Lecture
Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.
Tout différent le tableau : immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté.
Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE.
Aventure peu recherchée, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont matière à y trouver (et à des mois de distance matières nouvelles), tous, les respectueux, les généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, les labos à pipette, ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l'eau, et tout chien rencontré, chien à mettre sur la table d'opération en vue d'étudier ses réflexes, ceux qui préfèrent jouer avec le chien, le connaître en s'y reconnaissant, ceux qui dans autrui ne font jamais ripaille que d'eux-mêmes, enfin ceux qui voient surtout la Grande Marée, porteuse à la fois de la peinture, du peintre, du pays, du climat, du milieu, de l'époque entière et de ses facteurs, des événements encore sourds et d'autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la cloche.
Oui, tous ont quelque chose pour eux dans la toile, même les propres à rien, qui y laissent simplement tourner leurs ailes de moulin, sans faire vraiment la différence, mais elle existe et combien instructive.
Que l'on n'attende pas trop toutefois. C'est le moment. Il n'y a pas encore de règles. Mais elles ne sauraient tarder ...(1950)
Henri Michaux, Passages (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p. 75-76)
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