lignes de fuite

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mercredi 13 décembre 2006

les coulisses du désordre

Philippe De Jonckheere entrouvre une fenêtre sur les coulisses soigneusement (ré)organisées de son Désordre, dont il a tenu à « augmenter la dimension labyrinthique (...) compliquer les choses, brouiller les repères » ; il nous dévoile même une bribe du code css.

je vis dangereusement

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... contrairement à ce que l'on pourrait penser, en travaillant dans une bibliothèque que Dominique Hasselmann raconte et photographie (fort bien) battue par les vents et que d'autres (merci manue pour la photo!) considèrent susceptible d'envol.

mardi 12 décembre 2006

énigmatiques

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Le dernier roman publié par les éditions Comp'Act que j'ai lu est Chants de Mars : ce premier roman de Marc Ory n'est pas totalement réussi mais il est très intéressant car énigmatique, à la fois drôle et métaphysique ; commençant dans un panier à salade sur la corniche de Marseille comme un roman de Philippe Carrese, il se termine dans le royaume himalayen du Mustang dans des accents à la Volodine, autour d'un personnage à la Dantec :

La peau de chagrin rugueuse de la carte globale se déchirait lentement sur le grand territoire. Omar lisait le monde vivant comme une partition d'ADN, les êtres directement via leurs codes karmiques. Il lisait la lumière et les années lumières, dans les pensées la danse des neurones, le tintement des synapses. Il entendait le langage machine de la vie. (p. 118-119)

Il y a beaucoup d'autres écritures énigmatiques à découvrir chez Comp'Act : celle, par exemple de Céline Minard (R., Comp'Act, 2004) ou celle de Véronique Vassilliou dans la trilogie N.O., le détournement (Comp'Act, 2003), Le Coefficient d’échec (Comp'Act, 2006) et Le + et le – de la gravité (Comp'Act, 2006).

lundi 11 décembre 2006

mauvais temps sur l'édition

Poezibao se fait l'écho d'un appel à l'aide d'Henri Poncet : les éditions Comp'Act sont en danger... l'Alamblog signale que les éditions Lignes, dirigées par Michel Surya, le sont aussi... et la collection préparée par François Bon, que l'on attendait avec impatience, sera probablement la victime collatérale du licenciement de Laure Adler par les éditions du Seuil.

une chambre pleine de livres

Pour devenir écrivain, il faut avoir, avant la patience et le goût des privations, un instinct de fuir la foule, la société, la vie ordinaire, les choses quotidiennes partagées par tout le monde, et de s'enfermer dans une chambre. Nous, écrivains, avons besoin de la patience et de l'espérance pour rechercher les fondements, en nous-mêmes, du monde que nous créons, mais le besoin de nous enfermer dans une chambre, une chambre pleine de livres, est la première chose qui nous motive. Celui qui marque le début de la littérature moderne, le premier grand exemple d'écrivain libre et de lecteur affranchi des contraintes et des préjugés, qui a le premier discuté les mots des autres sans rien écouter que sa propre conscience, qui a fondé son monde sur son dialogue avec les autres livres, est évidemment Montaigne. Montaigne est un des écrivains à la lecture desquels mon père revenait sans cesse et m'incitait toujours. Je veux me considérer comme appartenant à cette tradition d'écrivains qui, que ce soit en Orient ou en Occident, se démarquent de la société, quelle qu'elle soit, où ils vivent, pour s'enfermer dans une chambre pleine de livres. Pour moi , l'homme dans sa bibliothèque est le lieu où se fonde la vraie littérature.

