lignes de fuite

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citations

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dimanche 7 janvier 2007

la lecture est une amitié

Spécialement pour les commentateurs de mon précédent billet, un petit bonus proustien (sans statue ni boulons, s'entend!) :

Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, – dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, – les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, d’une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes ; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle ; quand il nous ennuie nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle, chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même.

Marcel Proust, Journées de lecture (Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibliothèque de ma Pléiade, 1971, p. 186-187)

vendredi 5 janvier 2007

pour goûter le pixel

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Mes actes sont ceux d'un robot mal programmé qui aurait trouvé la faille de son système, qui se serait reprogrammé pour atteindre ce que les humains ne peuvent toucher du doigt. J'ai atterri dans cet enfer pour trouver quelque chose, un trésor que personne ne voit, dont personne ne connaît l'emplacement, mais dont je capte les vibrations. Quelque chose va se passer. Je ne sais pas quoi. Un tremblement de terre, une explosion, une invasion. Je suis peut-être le déclencheur, moi, l'observateur. Peut-être suis-je le nombril de ce monde qui me ressemble tant, qui ressemble à ma tête, aux cartes folles que je trace contre mes mondes imaginaires. Je ne suis pas venu ici pour rien, c'est une impulsion, un réflexe de survie. J'ai fait Reset. (p. 23-24)

L'image que j'ai de ce lieu, après toutes ces années à l'avoir vu dans mon téléviseur, est-elle si différente de la réalité. Nous connaissons par cœur les signes de notre civilisation, mais nous sommes incapables de nommer les arbres. Je suis l'enfant de tous les héros de cette ville.
Quand je vois, toutes les informations consécutives sont transmises à mon cerveau par vibration électrique dans le nerf optique. Analogie avec les vibrations électriques dans le câble d'une télévision : je suis une télévision, mon ventre est un magnétoscope, il ne s'agit plus de science-fiction, j'enregistre, je régurgite, je suis réel, j'existe, je suis là aujourd'hui. (p. 27-28)

Maintenant, je suis seul. Tout ce qui est là, dehors, est instrumental. Tout est là pour moi. En plissant les veux, je peux voir la grille partout. Lumineuse. Constellée d'informations, de nodes et de propositions. Elle s'adapte à mes besoins, je la plie pour en tirer le jus. Avec toutes ces choses, je dois recomposer une histoire, tout est lié, tous ces gens se sont croisés, à des intervalles différents. Tous ont croisé le chemin de la Corporation ou de l'Institut. Tous avaient été témoins du même événement : la fragmentation de notre univers. Le vrai et le faux n'ont plus d'importance. Nous sommes dans le plus faux que le faux. Deux négatifs qui donnent un positif. C'est ainsi. Nous avons excédé nos limites, et je suis le seul à pouvoir en tirer quelque chose. J'espère sincèrement me tromper. Cette immortalité me tuera. je ne pourrai pas supporter la solitude. Je n'ai pas de tour où m'enfermer, je ne veux pas être le Sauron de ce monde. (p. 239)

Se pourrait-il que l'Occident tout entier soit condamné ? Je me plais à imaginer que, leurs principes et les puissantes nouvelles religions les empêchant de redevenir des colons, l'occident voudra accomplir sa soif de conquête dans des univers mieux maîtrisés. Cette virtualité que se crée l'occident est notre avenir. C'est très beau d'imaginer un peuple tout entier victime de sa propre création, son utopie de pixels devenue seule raison de vivre, son utopie de marques, de culture, de personnages. J'imagine ces nouveaux conquérants, venus piller les restes de notre décadence, qui trouveront ces humains béats de plaisirs, des casques sur les oreilles, la tête sur leurs bureaux, devant des écrans aux couleurs chamarrées. Je ne sais même pas s'ils prendront la peine de nous exécuter. Ils nous laisseront peut-être là, et profiteront de nos sécrétions pour taire des sérums, des baumes ou des recettes, toute notre salive et nos déchets, nos cacas de nez et notre sperme, elle leur servira à mettre en place une nouvelle économie. Je nous imagine tous, penchés sur nos machines, nos corps désarticulés à la merci du premier point de vue. Un continent tout entier, absent de son corps, enfui dans un monde où les pixels deviennent matière. Un monde où tu pourrais être qui tu veux, sans être esclave de tes gènes, de la carte organique. (p. 241)

