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Voilà l'essence des âmes : des plis qui se font et se défont à chaque instant dans tous les sens ; c'est un « prurit », une « inquiétude ». Comme si mille petits ressorts agissaient dans diverses directions, selon des forces élastiques. L'âme est un être vivant, multiple, un réseau infini et bouillonnant de microvariations différentielles. (p. 13-14)

Aucune singularité qui ne se soutienne pas de la ligne de rupture, mais qui ne se contente pas de fuir, puisqu'une fuite perpétuelle est d'ailleurs impossible. C'est en tenant compte des trois lignes, de la coupure, de la rupture et de la fêlure que l'individu peut devenir singulier, c'est-à-dire fêlure ascendante. C'est pourquoi il n'y a qu'une seule ligne, comme Deleuze l'a suggéré. Et cette ligne est un flux qui monte ou descend en zig-zag et qui fait parfois éclater les bouchons égotistes, se heurtant ici à une coupure, là à une rechute.
Ce n'est pas seulement un travail de la pensée par lequel la différence se fait singulièrement, car la pensée ne sait pas faire la différence entre le possible et le réel. Pour que la singularité soit singulière, elle doit faire parler le réel par le corps, les sens. Mais le réel qui se manifeste, c'est de la différence couplée au possible de la pensée et aux coupures égotistes. C'est un mouvement incessant, sisyphien, et l'individu qui se croirait arrivé retomberait « hors du plan » et deviendrait objet.
L'exercice du faire-exister-ce-qui-n'existe-pas n'est pas un travail à réaliser une fois pour toutes, mais un perpétuel effort, sans fin, qui à chaque instant risque de retomber dans la coupure ou la séparation représentative. À chaque instant le monde devient objet et à chaque instant la volonté recrée le sujet. Mais peut-on jamais séparer le sujet de l'objet, peut-on couper en deux un éclair, ou dire que d'un côté de l'éclair ce n'est pas la même nuit que de l'autre côté ?
Je suis présent dans un lieu, entouré de personnes. On me somme d'avoir une identité, c'est-à-dire qu'on me somme de choisir ma ligne de conduite. Vais-je montrer une identité de coupure, par exemple un diplôme ou un titre ? Vais-je montrer une identité de rupture, c'est-à-dire pousser un cri, un rire délirant ou tenir des propos « incohérents » ? Vais-je montrer ma fêlure, c'est-à-dire pousser une complainte légère, comme en passant, ou répondre à côté, par une métaphore ? Chaque fois que je tente de manifester ma présence par une ligne de conduite, je me fais objet, je mime le vécu. (p. 45-46)

Seconde hypothèse de la territorialisation des impressions différentielles : l'habitude. Nous l'avons vu, la répétition est ce qui enferme en tant que sillonner névrotique du même pli, mais aussi ce qui libère en tant que résistance, en tant que faire exister ce qui n'existe pas. Car il y a une habitude du faire et une habitude du ne pas faire, qui est refus persistant de se laisser (dé)faire, de se laisser couper. Et c'est plutôt ce dernier qui libère les impressions « La répétition devient une progression et même une production, quand on cesse de l'envisager relativement aux objets qu'elle répète, dans lesquels elle ne change rien, ne découvre rien et ne produit rien, pour l'envisager au contraire dans l'esprit qui la contemple et dans lequel elle produit une nouvelle impression... »
En somme, on peut dire que, du point de vue du sujet, la ligne de coupure est l'acceptation d'une habitude imposée de l'extérieur, tandis que la promenade sur la ligne de fêlure ascendante est la résistance d'une habitude d'écoute de l'intérieur. (p. 66)

Luis de Miranda, Une vie nouvelle est-elle possible ? Deleuze et les lignes (Nous, 2009)

Un commentaire intéressant, que je ne pouvais manquer de lire et dont on peut feuilleter ici les premières pages, autour des notions deleuziennes de ligne de coupure, ligne de fêlure, ligne de rupture et ligne de fuite, notamment cernées dans Mille plateaux, et sur la manière dont chacun de nous peut en tenir compte dans sa ligne de conduite.

Luis de Miranda, né au Portugal en 1971, est romancier, philosophe et éditeur.
Il a publié des essais :
Ego Trip : La Société des artistes-sans-œuvre (Max Milo, 2003 ; J’ai Lu, 2008)
Peut-on jouir du capitalisme ? (Punctum, 2008)
et des romans :
Romans Joie (Le Temps des Cerises, 1997)
La mémoire de Ruben (Gamma Press, 1998)
Le spray (Calmann-Lévy, 2000)
À vide (Denoël, 2001)
Moment magnétique de l'aimant (La Chasse au Snark, 2002)
Expulsion, avec Helène Delmotte (Max Milo, 2005)
Paridaiza (Plon, 2008)

::: A r s e n a l d u M i d i. Le laboratoire créaliste de Luis de Miranda (2004/2007)
::: le blog du Créalisme