Extrait de « La valise de mon papa » (7 décembre 2006), belle Conférence de Prix Nobel d'Orhan Pamuk, traduite en français par Gilles Authier.

dimanche 10 décembre 2006

incertitude sur tout

Dans son journal intime, Benjamin Constant, utilisait un code chiffré pour éviter de devoir se répéter, ce qui donne des résultats est assez surprenants, par exemple :

« Juin 1805
Le 15 : Lettres de Mme de Staël. 7. 8. 12. 13 sur tout cela, excepté sur 2. Je penche pour 7. Ecrit à Meylan. 13. 13. 8. 8. 4 pas très bien, à cause de 2.
Le 22 : 4 tant bien que mal, à bâtons rompus. Quelle perte de temps. 2. 2. 2. 12. Lettre de mon père. Dîné chez Mme Récamier. 2. 2. 12-13. 12.
Le 30 : Écrit à Mme de Staël, à Mme Dutertre. 12. 12. 2. Lettre Mme de Staël. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 2. 13 sûr mais 2 bien décidement. »

légende :
2 = désir de rompre mon éternel lien dont il est si souvent question.
4 = travail.
7 = projets de voyage.
8 = projets de mariage.
12 = amour pour Mme Dutertre.
13 = incertitude sur tout.

J'apprécie particulièrement ce dernier item ! il pourrait en outre être importé sans problème dans un blog non intime comme le mien ... je vais y songer.

samedi 9 décembre 2006

une barrière insurmontable

Ne sachant que faire le soir, j’ai relu ce journal, et il m’a passablement amusé. Si ceux dont je parle le lisaient, aucun ne serait content. Cependant aucun n’écrirait autrement sur ses amis, s’il écrivait pour lui-même. En le commençant je me suis fait une loi d’écrire tout ce que j’éprouverais. Je l’ai observée, cette loi, du mieux que j’ai pu, et cependant telle est l’influence de l’habitude de parler pour la galerie que quelquefois je ne l’ai pas complètement observée. Bizarre espèce humaine ! qui ne peut jamais être complètement indépendante ! Les autres sont les autres, on ne fera jamais qu’ils soient soi. Ce journal, cet espèce de secret ignoré de tout le monde, cet auditeur si discret que je suis sûr de retrouver tous les soirs, est devenu pour moi une sensation dont j’ai une sorte de besoin ; je ne lui confie toutefois pas tout, mais j’y écris assez pour y retrouver mes impressions et pour me les retracer quand je n’ai rien de mieux à faire. Les autres sont-ils ce que je suis ? Je l’ignore. Certainement, si je me montrais à eux ce que je suis, ils me croiraient fou. Mais s’ils se montraient à moi ce qu’ils sont, peut-être les croirais-je fous aussi. Il y a entre nous et ce qui n’est pas nous une barrière insurmontable. On met un caractère, comme on met un habit, pour recevoir.

Benjamin Constant, Journal, 27 frimaire an XIII (18 décembre 1804) (Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 428)

vendredi 8 décembre 2006

le fil de notre labyrinthe

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Le journal intime n'est prolixe que sur les choses un peu impersonnelles, et n'est pas exact ni complet dans les sujets intimes, du moins un journal masculin. Des pages non destinées à la flamme en deviennent discrètes. Et d'ailleurs une sorte de gêne et de pudeur particulière empêche un homme de parler avec grâce ou même de parler de ses émotions les plus cachées. Nous agissons à l'inverse du romancier, qui développe, agrandit, met en relief les sentiments mystérieux de ses personnages ; nous voulons plutôt dépister la curiosité possible du prochain tout en conservant le fil de notre labyrinthe.

Henri-Frédéric Amiel, Journal, 16 juin 1866

On peut consulter en ligne un site sur Henri-Frédéric Amiel, qui comporte une page « Amiel et le blog », et qui a annonce l'ambitieux projet de numériser et de mettre en ligne l'exemplaire et volumineux Journal d'Amiel ; dans la page « Ce qu'ils en pensent », est intéressant notamment ce qu'écrit Philippe Lejeune :
« (...) la numérisation pourrait remédier aux insuffisances de l'édition actuelle : on pourrait réintégrer les journaux de vacances qu'Amiel avait maintenus à l'écart, et qui font des trous horribles dans la trame de son journal... (...)
Mon enthousiasme montant encore, je vois à l'horizon une oeuvre virtuelle gigantesque dont jamais Amiel n'aurait pu rêver, un labyrinthe, à laquelle son écriture fragmentaire et simultanément multiple se prête merveilleusement, un hyper-Amiel total !...
Dans tous les cas, il ne s'agit pas de simplement numériser l'édition en douze volumes, ça manquerait vraiment d'imagination, mais d'en faire le socle d'une construction beaucoup plus ambitieuse et qui serait, tout en restant absolument fidèle à Amiel, une création totalement originale, sans équivalent. (...) »

