Ce Verquin. Ce type tout sourire, qui me fusille du regard. Je ne vous ai pas vexé au moins? s'enquiert de nouveau Damiana Legowisko. Et son pied cesse brusquement de s'agiter. Moi? Vexé? Non non. Son pied qui se tord bizarrement dans sa tong. Bon. Parce que. Il ne faudrait pas que vous. J'insiste : Non non, au contraire. Bon, dit-elle, et à part ça, je veux dire à part vous passionner pour l'écriture, vous

D'un bond, je suis sur mes pieds. Je pointe mon doigt sur ma braguette. Je dis: Oh ! oh ! Je dis : C'est-à-dire que. J'esquisse un sourire douloureux : Je j'ai cette envie. Cette envie pressante. À force de parler, à force de te hausser hein, m'avait dit un jour ma femme. Ah bon, me répond Damiana Legowisko.

(…)

Pas seulement la volonté, continue imperturbablement ma femme. Le courage, évoque-t-elle. Le courage d'aller jusqu'au bout de

Dans ce roman, il y aurait cet enfant, dis-je. Cet enfant maigre. Ce petit szmugler. Il symboliserait en quelque sorte le fils que. Le fils que nous

Mais ma femme n'écoute pas. Bien plus que du courage, poursuit-elle. Une sincérité. Une sincérité vraie. L'honnêteté d'écrire quelque chose de vraiment personnel, insiste-t-elle, me regardant fixement. Comme on regarde un gosse. Un gosse un peu niais. Quelque chose qui te concerne. Quelque chose qui t'appartienne. D'un geste las, un geste que je connais bien, elle désigne la chemise cartonnée à la couverture jaune et les livres qui s'empilent à côté du lit : Pas un truc piqué à droite à gauche. Tes histoires de ghetto, là. De szmuglers. Tes histoires de pendus, de photographes - et je ne sais quoi d'autre. Des histoires volées. Des prétextes. Des échappatoires. Morbides en plus. Des histoires

Macabres ? Oui, macabres, répond ma femme. Et puis complaisantes en un sens, ajoute-t-elle. Contournées. Des prétextes, poursuit-elle. Des prétextes pour ne rien dire, des prétextes pour ne rien

Je veux m'insurger. Tout du moins protester. Il y aurait cette chose à dire au contraire, dis-je mollement. Un moment ou à un autre dans le roman, il y aurait cette chose à

Mais enfin quelle chose à dire ? s'écrie ma femme. Dire que tu as eu tort, c'est ça ? éclate-t-elle. Je sens nettement comme un encerclement. Dire que tu as eu tort d'insister pour que je le perde notre fils, c'est ça ? J'ai les tempes qui bourdonnent. C'EST ÇA ? hurle-t-elle. Je ne sais que répondre. Je suis pris de vertige.

Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête (Rouergue, 2006, p. 105-108 et p. 215-216)

mercredi 30 août 2006

saloperie de corps

Un autre extrait pour faire bonne mesure : Rorty, le président détesté et craint, a aussi ses faiblesses :

