lignes de fuite

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Recherche - michaux

dimanche 22 juillet 2007

de continuelles interventions s'abstenir

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La vie, aussi vite que tu l'utilises, s'écoule, s'en va, longue seulement à qui sait errer, paresser. À la veille de sa mort, l'homme d'action et de travail s'aperçoit - trop tard - de la naturelle longueur de la vie, de celle qu'il lui eût été possible de connaître lui aussi, si seulement il avait su de continuelles interventions s'abstenir.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981, Gallimard, Poésie, p.18)

mercredi 6 juin 2007

je suis illisible

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Drôle de compagnie

Je suis de ces écrivains qu'on dit difficiles, voire illisibles.

Ce n'est pas être en mauvaise compagnie.

Compagnie disparate, d'ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il préférait « être incompris plutôt que d'être approuvé ») que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »). Les uns ont cultivé un hermétisme savant (Scève, Mallarmé). D'autres ont chiffré narquoisement l'obscène (Rabelais, Rimbaud). D'autres encore ont fait de la surprise scandaleuse du « nouveau » une valeur en soi : punching-ball ducassien sur les Grandes-Têtes-Molles, plumes de plomb des futuristes, poétique au marteau des dadaïstes, imprécations à la Péret ou mirlitonades coprolaliques à la Cravan.
Je suis de ceux qui aiment ces auteurs que le monde culturel de leur temps (le nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques voire carrément incompréhensibles.
J'aime en somme ceux qui n'ont pas vraiment « réussi » - ou plutôt ceux dont la réussite se mesure d'une certaine manière à leur ratage anthume : ceux, bien sûr, qu'a ignorés la masse des lecteurs de leur temps ; mais aussi (ce sont souvent les mêmes) ceux qui n'ont pas réussi leur « œuvre », si l'on entend par œuvre cette sorte de totalité progressivement accomplie, homogénéisée et clôturée, dans laquelle l'histoire littéraire et l'hagiographie patrimoniale peuvent reconnaître la trace d'un destin comme toujours-déjà verni d'exemplarité.
J'aime par-dessus tout des œuvres qui ont fait œuvre de l'impossibilité de faire œuvre : la trace suspendue laissée par Lautréamont et par Rimbaud, la graphomanie inachevable d'Aimable Jayet, de Jules Doudin ou de Jeanne Tripier, l'espace lacunaire où semble finir par s'évaporer la poésie de Hölderlin et ce chantier désordonné, perpétuellement replâtré et définitivement non clos que sont des entreprises comme celles de Jarry, Cingria ou de Khlebnikov.
Je suis même de ceux qui inclinent à penser que c'est en ces auteurs-là que la littérature vit sa vie puisque c'est par eux qu'en elle-même éternellement elle se change. Je crois que la littérature, au plus essentiel, si essence d'elle il y a, c'est le trobar clus d'Arnaut Daniel ou de Raimbaut d'Orange, la virtuosité pince-sans-rire des Grands Rhétoriqueurs, les mondes renversés de Saint-Amant ou de Théophile, les scansions démantibulées de Corbière, les inscapes condensés d'Hopkins, la langue inouïe de Wolfson, les spéculations étymologiques de Biély ou de Brisset, les mécaniques ironiquement désaffectées de Roussel, les créations verbales de Villon, de Lewis Carroll, de Clément Pansaers ou de Michaux (aujourd'hui celles d'Oskar Pastior, de Patrick Beurard ou de Pierre Le Pillouër), les pictogrammes grinçants de Maurice Roche, le journal labyrinthique d'Arno Schmidt, l'énergie abstraite qu'impose la matière phonique redistribuée et traitée vocalement par Kurt Schwitters, Gherasim Luca ou Bernard Heidsieck.

C'est une bibliothèque.
Il en est de pire.
Je suis de ceux qui l'aiment plus qu'aucune autre.

Salut, les faciles !