jeudi 7 décembre 2006

brèves

Quelques billets amusants à signaler dans la blogosphère (ou du moins ma blogosphère) :

::: les bonnes recettes de KA (dont la Boîte à images est irremplaçable, je le redis ici)

::: un double pastiche de Christine Angot très réussi

::: je déteste Noël, mais j'aime les bulles d'introduction (par Une Jeune fille bien dont le blog est à conseiller) et surtout la chute de ce billet de Buzz littéraire pas très utile sur le fond.

::: et pour ceux qui aiment jouer à détourner les sondages de Livres Hebdo : il y en a un nouveau « TV : votre émission culturelle préférée ? » (avec Ce soir (ou jamais) dedans spécialement pour Berlol)

mercredi 6 décembre 2006

votre propre rond-de-cuir

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Le journal est une dentelle, ou une toile d'araignée. Il est apparemment fait de plus de vide que de plein. Mais pour moi qui écris, les points de repère discrets que j'inscris sur le papier tiennent en suspens autour d'eux, invisible, un monde d'autres souvenirs. Par association d'idées, par allusion, leur ombre, leur virtualité vont flotter un certain temps. Ils s'évaporeront peu à peu, comme une fleur qui perd son parfum. C'est une caractéristique étonnante du journal, qui l'oppose à presque tous les autres textes : aucun lecteur externe ne peut en avoir la même lecture que son auteur, alors qu'on le lit justement pour connaître son intimité. Vous ne saurez jamais vraiment ce que le texte de mon journal signifie pour moi. Le discontinu explicité renvoie à un continuum implicite dont j'ai seul la clef, sans avoir pour cela besoin d'aucun chiffrage. Aussi, pour approcher de la vérité du journal d'un autre, faut-il en lire beaucoup, et longtemps. Un journal est une chambre obscure où l'on entre en venant d'un extérieur très éclairé. C'est tout noir, on n'y voit goutte, mais si on y reste une demi-heure peu à peu des contours, des silhouettes se dégagent de l'ombre, on devine les objets...C'est comme l'apprentissage d'une langue étrangère, avec son implicite et ses connotations.

(...) placé au sommet aigu de l'instant, le diariste doit chaque jour décider s'il continue ou discontinue son journal. On n'emploie plus guère aujourd'hui le verbe « discontinuer » de cette manière transitive, dans un sens qui hésite entre suspendre, interrompre et arrêter, mais qui indique le remords d'être infidèle à la continuité vue comme valeur. Il arrive qu'on décide de discontinuer son journal : mais le plus souvent c'est après coup qu'on constate, navré, qu'on l'a fait : « Cher Journal, comment ai-je pu t'abandonner depuis... un mois, deux ans... » En fait, on s'en était fort bien passé, et c'est la résurgence du besoin d'écrire qui vous fait percevoir comme une infidélité votre heureuse négligence. Pourquoi dis-je « heureuse » ? Parce qu'il n'est pas évident que la continuité à tout prix soit une valeur. Le journal unifie la personnalité, mais il peut aussi l'ossifier, la rigidifier. Vous devenez votre propre rond-de-cuir. Parfois il faut savoir se quitter des yeux, s'oublier, se lancer dans le monde et dans l'avenir. Il y a différents degrés dans la manière de « discontinuer » son journal : manière douce, la négligence ; manière moyenne, la suspension volontaire ; manière forte, l'arrêt définitif ; manière violente : la destruction.