(…) saloperie d'allergie aux acariens, tout cette vie invisible et moléculaire me révulse à un point, ah oui, penser à dire à Audrey de faire venir la femme de ménage deux fois par jour, il y avait une peluche sous le canapé du salon, ces cochonneries de poussière me fichent toujours une trouille bleue, surtout depuis que j'ai lu cet article sur les polluants retrouvés dans le sang de plusieurs députés britanniques ou européens, je ne sais plus, danger de mort des matériaux, danger de mort des animaux, dire que j'ai jamais pu aller sous les tropiques, peur de me faire piquer par toutes ces saloperies de bestioles, rejoindre Bart dans sa villa du Yucatàn à cause d'une crise d'angoisse, obligé de rebrousser chemin à l'aéroport en prétextant une sciatique, visions d'horreur de serpents, d'araignées qui me rentraient par la bouche, le nez, les oreilles, sueurs froides, intestins en feu, peur panique de gober des bactéries mortelles dès ma sortie d'avion, pourvu que personne ne vienne jamais à l'apprendre, je vois d'ici le sourire narquois des salariés, des concurrents, de l'international, des actionnaires et les encadrés assassins dans la presse professionnelle, la vérité révélée sur la phobie de Jean-François Rorty, président de l'agence KLF, il n'a jamais mis les pieds sous les tropiques parce que la peur des serpents et des araignées lui donne la colique, ça y est, je repense encore à Fischer, quelle horreur, ses yeux m'effraient, son autorité implacable me tétanise, je voudrais tant satisfaire chacune de ses demandes mais il place la barre trop haut, beaucoup trop haut, mon Dieu, comment peut-il être aussi fort et moi aussi faible, qu'il se montre intraitable et menaçant et je me disloque, m'éparpille en mille morceaux, agonisant de douleurs et d'envies suicidaires, qu'il me félicite je ne me sens plus toucher terre, des vibrations de reconnaissance me parcourent, je le trouve immensément beau, j'ai presque envie de me jeter à son cou et de l'embrasser, je suis divinement confus, aussi stupidement joyeux que la fillette à qui la maîtresse vient de remettre un bon point (…) au secours, je ne vois plus rien, sauf l'horreur de Fischer, les intestins, encore et toujours ces foutus intestins, saloperie de corps, tas de chair avariée, pourriture parmi les pourritures, je ne vais pas couper à un aller-retour illico presto dans les toilettes, saloperies d'organes, machines à merde, réservoirs à fiente et à bactéries, vive le futur, vive la prophylaxie, la prothétique et les matériaux intelligents, tiens, en voilà une idée de livre, L'Adieu au corps en beauté, écrire L'Adieu au corps, zut, cela a déjà été écrit par je ne sais plus quel anthropologue, qu'importe, exalter la splendeur des mondes futurs et devenir le Aldous Huxley des années 2000, Le Meilleur des mondes est à notre portée, je me charge de le décrire, je suis un grand visionnaire. (…)

Laurent Quintreau, Marge brute (Denoël, 2006, p. 89-92)

samedi 26 août 2006

penser à ne plus penser

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Quelques extraits :

1.8 Il est plus facile de ne pas penser que l'on ne pense pas que de penser que l'on ne pense pas.
1.9 Si je souhaite ne plus penser, il me faut arrêter la pensée de ne plus penser au moment où je dois commencer à ne plus penser.
1.10 Mais j'arrête là deux pensées : la pensée et la pensée de ne plus penser.
1.11 Et même trois pensées : la pensée, la pensée de ne plus penser et la pensée de penser à ne plus penser.
1.12 Et même quatre pensées : la pensée, la pensée de ne plus penser, la pensée de penser à ne plus penser et la pensée de penser à ne plus penser à la pensée de penser.
1.13 Mais ne plus penser doit se penser pour éviter à la pensée de revenir.
1.14 La pensée peut donc se concevoir comme un engin de résistance aux pensées. (...)

7.0 Je ne peux pas tout comprendre mais je peux tout penser. parce que ne pouvant penser à ce qui dépasse ma pensée, je ne peux donc penser que les choses que ma pensée a mises à sa portée (mais qu'est-ce qui lui a afit penser à mettre ces choses à sa portée?).
7.1 D'où il semble découler que la totalité du monde est la totalité de mes pensées.
7.2 Même s'il existe des choses qui ne sont pas à la portée de mes pensées, personne ne disposant du même stock de pensées, il se trouve des choses qui, n'existant pas pour moi, existent pour d'autres et inversement.
7.3 D'où il semble découler que la totalité du monde est la totalité des pensées formulées par tout le monde. (...)

12.8 Est-ce ma tête qui pense à faire bouger mes pieds ou l'envie de bouger mes pieds qui fait bouger la pensée de faire bouger mes pieds dans ma tête ?
12.9 Dans le second cas, si les pieds veulent bouger et font bouger la pensée « bouger-les-pieds » dans ma tête, qu'est-ce qui fait que mes pieds veulent bouger sans ma tête pour leur commander de vouloir bouger ?

Jean-Michel Espitallier, Tractatus logo mecanicus (pensum) (Al Dante, 2006, p. 10-11, p. 31-32 et p. 50)

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