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samedi 17 mars 2007

synonyme godot

inculte7.jpg

J’oubliais, hier, le savoureux et flaubertien « Glossaire général et circonstancié des élections », dont voici quelques extraits :

Démocratie
Tonner contre ses dérives

Fonctionnaires
Sangsues. Y en a trop. Heureusement que Le Point nous informe régulièrement de leurs ravages.

Gauche-droite
Clivage que les gens de droite trouvent dépassé.

Grève
Prise d’otages.

Internet
The place to be.

-itude
Utilisé à satiété depuis la boulette chinoise de Ségolène Royal, ce suffixe permet d’identifier les blaireaux dans une soirée. Exemple : « Passe-moi le vin, je vais étancher ma soifitude / Fais quand même gaffe à ton alcoolitude (rires). »

Les Français
Entité canine à qui il ne manque que la parole, et à qui certains candidats se font fort de servir de porte-voix. Exemple : « Les Français savent que j’ai raison », Nicolas Sarkozy.

Porte-parole
A intérêt à fermer sa gueule.

Pragmatisme
Apanage de la droite. Contrairement à la gauche, toujours idéologique, la droite est pragmatique.

Programme
On attend de le voir. Exemple : « Moi je ne sais pas encore, j’attends de voir son programme. » Voir : Vote blanc.

Sarkozien de gauche
Dernier grand rôle de l’intellectuel médiatique. Et après on va rentrer à la maison, hein papy ? On va rentrer à la maison et boire une soupe. Voir : André Glucksman, Marc Weitzman, Pascal Bruckner, Alain Minc (liste non exhaustive).

Slogan
De préférence oxymorique pour ne fâcher personne. Exemples : « L’Ordre juste », « La Rupture tranquille », « Le Pénis vaginal ».

Thème (de campagne)
Ce dont on parle le plus. Synonyme : Insécurité.

Utile
Autre terme pour désigner Ségolène Royal. Exemple : « Moi au premier tour, je vote Utile. »

Vrai débat
Tout le monde l’attend, ne commence jamais. Synonyme : Godot.

Changer tranquillement la France de toutes nos forces, c’est possible (Inculte, mars 2007, p. 203-216)

jeudi 15 mars 2007

et je me tape sur le cœur

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ROUSSELIN : Si je comparais l'Anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre ? Et le pouvoir... à un Vampire ? Non, c'est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme : « fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme : « parlementarisme, obscurantisme !... »
Calmons-nous ! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau ! Ici la place du Président (il montre la table, au milieu) ; des deux côtés les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur quoi m'appuierai-je ? Il me faudrait un tribune ! Oh ! je l'aurai, la tribune ! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade) Bien ! et je placerai le verre d'eau, - car je commence à avoir une soif abominable - je placerai le verre d'eau là ! (Il prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa chaise). Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein) Oui !
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un prend la parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple... Mais d'abord qui m'interpelle ? Où est l'individu ? A ma droite, je suppose ! Alors, je tourne la tête brusquement !... Il doit être moins loin ? (Il va déranger une chaise, puis remonte). Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais pris mon habit ? C'est plus commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main qu'il tire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop, cependant ; on ressemble à un chanteur de romances. Oh ! ça ira - avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir ! C'est égal ! Voilà une peur qui m'empoigne, et j'éprouve à l'épigastre... (Il boit) Ce n'est rien. Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un homme en vaut un autre, et j'en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête... comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !
« Et c'est à moi que ceci s'adresse, Monsieur ! » Celui-là est en face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) « A moi que ceci s'adresse à moi ! » Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. « A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le patriotisme... à moi que... à moi pour lequel... » puis, tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur ! » Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous condamne ! J'en prends acte ! » Un peu d'ironie maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. « Ah! ah ! » Essayons le rire de supériorité. « Ah ! ah ! ah! je m'avoue vaincu, effectivement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! - je les reconnaîtrai, - s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou n'importe quoi. Alors, d'un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement du mot progrès : « Depuis l'astronome avec son télescope qui pour le hardi nautonnier... jusqu'au modeste villageois baignant de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont l'inspiration... » Et je continue jusqu'à une phrase, où je trouve le moyen d'introduire le mot « bourgeoisie ». Tout de suite, éloge de la bourgeoisie, le tiers Etat, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l'ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et le peuple, qu'en faites-vous ? » Je pars : « Ah ! le peuple, il est grand ! » ; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles ! J'exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquart tisserand, Marceau tailleur ; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs seront flattés. Et, après que j'ai tonné contre la corruption des riches : « Que lui reproche-t-on, au peuple ? c'est d'être pauvre ! » Tableau enragé de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l'ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n'en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannés, et que rien n'est comparable à l'affection d'un homme de cœur !... » Et je me tape sur le cœur ! bravo ! bravo ! bravo !
UN GARÇON DE CAFE : M. Rousselin, ils arrivent !
ROUSSELIN : Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps d'aller chercher mon habit ? Oui ! - en courant (Il sort)