Philippe Lejeune, « Continu et discontinu ». Conférence à la Villa Gillet, le 2 avril 2003
Reprise p. 73-90 dans Signes de vie. Le pacte autobiographique, 2 (Seuil, 2005)

Philippe Lejeune propose depuis plusieurs années en ligne, avec son site Autopacte, des ressources très riches (textes critiques inédits ou non, bibliographies, anthologie) concernant le journal intime. Il faut visiter aussi le site de l'Association pour l'Autobiographie (ou APA), dont il est l'un des fondateurs.

mardi 5 décembre 2006

paperolles et hypertexte

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Dans le bloc-notes de son fascinant Désordre, Philippe De Jonckheere apporte également des réponses intéressantes et singulières à des questions sur l' « écriture en ligne », en convoquant notamment ce cher Marcel et sa dévouée Céleste (sans -ine, il me semble) :

« Écrire au clavier versus écrire avec un stylo permet notamment de faire enfler le texte par son milieu, encore qu’avec de belles paperolles collées et cousues, avec grâce et componction, par Célestine on puisse très bien écrire un roman hypertexte sur le papier. »

... certes cela nous aurait privé de belles paperolles, mais Proust aurait tellement apprécié le copier-coller ; et j'ai la faiblesse de penser qu'il aurait sans doute adoré aussi récolter des informations grâce à Google (lui qui réveillait ses amies en pleine nuit pour connaître le nom exact d'une fleur vue dans leur parterre), glaner des bribes de vécu en parcourant les blogs (lui qui aimait aller interroger sur les travers de la nature humaine prostituées et garçons d'étage du Ritz), pouvoir continuer à vivre la nuit dans les réseaux (lui qui ne se couchait de bonne heure qu'assez tard le lendemain matin).

lundi 4 décembre 2006

engoncé avec mille autres

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Sur les blogs encore, une réfexion que je me fait souvent, fort bien formulée par François Bon :

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Difficulté à comprendre l’engouement pour les blogs : une maquette tellement sommaire, le même graphisme pour tout le monde, et la partie vivante, celle du texte personnel, coincée en colonne du milieu. Ce n’est pas plus difficile de construire un site à sa façon, que paramétrer un blog tout fait, où vous êtes engoncés avec mille autres de même façon, par définition. L’art de la typographie, depuis Gutenberg et l’imprimerie de Claude Nourry à Lyon pour laquelle Rabelais a composé le Pantagruel, c’est de construire une occupation de la page en rapport au texte proposé, pour qu’il circule et soit lu. Le paramétrage graphique d’une page-écran, les contraintes encore très restrictives de polices, d’écartement des lignes, d’intensité du noir texte ou du blanc page (jamais à 100% ni l’un ni l’autre), comment le confier à des centrales de blogs, avec navigation chronologique comme seul découpage ?

« de 1035 à 1051 sur 10 000 : segments séparés d’une suite en construction » (tiers livre, le blog/journal) (j'attends avec impatience le reste des segments!)

dimanche 3 décembre 2006

ce que je vis d'oublier

Au dossier aussi cette citation de Valéry (qui écrit aussi ailleurs (Cahiers, XX, 678) : « Ces cahiers sont mon vice » ) :

Journal de Moi
Je n’écris pas « mon journal » - Il m’ennuierait trop d’écrire CE que je vis d’oublier ; CE qui ne coûte rien que la peine immense d’écrire ce qui ne coûte rien ; CE qui n’est ni laid ni beau, ni vrai ni faux (s’il est complet) – ni même moi ni autre – et qui est, pour autrui, aussi arbitraire qu’il le veut.