La réalité virtuelle est une extension de notre imaginaire, et pour nous sauver de ce qu'ils nous font, nous devons la faire entrer dans le monde. C'est ainsi que nous combattrons. C'est ainsi que nous deviendrons des hommes. Nous n'avons besoin que de nos yeux, de nos oreilles. Nos sens vont devenir des armes. Je le sais maintenant, je suis le héraut de ce monde-là, celui que nos anciens craignent tant : le règne du moment présent. (p. 242)

Ce quartier me pleure, il sait qu'une fois que j'aurai tourné à ce coin de rue, il cessera d'être pour redevenir bouillie d'informations. Je viendrai le recomposer plus tard. Pour me signifier sa tristesse, il se fragmente en constellations d'atomes, de formes géométriques. Pixellisé, il pleut. Ce n'est pas la cendre des ruines fumantes d'un monde détruit par Godzilla. C'est la matière même qui se désagrège, qui tombe sur nos yeux fatigués. Je les entends déjà crier, les gens normaux, les simples joueurs, qui ne savent pas. Ils disent qu'il neige, ils lèvent les bras vers le ciel. Ce que je vois, moi, c'est le pixel, une pluie, scintillations, pépiements. J'entends les bruits d'oiseaux exotiques, toute la ville qui soupire. Combien sommes-nous aujourd'hui à la voir, cette neige artificielle, la réflexion du soleil sur les fragments du monde ? Je ne serai plus jamais passif. Je sais que je peux interagir. Mes doigts levés, comme pour dicter ma volonté à la fabrique de cette réalité, je pianote une dernière séquence. J'apprends à programmer ce flux, comme si j'avais toujours connu son langage. Il se calque sur mes résonnances, tous ces sons que j'ai emmagasinés, je les accorde, je le fais chanter, moi, le chef d'orchestre. Une galaxie de points se dessine lentement, carrés clignotants, multicolores. Ils sont striés de lignes, composés de carrés. L'ensemble trace une image dans le ciel, sur les bâtiments, sur la rue, à mes pieds. La copie d'une chute de neige, de plus en plus fine. Je tends la main pour décrocher un faux flocon. Elle ne fond pas dans ma main, je peux la voir, un long tube terminé par deux étoiles, les hélices qui lui servent à chuter. Ces minuscules hélicoptères pleuvent et se désintègrent. Elles sont merveilleuses, ces pastilles blanches, elles sont nos meilleures amies. Elles ne connaissent pas le mal, elles se contentent de tomber, de flotter et de composer la dentelle qui crisse sous nos pas. Il ne se passera rien de plus, l'évidence de la banalité, la nature qui se copie elle-même, pour la première fois, avec la même intensité. Je tends la langue, pour goûter le pixel. (p. 244)

David Calvo, Minuscules flocons de neige depuis dix minutes (Les moutons électriques, 2006)

mardi 2 janvier 2007

pense-bête, repose-chat et fourre-tout

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Un commentaire de Joël Perino me rappelle fort opportunément que les Vœux de Georges Perec sont disponibles en version hypertexte dans le désordre de Philippe De Jonckheere, si riche qu'on en oublie ce qu'il contient, notamment d'autres textes de et sur Perec, accessibles à partir par exemple de sa bibliothèque (il faut chercher!).

Des bibliothèques (de livres ou de liens) qui sont les nôtres, j'aime ce que Perec écrit :

Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l´illusion de l´achevé et le vertige de l´insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir ; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l'œil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout.

