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Cette discussion presque quotidienne me manque beaucoup après son décès, et chaque début d'après-midi il y a un moment où je ne sais plus quoi faire entre deux activités. C'est l'heure, deux heures et demie de l'après-midi, où habituellement depuis des mois je l'appelais au téléphone. Bien sûr, il n'y a plus personne à appeler, il a disparu, rayé de la liste, au suivant. Tout de même, quelque chose cloche dans ce système où tous les êtres humains décèdent un à un ; quelque chose a raté dans la création du monde, l'ensemble est défectueux, il manque une pièce au puzzle. Les choses sont bizarres, normalement les gens que l'on aime ne devraient pas mourir. (p. 19)

Pour le repas d'anniversaire de ses quatre-vingts ans, une nièce a fait imprimer sur les menus une photographie de lui que je n'avais jamais vue : il est enfant, il doit avoir cinq ou six ans, ses cheveux sont coiffés bizarrement, coupés au bol, trop longs, cela lui donne un air de fille ; il pourrait être l'objet de moqueries de ses camarades d'école mais je sais que c'est impossible, il a un regard qui inspire le respect et la crainte, il a une autorité naturelle qui s'impose à tous, même au travers du temps, qui s'impose même à moi aujourd'hui. La reproduction photographique est la partie d'un cliché plus large le montrant au milieu de ses père, mère et tante. Il a le regard dans le vide avec un timide sourire. Comme pour chaque photo d'enfant qui ne rit pas aux éclats, on peut réinterprêter a posteriori le personnage et prétendre voir des décennies plus tard quelque chose dans son regard. Mais personne ne peut jamais dire ce que va devenir un être, quelle va être sa vie, le hasard est le roi du monde et très peu d'hommes et de femmes peuvent le combattre et le vaincre. On ne peut non plus jamais savoir ce qu'a pensé une personne, ce qu'elle a ressenti, elle seule le sait, et encore, si elle n'a aucune mémoire, elle oublie son passé au fur et à mesure que la fin de sa vie approche. La photographie montre seulement un enfant qui pose pour l'objectif aux côtés des grandes personnes. Il ne peut rien savoir de son avenir, il ne sait même pas ce que le mot signifie ; il connaît seulement son présent et ce présent, c'est la grande maison, la rue, le château et la ville tout autour. (p. 29-30)

Quand on n’a pas d’enfants, on ressent d’une manière plus intense le devenir de l’humanité, on peut voir en surimpression sur le monde la trace du temps, telle une autoroute en pointillé. Un écrivain comme Marcel Proust en est l’exemple parfait, Franz Kafka également. Mais quand Proust est immobile, Kafka court, il sprinte à grandes foulées, il veut s’échapper, il attaque la réalité à la pioche, ou plus précisément à la clef à molette et au tournevis, il est là pour changer quelque chose, pour démonter le système et le remonter dans le bon sens, il est là pour réparer le monde. Si je devais comparer mon oncle à un de ces écrivains, je le comparerais à Proust : il voit, il comprend, il observe, il explique. Mais il laisse tout en place, il ne part pas en guerre contre le monde comme le fait Kafka. Non, mon oncle est un homme pacifique, un homme non pas résigné mais respecteux. (p. 54-55)

Marc Pautrel, L’homme pacifique (Gallimard, L’Infini, 2009)

Marc Pautrel est né en 1967. Il a publié auparavant :
- Le métier de dormir (Confluences, 2005)
- La vie des écrivains classiques (publie.net, 2008)
- Je suis une surprise (voir billet)

::: en ligne : deux articles de Guénaël Boutouillet (remue.net) et Jérôme Garcin (NouvelObs)

::: et aussi : le site de Marc Pautrel, son blog et son Carnet de triptyques quotidiens.