Paul Valéry (Cahiers, XXIII, p. 8)

Quand je parcours les Cahiers de Valéry je rêve au blog qu'il aurait sans doute tenu avec jubilation : tout y est (dénis d'intime, liens hypertexte, catégories, croquis ...) sauf l'outil informatique.

ricochets d'intime

ce ne sera pas moi, ça ne fait rien, je dirai que c’est moi, ce sera peut-être moi.
Samuel Beckett (L’innommable, Minuit, p. 103)

Invités le 30 novembre dernier à la Bnf (par mon intermédiaire, mais (ceci n'étant pas un journal intime) je n'en ferai (presque) pas état) pour une journée d'étude sur le journal intime, Patrick Rebollar, Laure Limongi et Philippe De Jonckheere en évoquent les débats dans leurs blogs respectifs. Patrick Rebollar et Laure Limongi proposent également en ligne leurs notes préparatoires, qui sont passionnantes. De Patrick Rebollar, je me permet de porter également au dossier cet intéressant billet ; j'ajouterai aussi ce qu'écrivait par rebond sur l'intime Jean-Claude Bourdais dans son Journal de Thiron-Gardais (Quoique, à la limite...) les 9 septembre et 11 novembre derniers.

post scriptum du 4 décembre : les débats se poursuivent ce jour dans le Journal LittéRéticulaire.

éditeur indépendant

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Le fait est que les majors semblent à certains égards avoir entrepris de scier la branche sur laquelle elles sont assises. La preuve en est, comme le rappelle André Schiffrin dans son dernier livre, que les retours sur investissement escomptés par les nouveaux barons de l'édition sans éditeurs tardent à venir. L'appréciation des chances de succès d'un livre comporte une telle marge d'incertitude que celui qui prétendrait déterminer à coup sûr celles-ci risque fort de voir ses espoirs déçus ; il est bien entendu possible de « créer » des bestsellers, mais leur nombre ne peut, par définition, qu'être limité ; la seule échappatoire pour les majors est, en renonçant à la fonction de sélection qui définit notamment le travail de l'éditeur, d'inonder le marché avec des livres médiocres à faible ou moyen tirage, malgré les limites évidentes de cette stratégie. Ainsi, la logique économique des majors tend non seulement à l'appauvrissement de la production éditoriale, mais elle ne permet de surcroît pas même de parvenir à la rentabilité rêvée par les nouveaux chantres du profit qui peuplent aujourd'hui les bureaux de maisons portées autrefois par d'autres logiques : les exemples de « gamelles prisent par des éditeurs persuadés de pouvoir « faire » le succès d'un livre, ou encore de livres refusés par plusieurs grandes maisons d'édition en raison de leur caractère prétendument invendable et qui pour finir se vendent de façon honorable, voire très honorable, ne manquent pas ; c'est que les maîtres de l'édition fraîchement convertis à la recherche du profit maximum ont tendance à projeter sur les lecteurs leur propre insuffisance. Il est d'ailleurs probable que les majors ne parviendront pas à inverser facilement, quand même elles le souhaiteraient, la logique dans laquelle elles se sont enferrées : nombre d'éditeurs de talent qui travaillaient pour elles ont été remerciés ou ont dû démissionner ; la combinaison formée par l'étroitesse intellectuelle de beaucoup des « éditeurs » qui les remplacent et la culture de la rentabilité à court terme qui est la leur aujourd'hui ne pourra que difficilement être déracinée ; et il n'est pas certain que la politique de prédation développée par certaines maisons (rachat de catalogues, débauchage d'auteurs) puisse longtemps compenser les effets induits par la recherche aveugle du profit maximal. Un espace de plus en plus large se dégage donc pour l'édition indépendante ; espace il est vrai semé d'embuches, mais espace tout de même.