Georges Perec, « Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres », Penser/Classer (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985, p. 42)

Petit florilège en ligne concernant Georges Perec :
- Bernard Magné, Petit lexique perecquien
- Jean-Bernard Guinot, Je me souviens de Georges Perec
- Gilles Carpentier, Georges Perec
- Association Georges Perec
- page Georges Perec de remue.net
- Le Cabinet d'amateur

dimanche 31 décembre 2006

voeux

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La chute d'Icare

Pourquoi Icare est-il tombé ? Parce qu'il s'est trop approché du soleil ? Absolument pas. Icare avait bien étudié la question et il se tenait à une distance prudente. Mais l'une de ses ailes manifesta dès le départ un irrépressible attrait pour le sol et cela compromit tant et si bien sa tenue de vol qu'il finit par choir.

Georges Perec, Voeux (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1989, p. 177)

(Ce texte fait partie des petits textes pour la plupart fondés sur des variations homophoniques que Georges Perec envoyait à ses amis à l'occasion de la nouvelle année : celui-ci est le n° 36 du « Cocktail Queneau » ; composé dans les premiers jours de 1981, il résulte d'une variation homophonique autour du titre Morale élémentaire : « Mort à l'aile aimant terre »)

Quelle plus belle couverture qu'un peu de Perec rendant hommage à Queneau (et illustrant à sa manière le mythe de Dédale et Icare s'enfuyant du labyrinthe crée par le premier) ... pour souhaiter une très bonne année 2007 à tous les visiteurs de ces « lignes de fuite » issues d'un « labyrinthe ».

mercredi 27 décembre 2006

rapprocher et confronter

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Pour le plaisir, l'incipit de la préface manuscrite d'Orion aveugle, qui montre bien comment l'écriture de Simon s'apparente au travail de Rauschenberg, tout en étant très différente, car les mots en effet sont un « matériau » très particulier :

Je ne connais pour ma part d'autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c'est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l'écriture.
Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n'y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis accumulés, et un vague - très vague - projet.
C'est seulement en écrivant que quelque chose se produit, dans tous les sens du terme. Ce qu'il y a pour moi de fascinant, c'est que ce quelque chose est toujours infiniment plus riche que ce que je me proposais de faire.
Il semble donc que la feuille blanche et l'écriture jouent un rôle au moins aussi important que mes intentions, comme si la lenteur de l'acte matériel d'écrire était nécessaire pour que les images aient le temps de venir s'amasser (cependant, parfois, celles-ci arrivent plus vite, et je suis obligé de m'interrompre pour les noter rapidement en marge). Ou peut-être ai-je besoin de voir les mots, comme épinglés, présents, et dans l'impossibilité de m'échapper ?..
Pourtant ce ne sont pas des matériaux existant en soi comme les pierres d'un mur, une tache de couleur - qui ne renvoie qu'à elle-même, ou du bronze - que l'on peut toucher. Eux, d'une manière ou d'une autre, ils renvoient toujours à des choses. Mais peut-être le rôle créateur qu'ils jouent tient-il justement à ce pluriel.
Si aucune goutte de sang n'est jamais tombée de la déchirure d'une page où est décrit le corps d'un personnage, si celle où est raconté un incendie n'a jamais brûlé personne, si le mot sang n'est pas du sang, si le mot feu n'est pas le feu, si la description est impuissante à reproduire les choses et dit toujours d'autres objets que les objets que nous percevons autour de nous, les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars.
Parce que ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l'espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté.
Une épingle, un cortège, une ligne d'autobus, un complot, un clown, un Etat, un chapitre n'ont que (c'est-à-dire ont) ceci de commun : une tête. L'un après l'autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s'entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s'arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d'échos se révèlent.

Claude Simon, Orion aveugle (Skira, 1970)

dimanche 24 décembre 2006

la publicité du temps

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154. Cette époque, qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête. Ce qui était, dans le temps cyclique, le moment de la participation d'une communauté à la dépense luxueuse de la vie, est impossible pour la société sans communauté et sans luxe. Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d'une déception nouvelle. Le temps de la survie moderne doit, dans le spectacle, se vanter d'autant plus hautement que sa valeur d'usage s'est réduite. La réalité du temps a été remplacée par la publicité du temps.