(…) En fait, si je n’arrive pas à cesser d’aimer les difficiles c’est parce que les faciles, les accueillants, les consommables sur place, les collé au possible, les bien-humains, les clairs-sachants, les vites-poignants et les petits charmants, je les trouve généralement, au bout du compte, trop lisibles, trop évidemment lisibles : insipides et insignifiants. Je n’y entends pas résonner grand-chose du chaos d’angoisses, de désirs, d’expériences contradictoires, misérables et intenses à la fois, où va, tant bien que mal, comme toute vie, ma vie.

Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, premier chapitre : « Je suis illisible »)

Le prix Louis Guilloux a été décerné à Christian Prigent pour Demain je meurs (POL, 2007). C'est l'occasion de le (re)lire et de le découvrir à partir les pages que lui consacrent :
- son éditeur POL
- Remue.net
- Sitaudis
- Libr-critique
- Le Terrier
et de lire, aussi, les archives de l’aventure de la revue TXT (1969-1993), avec de nombreux textes de Prigent.

mercredi 28 mars 2007

la bonne question

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Qui est vivant ? est le titre d’un recueil hors-commerce, « une manière de catalogue en chantier, en vigueur, en mouvement », constitué en grande partie d’inédits, proposé par les éditions Verticales (avalées l'an dernier par Gallimard mais toujours vivantes !)

De beaux textes d’auteurs que j’aime lire (ceux d'Olivia Rosenthal, Chloé Delaume, Régis Jauffret, Lydie Salvayre, Jean-Paul Michel, Claro, Yves Pagès, Philippe Adam, François Bégaudeau, Nicole Caligaris, etc.), mais aussi l’occasion de découvrir des écrivains dont je vais lire très vite d’autres livres, par exemple :

Patrick Chatelier

Henri Michaux est vivant.
Celui qui dit qu'il est mort, je le tue.

Celui qui profère que Marcel Proust est d'un ennui à périr, je l'amerris.

Celui qui moque le fou sans œuvre, le sage sans production, celui qui hue le griot sans papier, je lui saute sur le steak chevalin pour le noyer dans la rivière d'Auteuil. Je lui coupe l'alimentation, je l'enrhume, je le tousse, je l'escogriffe, je l'embastille en lui-même, je lui pile le logo, je lui sectionne la talonnette d'Achille, les trompettes de Falloppio et les organes, présents ou potentiels, des intelligences.

Car celui qui par trois fois aura trespassé, saura peut-être distinguer entre le vif et l'ordure. (p. 36)

Jean-Luc Giribone

Écrire, pour certains, procède d'une faille, d'une lézarde, d’une zébrure dans le tissu même de la vie. Ces instants éclairants que je viens de vivre, ces personnages hauts en couleur que je viens de rencontrer, cette scène spectaculaire à laquelle j'ai assisté... tout se passe comme s'ils n'étaient pas pleinement achevés. Pour qu'il le soient, il leur faut encore un écho, une réplique, la projection de ce qu'ils sont sur un autre écran. Comme si la vie possédait en elle-même un défaut essentiel, et que seule la réplique de certains de ses fragments pouvait dissiper ce sentiment...
Celui qui tente d'écrire n'est donc pas plus vivant que les autres ; à tout prendre, il le serait plutôt un peu moins, car ce défaut, c'est aussi le sien. C'est pourquoi Kafka nous dit que, de tous les membres de la tribu, il est le plus faible. Par l'écho qu'il tente de donner à la vie, il ne veut pas surpasser les autres, mais simplement les rejoindre - car il a tendance à supposer qu'ils habitent simplement, directement, ce lieu de vie qu'il s'efforce d'atteindre par littérature interposée. (p. 63)

Ludovic Hary

Est vivant celui dont le cerveau cadastral (découpeur de régions, roi des idées claires, mais pas trop, hein ? !, sachez, Sire, qu'une lumière excessive tue les ombres, écrase les reliefs),
marche
synapse dans la synapse
avec le cerveau des émotions (hou, le vilain mot, pour certains),
les deux s'épaulant l'un l'autre.
Vous avez noté ?
(…) Nous dirons qu'un vivant saura tantôt goûter, tantôt gloser, sans que l'un ne chasse l'autre. (p. 66)