Il ne s'agit cependant pas de dresser ici un tableau idéalisé de la situation actuelle ou de l'édition et de la librairie indépendantes. Remarquons à ce propos que l'autodésignation d'« édition indépendante » a certes une valeur descriptive, mais qu'elle a aussi pour fonction de produire une image valorisante, socialement légitimante, qui peut occulter le fait que l'édition indépendante n'est ni un isolat social ni une réalité homogène, et que les frontières qui la séparent de l'édition sous influence ne sont pas clairement définies. Il y a bien sûr d'importants bénéfices symboliques à se couler dans la représentation de « l'éditeur-résistant », et nous avons sans doute besoin de croire en de telles « illusions incapacitantes » pour aller de l'avant ; mais ces dernières empêchent aussi de travailler à transformer significativement et efficacement les choses. L'édition indépendante gagnerait beaucoup à critiquer la représentation d'elle-même qu'elle produit spontanément. Il importe donc de mettre en question cette représentation trop flatteuse de la réalité - et, réciproquement, de critiquer l'image trop simple qui est généralement proposée de son « autre » : les grands groupes et l'édition anglo-américaine. Il n'est pas question de faire ici la leçon à qui que ce soit ou de faire acte de contrition. C'est notre volonté commune de garantir l'avenir de l'édition indépendante qui devrait nous conduire à faire la critique de la réduction des bouleversements du monde de l'édition aux phénomènes de concentration.

Jérôme Vidal, Lire et penser ensemble. Sur l'avenir de l'édition indépendante et la publicité de la pensée critique (Amsterdam, 2006, p. 21-23)

Éditeur et traducteur, Jérôme Vidal (né en 1970) a fondé et co-anime les Éditions Amsterdam et il est membre du comité de rédaction de Multitudes. Ce manifeste évite tout manichéisme et se montre très nuancé concernant la « révolution numérique » et le grand méchant Google qui font si peur à de trop nombreux éditeurs :

Quelle attitude adopter face aux transformations en cours si l'on refuse la tartufferie qui consiste à faire ce que l'on reproche aux autres, et si l'on s'abstient de condamner à priori ces transformations, sans pour autant en ignorer les aspects menaçants ? Il est compréhensible que les différents acteurs du monde du livre soient préoccupés par les bouleversements des conditions matérielles et économiques de leur métier. Mais parce que les éditeurs, grands et petits, mettent en général plus volontiers en avant, pour faire valoir leur point de vue dans l'espace public, leur rôle culturel de passeurs et de critiques des savoirs et des littératures - rôle qu'ils n'honorent pas tous avec la même exigence - que les aspects économiques de leur activité, la distinction, d'une part, des dimensions économiques des problèmes soulevés et, de l'autre, des dimensions qui ressortissent plus directement à ce que nous avons appelé « la politique démocratique des savoirs » tend dans les débats actuels à être brouillée. (...) la pire des attitudes à adopter face aux transformations actuelles serait de soutenir une position technophobe et conservatrice, autrement dit une politique du statuquo, nécessairement « poujadiste », vouée à l'échec, qui au bout du compte ne pourrait que renforcer le pouvoir de l'oligopole de l'édition. (p. 88-89)

samedi 2 décembre 2006

christine est morte

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« Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, on est fait pour être heureux dans le travail ... dans notre travail de cinéma. »
(François Truffaut, La nuit américaine)



Claude Jade, la Christine de Baisers volés, Domicile conjugal et L'Amour en fuite, est morte. Cela me rend triste... alors j'en profite pour glisser ici cette citation et cette photo.

vendredi 1 décembre 2006

droit de n'avoir rien à dire

Le couple déborde
On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer.
Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi... », et l’homme sans que la femme..., etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt... C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.

Gilles Deleuze, « Les intercesseurs » (extrait), Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 176-177.

jeudi 30 novembre 2006

grains de beauté

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Le prix du Roman France Télévisions 2006 a été décerné au beau roman de Nancy Huston, Lignes de Faille (Actes Sud), qui avait déjà obtenu le Femina. L'un des fils qui tissent ce roman très riche est le grain de beauté, différemment placé et emblématique de conceptions très diverses des rapports de l'esprit et du corps, que possède chacun des quatre membres d’une même famille dont on partage successivement les pensées, à l’âge de 6 ans et à des dates clés de l'histoire mondiale, mais à rebours : Sol (2004), Randall (1982), Sadie (1962), Erra (1944). On peut lire cet entretien intéressant (Zone littéraire).

mercredi 29 novembre 2006

le richard virenque du blog

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Son premier post (l'unique, pour l'heure) commence ainsi :