Guy Debord, La Société du spectacle (1967) (Gallimard, Folio, p. 154)

mercredi 20 décembre 2006

et in arcadia ego

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( (...) quelque chose pour être écrit — ou décrit — en latin, à l'aide de ces mots latins, non pas crus, impudiques, mais, semble-t-il, spécialement conçus et forgés pour le bronze, les pierres maçonnées des arcs de triomphe, des aqueducs, des monuments, les rangées de mots elles-mêmes comme maçonnées, elles-mêmes semblables à d'indestructibles murailles destinées à durer plus longtemps que le temps même, avec la compacte succession de leurs lettres taillées en forme de coins, de cubes, de poutres, serrées, ajustées sans ponctuation, majuscule, ni le moindre interstice, à la façon de ces murs construits sans mortier, les mots se commandant les uns les autres, ajustés aussi par cette syntaxe impérieuse inventée sans doute en prévision des mutilations futures et à seule fin de pouvoir être reconstitués mille ou deux mille ans plus tard, après avoir été dispersés, oubliés, enterrés, recouverts de ronces, submergés et redécouverts, épelés par la main des bergers qui suit du doigt sur le marbre du fronton dans l'herbe folle de la verte Arcadie, récités, ânonnés par les futures générations de cancres aux doigts tachés d'encre, cherchant, le feu aux joues (dans les dictionnaires tachés d'encre, aux pages cornées, à la reliure démantibulée, rafistolés, rapiécés, recouverts de papier d'emballage bleu ou beige et où des générations successives de grands frères ont déjà cherché avant eux — sorte de Bibles de la connaissance, transmises de mains en mains, et sur la page de garde desquelles les noms successifs des possesseurs s'alignent, s'étagent, maladroitement calligraphiés en des encres jaunies), cherchant les vieux, les indestructibles mots latins (matrone, mentule, menstrues), les lèvres tachées de violet mordillant le porte-plume rongé comme si, avec l'encre qui les souille, elles suçaient sans comprendre le lait, le principe, non pas même d'une civilisation, de la poussiéreuse culture aux inutiles et poussiéreux bouquins, mais de la vie même),

Claude Simon, L'Herbe (Minuit, 1958, p. 129-131)

lundi 18 décembre 2006

je m'en vais escornifflant

Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à leurs petits : ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement, et mettre au vent.

C'est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce que je fay en la plus part de cette composition ? Je m'en vay escornifflant par-cy par-là, des livres, les sentences qui me plaisent ; non pour les garder (car je n'ay point de gardoire) mais pour les transporter en cettuy-cy ; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes, qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy-je, sçavants, que de la science présente : non de la passée, aussi peu que de la future.

Michel de Montaigne (Essais, Livre I, 24. « Du pédantisme »)
La Page de Trismegiste offre une version en ligne des Essais, d'après l'édition de 1595.

dimanche 17 décembre 2006

je n'aime pas la campagne

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Juste pour l'aphorisme-titre de ce recueil de Jean-Michel Ribes calligraphiés par Stéphane Trapier (Xavier Barral, 2006) !