Jane Sautière

Donc vivants. Et ici. Au coude à coude avec les autres, marchant aux mêmes cadences, mais pas tous, il y en a souvent un, une, pour faire démailler les autres, une chaussure mal arrimée, une valise à roulettes traînée et poussée, un trop vieux, parfois un SDF distancé, dis-tant, encore plus opaque que nous, et qui se fout de tout. Plus opaque et plus épais que nous, la foule le contourne, un roc fiché dans cette coulée humaine. (…)
Il ne faut pas se retourner et voir le troupeau derrière, la force obstinée. Vie sans corps, élémentaire comme l'amibe. (…)
Mais, ici, la vie est étrange, presque absente, nouée dans le grand organisme de la foule, qui produit du mouvement, mais pas de l'existence. (…)
Il y a les moments où on ne s'appartient plus, les moments de foule si dense, où on a à peine la marge de tanguer sur son propre pas et de heurter l'épaule du voisin, et juste après, lorsque les trajectoires peuvent à nouveau s'impulser, revient le règne de la force et de la brutalité, les pas qui coupent, talonnent, tranchent, écrasent, dépassent, louvoient ; on mesure la pression sociale d'être dominant. Moi-même enfoncée comme un clou dans la trajectoire de l'autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d'été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler le mouvement. (p. 168-171)

ou Sandrine Soimaud

www.ki-vit-vend.com

Qui sommes-nous,
Créatifs, à but lucratif, notre vocation est d'organiser des happenings tonitruants, de promouvoir les Ego, en les plaçant sur le devant de la scène, en deux temps, trois événements.

Rendez-vous sur notre espace perso et notre forum-événement de l'année : Qui est vivant ?
Vous y trouverez les divers avis, et dénonciations variées et anonymes qui nous sont parvenus afin de nous aider à résoudre cette question. Ces différents documents, y compris quelques petites poésies affligeantes et moroses, oeuvres d'internautes privés d'oméga 3, sont consultables, à tout moment, sur : no$ archive$ pavante$. Quant aux oméga, il suffit de cliquer sur le lien monsaumon.com pour vous en procurer.

La mise du prix « Qui est vivant ? »
Devant l'affluence et la divergence des points de vue nous avons dû nous résoudre à faire appel à une sommité, pour les départager. Par sommité, nous désignons notre source, notre mine de pensée, le moteur de nos inspirations culturelles : Google dont personne ne songera à nier ni la supériorité, ni la polyvalence. (p. 187)

(ces liens là ne mènent à rien, dommage, ce pourrait-être amusant)

mardi 27 février 2007

entassement non panoramique

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Un dernier détail de Piero della Francesca pour vous remercier d'avoir continué à lire et animer par vos commentaires les lignes de fuite pendant mon absence !

Je veux voir la boîte d’albâtre mystérieuse et translucide qu'y tient Marie-Madeleine comme une antidote à la déprimante « fosse à bitume » de François Bon, métaphore injustement négative pour rendre compte de l’entassement vertical des billets des blogs, en sédiments certes éphémères mais pas davantage promis à l’oubli que toutes les autres humaines créations.

Sans doute ce texte intéressant est-il très juste sur plusieurs points, mais il me semble accuser les blogs d’évolutions qui sont celles d’internet en général : en se démocratisant, les formes d’expression en ligne se sont aussi standardisées, et il n’est plus temps d’opposer des sites dont la forme serait travaillée et personnelle à des blogs sans personnalité ... ici comme là on trouve quelques pépites et beaucoup de déchets.