« À la demande générale, soit quatre personnes, je continue à vous communiquer mes pensées passionnantes, par l’intermédiaire de ce blog. La chronique « un mois » avec David Foenkinos se transforme en « une vie » avec David Foenkinos. Il vous faudra du souffle, et de l’aisance dans la souris, pour pouvoir assurer le rythme que je vais vous imposer. Mon but : être le Richard Virenque du blog. Tiens, à propos (art négligé de la digression en continuité), je l’ai rencontré l’année dernière au salon du livre où il dédicaçait son livre publié aux Editions Privat. J’avais le choix entre lui et Kundera, mais une rencontre avec Virenque, ça ne se refuse pas. Son livre repose dans ma bibliothèque tout contre Vialatte et Vian. (...) »

Joignant ma voix aux quatre personnes sus-dites, je souhaite longue vie (sans abus de substances illicites!) au blog de ce romancier souvent drôle et parfois profond, dont l'écriture jubilatoire s'entend à « inverser l'idiotie », pour rendre universel le (très) singulier.

David Foenkinos est né le 28 octobre 1974 à Paris. Il a publié cinq romans :
- Inversion de l'idiotie. De l'influence de deux polonais (Gallimard, 2002)
- Entre les oreilles (Gallimard, 2002)
- Le Potentiel érotique de ma femme (Gallimard, 2004) Prix Roger-Nimier
- En cas de bonheur (Flammarion, 2005)
- Les coeurs autonomes (Grasset, 2006)
Il a également écrit pour le cinéma, le théâtre et la bande dessinée (trilogie Pourquoi tant d'amour avec Benjamin Reiss, EP Editions 21)

On peut lire en ligne :
- sa notice Wikipedia
- sa notice Grasset
- un amusant entretien (@ la lettre)

Ce qui est dommage, c'est que son arrivée semble rendre son voisin de blog dans Livres hebdo, Christian Sauvage, tout mélancolique face à l'immensité de la blogosphère ...

mardi 28 novembre 2006

des poissons rouges dans un bocal

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L'élégance du hérisson (Gallimard, 2006) de Muriel Barbery est un beau livre, drôle, émouvant, acide parfois, écrit dans une langue très inventive qui mérite son Prix Georges Brassens. Dans le microcosme de la cage d'escalier d'un immeuble de la rue de Grenelle, les voix alternées de deux narratrices (la concierge qui cultive une apparence revêche et inculte alors qu’elle est très érudite et passionnée de lecture et de cinéma et une adolescente surdouée bien décidée à se suicider le jour de ses 13 ans) brossent une satire sociale toute en nuances ; toutes deux sont solitaires et totalement opaques pour leur entourage :

Elle a l'élégance du hérison : à l'extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j'ai l'intuition qu'à l'intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. (p. 153)

Muriel Barbery est née le 28 mai 1969.
Elle a publié en 2000 un premier roman : Une gourmandise (Gallimard) (qui vient d'être repris en Folio)

On peut consulter, pour voir quelques unes des images évoquées dans le roman, son blog qui n'en est pas vraiment un... et en profiter pour jeter un oeil au site intéressant de Stéphane Barbery, son mari.

Deux citations plus longues (les deux passages des chapitres 1 et 3 où l'on fait la connaissance des deux narratrices) pour se faire une idée :