lundi 11 décembre 2006

une chambre pleine de livres

Pour devenir écrivain, il faut avoir, avant la patience et le goût des privations, un instinct de fuir la foule, la société, la vie ordinaire, les choses quotidiennes partagées par tout le monde, et de s'enfermer dans une chambre. Nous, écrivains, avons besoin de la patience et de l'espérance pour rechercher les fondements, en nous-mêmes, du monde que nous créons, mais le besoin de nous enfermer dans une chambre, une chambre pleine de livres, est la première chose qui nous motive. Celui qui marque le début de la littérature moderne, le premier grand exemple d'écrivain libre et de lecteur affranchi des contraintes et des préjugés, qui a le premier discuté les mots des autres sans rien écouter que sa propre conscience, qui a fondé son monde sur son dialogue avec les autres livres, est évidemment Montaigne. Montaigne est un des écrivains à la lecture desquels mon père revenait sans cesse et m'incitait toujours. Je veux me considérer comme appartenant à cette tradition d'écrivains qui, que ce soit en Orient ou en Occident, se démarquent de la société, quelle qu'elle soit, où ils vivent, pour s'enfermer dans une chambre pleine de livres. Pour moi , l'homme dans sa bibliothèque est le lieu où se fonde la vraie littérature.

Extrait de « La valise de mon papa » (7 décembre 2006), belle Conférence de Prix Nobel d'Orhan Pamuk, traduite en français par Gilles Authier.

dimanche 3 décembre 2006

ce que je vis d'oublier

Au dossier aussi cette citation de Valéry (qui écrit aussi ailleurs (Cahiers, XX, 678) : « Ces cahiers sont mon vice » ) :

Journal de Moi
Je n’écris pas « mon journal » - Il m’ennuierait trop d’écrire CE que je vis d’oublier ; CE qui ne coûte rien que la peine immense d’écrire ce qui ne coûte rien ; CE qui n’est ni laid ni beau, ni vrai ni faux (s’il est complet) – ni même moi ni autre – et qui est, pour autrui, aussi arbitraire qu’il le veut.

Paul Valéry (Cahiers, XXIII, p. 8)

Quand je parcours les Cahiers de Valéry je rêve au blog qu'il aurait sans doute tenu avec jubilation : tout y est (dénis d'intime, liens hypertexte, catégories, croquis ...) sauf l'outil informatique.

vendredi 1 décembre 2006

droit de n'avoir rien à dire

Le couple déborde
On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer.
Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi... », et l’homme sans que la femme..., etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt... C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.

Gilles Deleuze, « Les intercesseurs » (extrait), Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 176-177.

jeudi 23 novembre 2006

une ligne va voir

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Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes.
Une ligne pour le plaisir d'être ligne, d'aller, ligne. Points. Poudre de points. Une ligne rêve. On n'avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne.
Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage.
(…) Voici une ligne qui pense. Une autre accomplit une pensée. Lignes d'enjeu. Ligne de décision.
Une ligne s'élève. Une ligne va voir. Sinueuse, une ligne de mélodie traverse vingt lignes de stratification.

Henri Michaux (Passages, Gallimard, « L'Imaginaire », 1963, p.115-116)

(Michaux évoque les lignes de Paul Klee - dont le tableau reproduit ci-dessus s'intitule « Labyrinthe détruit » (1939) ! - pas les miennes, mais bon ...)

dimanche 19 novembre 2006

une terrible colère

J'aime que, comme moi, Avital Ronell affectionne les parenthèses (oisives, dit-elle dans celle-ci, sur le travail) et les tirets, et toutes sortes de ponctuation :

On dit que la télévision rend idiot : n'importe quel genre de répétition mécanique peut inoculer le virus de la bêtise. (Ce qui m'inquiète en tant que témoin de la vie sociale de mes contemporains, c'est de voir à quel point le travail rend les gens stupides et les prive de formes essentielles de non-production, comme le loisir, la méditation ou le jeu. Il est devenu éthiquement nécessaire de trouver un moyen d'affirmer rigoureusement la valeur du non-travail, voire de subventionner le repos, la paresse, la fainéantise, sans succomber aux dévaluations ou aux criminalisations si courantes dans la logique des autres « activités » - le far niente de Rousseau. Mais l'éthique, elle aussi, est un travail ; aussi laissez-moi simplement poser ce postulat dans l'espace oisif de cette parenthèse, et refuser l'excès éprouvant des affres du labeur, y compris le labeur de la négation. Il faut bien comprendre que la réduction de la figure humaine au travail fait de l'humain l'équivalent d'une bête de somme. Le travail, servile par nature et qui suppose la docilité, se trouve au cœur de l'expérience moderne de l'aliénation ; il est inhumain et antisocial. (…)) (Stupidity, p. 98-99)

et n'hésite pas à évoquer (ce qui en général ne se fait pas dans un essai philosophique) ses états d'âme et de corps :