Je préfère pour ma part parcourir le chaos bavard d’internet comme Orion - aveugle et égaré - les carrefours de sens ... ou comme Michaux le dictionnaire :

Une de mes joies de toujours, c'est dans un état détaché, souvent sorti d'un découragement, de contempler un entassement non panoramique des efforts de l'humanité. Je prends donc un dictionnaire. Tous ces bourgeons humains, dans leur foule alphabétique (je ne lis aucune définition) bien plus qu'aucune grande idée, m'émeuvent et m'agrandissent tout en m'humiliant justement.
Étincelles du monde du dehors et du dedans, j'y contemple la multitude d'être homme, la vie aux infinies impressions et vouloir être, et j'observe que ce n'est pas en vain que le monde humain existe. Même je succombe bientôt à ces myriades d'orbites.

Henri Michaux, « Idées de traverses » (1942) dans Passages (Gallimard, p. 19-20)

vendredi 9 février 2007

l'épouvantail d'hudimesnil

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Jean-François Paillard parle également fort bien de ses propres « machines romanesques » dans un entretien avec Fabienne Swiatly proposé par remue.net :

(...) Au point où en est aujourd’hui la « Fiction », je pense qu’un roman est une expérience narrative qui doit tout tenter, même l’impossible, le présomptueux, le « plus grand que soi », la confusion, l’autodérision, l’énorme etc. Un écrivain n’a rien à perdre à s’amuser vraiment, à « convoquer » Proust pour en faire une sorte de créature tutélaire ou à essayer les trucs et ficelles de poètes (Michaux en tête pour ce qui me concerne). Le passage qui fait référence à l’épouvantail croisé sur le chemin du narrateur : « Comme lui, j’étais cette grotesque apparition, cet impossible narrateur qui agite ses bras désespérés, cherchant à se hisser jusqu’au lecteur, semblant lui dire : Reste, reste un instant, car ce que tu n’apprends pas de moi maintenant, tu ne le sauras jamais » est une phrase empruntée presque mot pour mot à La Recherche du temps perdu. Elle apparaît en conclusion d’un des textes les plus profonds que j’aie jamais lus, narrant la descente en calèche du narrateur vers Hudimesnil. Ce texte, qui a trait à l’indéchiffrable énigme du « statut de l’auteur » fait précisément l’objet d’une discussion assez lamentable entre le narrateur de ''Pique-nique'' et une de ses « créatures », Damiana Legowisko. (...)

samedi 23 décembre 2006

qui-je-fus me parlent

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Je suis habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. Parfois, j'éprouve une gêne comme si j'étais étranger. Ils font à présent toute une société et il vient de m'arriver que je ne m'entends plus moi-même.

Henri Michaux, Qui je fus, Gallimard, Poésie, p. 173

Une nouvelle expérience d'écriture partagée à signaler dans la galaxie foisonnante des sites crées par François Bon : Les pseudos Michaux. Chacun y est invité à prendre comme pseudo le nom d'un personnage de Michaux et à proposer textes, études, réflexions, actualité et liens. À suivre de près ...

jeudi 23 novembre 2006

une ligne va voir

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Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes.
Une ligne pour le plaisir d'être ligne, d'aller, ligne. Points. Poudre de points. Une ligne rêve. On n'avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne.
Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage.
(…) Voici une ligne qui pense. Une autre accomplit une pensée. Lignes d'enjeu. Ligne de décision.
Une ligne s'élève. Une ligne va voir. Sinueuse, une ligne de mélodie traverse vingt lignes de stratification.

Henri Michaux (Passages, Gallimard, « L'Imaginaire », 1963, p.115-116)

(Michaux évoque les lignes de Paul Klee - dont le tableau reproduit ci-dessus s'intitule « Labyrinthe détruit » (1939) ! - pas les miennes, mais bon ...)

dimanche 29 octobre 2006

concessions

Ne faites pas le fier. Respirer c’est déjà être consentant. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une à l’autre. En voici une. Suffit, arrêtons-la.

Henri Michaux, « Tranches de Savoir », Face aux verrous (Gallimard, 1992, p. 73)

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