Qui sème le désir
— Marx change totalement ma vision du monde, m'a déclaré ce matin le petit Pallières qui ne m'adresse d'ordinaire jamais la parole. Antoine Pallières, héritier prospère d'une vieille dynastie industrielle, est le fils d'un de mes huit employeurs. Dernière éructation de la grande bourgeoisie d'affaires — laquelle ne se reproduit que par hoquets propres et sans vices —, il rayonnait pourtant de sa découverte et me la narrait par réflexe, sans même songer que je puisse y entendre quelque chose. Que peuvent comprendre les masses laborieuses à l'œuvre de Marx ? La lecture en est ardue, la langue soutenue, la prose subtile, la thèse complexe.
Et c'est alors que je manque de me trahir stupidement.
— Devriez lire l'Idéologie allemande, je lui dis, à ce crétin en duffle-coat vert sapin.
Pour comprendre Marx et comprendre pourquoi il a tort, il faut lire l'Idéologie allemande. C'est le socle anthropologique à partir duquel se bâtiront toutes les exhortations à un monde nouveau et sur lequel est vissée une certitude maîtresse : les hommes, qui se perdent de désirer, feraient bien de s'en tenir à leurs besoins. Dans un monde où l'hubris du désir sera muselée pourra naître une organisation sociale neuve, lavée des luttes, des oppressions et des hiérarchies délétères.
— Qui sème le désir récolte l'oppression, suis-je tout près de murmurer comme si seul mon chat m'écoutait.
Mais Antoine Pallières, dont la répugnante et embryonnaire moustache n'emporte avec elle rien de félin, me regarde, incertain de mes paroles étranges. Comme toujours, je suis sauvée par l'incapacité qu'ont les êtres à croire à ce qui fait exploser les cadres de leurs petites habitudes mentales. Une concierge ne lit pas l'Idéologie allemande et serait conséquemment bien incapable de citer la onzième thèse sur Feuerbach. De surcroît, une concierge qui lit Marx lorgne forcément vers la subversion, vendue à un diable qui s'appelle CGT. Qu'elle puisse le lire pour l'élévation de l'esprit est une incongruité qu'aucun bourgeois ne forme.
— Direz bien le bonjour à votre maman, je marmonne en lui fermant la porte au nez et en espérant que la dysphonie des deux phrases sera recouverte par la force de préjugés millénaires. (p. 13-14)

Pensée profonde n° 1
Poursuivre les étoiles
Dans le bocal à poissons
Rouges finir
Apparemment, de temps en temps, les adultes prennent le temps de s'asseoir et de contempler le désastre qu'est leur vie. Alors ils se lamentent sans comprendre et, comme des mouches qui se cognent toujours à la même vitre, ils s'agitent, ils souffrent, ils dépérissent, ils dépriment et ils s'interrogent sur l'engrenage qui les a conduits là où ils ne voulaient pas aller. Les plus intelligents en font même une religion : ah, la méprisable vacuité de l'existence bourgeoise ! Il y a des cyniques dans ce genre qui dînent à la table de papa « Que sont nos rêves de jeunesse devenus ? » demandent-ils d'un air désabusé et satisfait. « Ils se sont envolés et la vie est une chienne. » Je déteste cette fausse lucidité de la maturité. La vérité, c'est qu'ils sont comme les autres, des gamins qui ne comprennent pas ce qui leur est arrivé et qui jouent aux gros durs alors qu'ils ont envie de pleurer.
C'est pourtant simple à comprendre. Ce qui ne va pas, c'est que les enfants croient aux discours des adultes et que, devenus adultes, ils se vengent en trompant leurs propres enfants. « La vie a un sens que les grandes personnes détiennent » est le mensonge universel auquel tout le monde est obligé de croire. Quand, à l'âge adulte, on comprend que c'est faux, il est trop tard. Le mystère reste intact mais toute l'énergie disponible a depuis longtemps été gaspillée en activités stupides. Il ne reste plus qu'à s'anesthésier comme on peut en tentant de se masquer le fait qu'on ne trouve aucun sens à sa vie et on trompe ses propres enfants pour tenter de mieux se convaincre soi-même.
Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s'assurer une position d'élite et puis toute une vie à se demander avec ahurissement pourquoi de tels espoirs ont débouché sur une existence aussi vaine. Les gens croient poursuivre les étoiles et ils finissent comme des poissons rouges dans un bocal. Je me demande s'il ne serait pas plus simple d'enseigner dès le départ aux enfants que la vie est absurde. Cela ôterait quelques bons moments à l'enfance mais ça ferait gagner un temps considérable à l'adulte - sans compter qu'on s'épargnerait au moins un traumatisme, celui du bocal. (p. 19-20)

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