Il est rare qu'un écrivain avoue l'humeur, l'état d'âme ou l'état d'esprit dans lesquels se produit l'acte d'écrire. Parfois, l'humeur, la Stimmung, le ton et le timbre restent ignorés de l'écrivain elle-même, ou celle-ci néglige un mal de tête et continue d'écrire, ou quelque chose encore le rend inquiet, qu'il essaie de supprimer à mesure qu'il poursuit sa tâche. Ou bien elle presse sa main contre sa poitrine, à l'intérieur, au cœur, pendant qu'il écrit et tente d'évacuer le sentiment qui l'envahit d'une perte du monde. Il est aussi des moments où écrire vous remplit d'euphorie et fait naître un univers, peuplant soudain votre désert d'une musique et de compagnons venant se substituer au monde perdu et silencieux. De quelles sortes de contingences ce climat intérieur peut-il dépendre, cela reste un mystère, mais j'ai pris quant à moi l'habitude de répertorier mes humeurs et de contrôler les voies par où transite l'énergie toutes les fois que je m'avance vers vous, jour après jour, quelques heures chaque jour, essayant de comprendre avec une inévitable lenteur, une manière de timidité (mais qui doit prendre sa source dans une violence étouffée, car je suis, pour un être humain, si pacifique et si gentille - tout le monde en fait la remarque ; tout le monde me dit - compte tenu de mon histoire, c'est vraiment mystérieux - que je dois dissimuler une terrible colère). (Stupidity, p. 109-110)

vendredi 17 novembre 2006

quiconque prétend écrire

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(...) la bêtise détermine l'état d'esprit qui afflige quiconque prétend écrire. Dans la mesure où l'écriture semble être réquisitionnée par quelque altérité intérieure qui s'avère toujours trop immature, plutôt forte en gueule, et souvent encombrée d'un désordre narcissique prononcé, quelle que soit d'ailleurs votre envie de vous cacher ou de vous isoler ; dans la mesure, encore, où le créateur en vous est en réalité trop intelligent pour les stupides postulats de la langue, trop mûr même pour les ruses du surmoi, et bien trop calme pour tenter de mettre en mots le Dire; dans la mesure, enfin, où l'écriture vous fait sans cesse vivre le drame de l'objet perdu mais jamais assez perdu, vous sommant une fois de plus de vous engager dans d'inutiles poursuites et de considérables régressions, tout cela se déroulant devant le sinistre tribunal du surmoi, composé de professeurs, de collègues, de tous ceux qui vous ont laissé tomber, et d'étudiants malintentionnés essayant de vous surclasser (ils font parfois relâche, mais pas si souvent que ça) - pour toutes ces raisons, donc, et pour bien d'autres encore (des raisons plus raisonnables qui m'échappent momentanément), l'écriture vous livre à l'expérience de votre propre bêtise. L'étau se resserre encore quand vient le moment de publier ce que vous avez écrit, de le soumettre à un jugement sans fin. La folie de la publication, associée au sentiment de bêtise absolue qui vient du fait de vous mettre vous-même en première ligne - de toute façon, qui s'en soucie ? et Heidegger est toujours en train de contempler la ligne, mais quelle ligne ? - , vous fait toujours errer dans les limites de l'incertaine justesse de ce qui a été dit.

Avital Ronell, Stupidity (2001) (Stock, 2006, p. 51-52)

lundi 6 novembre 2006

surface et profondeurs

Pierre Assouline, « la littérature » et leurs commentateurs respectifs s’interrogent sur l’utilité des lectures publiques.

Pour ma part, outre le fait que le rythme trop lent de la lecture à haute voix me gène souvent, je trouve très juste ce que Marcel Proust écrit en 1914 au sujet des lectures publiques :

Je ne lis bien que si je lis moi-même, et quand je suis seul. Ce qu’on me lit ne m’arrive qu’à travers la personne interposée du lecteur. Attentif à ce lecteur, à lui faire connaître mon impression, je n’ai pas le loisir, la possibilité, de la laisser se créer dans les profondeurs de mon être ; j’habite ma propre surface, et ne redescends qu’une fois seul, dans le trou où je vois un peu clair.

Marcel Proust (Correspondance, éd. Kolb, vol. 14, p. 156)

samedi 4 novembre 2006

un muscle qui la courbe

L'accommodation

Quand je lis, j'accommode : non seulement le cristallin de mes yeux, mais aussi celui de mon intellect, pour capter le bon niveau de signification (celui qui me convient). Une linguistique fine ne devrait plus s'occuper des « messages » (au diable les « messages » !) mais de ces accommodations, qui procèdent sans doute par niveaux et par seuils : chacun courbe son esprit, tel un œil, pour saisir dans la masse du texte cette intelligibilité-là, dont il a besoin pour connaître, pour jouir, etc. En cela la lecture est un travail : il y a un muscle qui la courbe. (…)

Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil, 1975, p. 120)

dimanche 29 octobre 2006

concessions

Ne faites pas le fier. Respirer c’est déjà être consentant. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une à l’autre. En voici une. Suffit, arrêtons-la.

Henri Michaux, « Tranches de Savoir », Face aux verrous (Gallimard, 1992, p. 73)

vendredi 13 octobre 2006

où s'étrange le je

Un autre poème, dans la série des « Attendus », sur la résistance de l'intime, qu'aujourd'hui tout nous intime l'ordre de surexposer :

attendu que l'intime
n'est pas fonds personnel
sommeil d'or ni sicav
mais appel par le fond
du sans fond au profond
de la cave ( : traversée
- du désastre l'envers)
où s'étrange le je
où le présent s'intime

Florence Pazzottu, L'Inadéquat (le lancer crée le dé) (Flammarion, 2005, p. 15)

jeudi 12 octobre 2006

champ de Narcisse

pazzottu_inadequat.jpg


(Deuxième inconférence)
J'aimerais, avant d'attaquer le vif du sujet, m'assurer d'une certaine loyauté de votre part, ne le prenez pas mal, j'aurais pu dire neutralité, j'aurais pu dire une fraternelle, fidèle étrangeté, c'est qu'il est parfois difficile, n'est-ce pas, de parler avec ceux qui ne lancent pas leur pensée, la font glisser, tourner sur soi, qui ne lancent pas leur pensée à la même distance du champ de Narcisse que soi, - ainsi croit-on parler d'un livre, d'un film, d'une pensée, venue à soi grâce à la rencontre d'un livre, d'un film, d'une pensée, pour comprendre, trop tard, qu'on n'a fait que troubler, attiser l'amour-propre de qui ou qui, ces moi, dont l'écoute, tension inquiète, n'est que démangeaison mimétique, vertige - ; ... mais non, soyez sans crainte, je n'attaquerai pas les sujets dans le vif, si conversation il y a, je n'assaillerai pas, je ne tenterai rien, je resterai à l'abri, à couvert moi aussi, voyez, je suis tranquille, j'esquive, je fais comme vous, je n'approche pas, je glisse, très loin du vif, hors du sujet, du rien qu'on risque (c'est cela, dire), voilà, je me retire.

Florence Pazzottu, L'Inadéquat (le lancer crée le dé) (Flammarion, 2005, p. 39)

On peut lire le bel article sur ce recueil et la notice bio-bibliographique rédigés par Florence Trocmé pour son blog Poezibao, qui est aujourd'hui la référence sur la poésie. Le centre international de poésie Marseille propose aussi une notice sur Florence Pazzottu.

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