Gustave Flaubert, Le Candidat (1874), Acte III, scène 1

Cette pièce est rééditée par les éditions Le mot et le reste ; on peut aussi la lire en ligne grâce à Jean-Benoît Guinot.

lundi 12 mars 2007

ariane ma sœur

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Maryline Desbiolles, à propos de ce quartier de l'Ariane qu'elle évoque dans son roman, émet à propos d'Ariane abandonnée à Naxos (celle-ci, de Daumier, nous change des nudités alanguies qui la représentent en général) une série d'hypothèses qui en tant que webmestre d'un labyrinthe ne peuvent que m'intéresser :

Et si, décidément, c'était Ariane qui avait abandonné Thésée en se donnant au sommeil, si Dionysos était le sommeil prenant Ariane ? Après avoir fait l'amour avec Thésée, Ariane se tourne sur le côté et s'endort. On la voit au Louvre, elle a passé son bras (le marbre derrière sa tête, ses seins haut placés sous l'étoffe plissée, ses cuisses, ses genoux rapprochés, elle crawle doucement dans la mer oublieuse et tiède. Elle n'a rien de fragile, rien de pathétique, rien d'abandonné. Ariane n’est pas laissée à elle-même sur l'île de Naxos où elle s'était réfugiée avec Thésée. Ariane est une île. Ariane s'est tournée sur le coté, Thésée ne dort pas, il a les yeux ouverts. Il a cru qu'Ariane était sa douce moitié et qu'il l'épouserait parfaîtement sur l'île de Naxos, mais il n'y a pas de place pour lui, dans son sommeil Ariane remplit toute l'île, elle est une île, elle le repousse sur le rivage, nuitamment Thésée reprend la mer avec les jeunes Athéniens qu'il a sauvés du Minotaure. Sur le chemin du retour à Athènes, Thésée s'arrête à Délos, une autre île, très petite, vide d'Ariane, il consacre dans le temple une statue d'Aphrodite qu'Ariane lui a donnée, et danse avec les jeunes Athéniens une danse compliquée où il mime sa descente dans le labyrinthe. Le Minotaure n'était qu'une baudruche qu'il a d'ailleurs tuée, qu'il a dégonflée à coups de poing. Le caché, l’obscur, le compliqué, il y a un fil qui vous y conduit, un fil donné par l'amoureuse, mais l'amoureuse elle-même, mais l'évidence d’une île, comment l'aborder ? Thésée qui est descendu dans le labyrinthe, qui a tué le Minotaure, délivré ses jeunes victimes, puis est remonté vers la lumière, Thésée n'a pas su aller jusqu'à Ariane allongée à coté de lui. Et tout à sa douleur d'avoir perdu sa moitié, Thésée oublie de changer les voiles noires de son bateau, de les remplacer par des voiles blanches, signe de victoire, comme son père, Égée, lui avait demandé de le faire. Le vieil homme guette le retour du héros, à la vue des voiles noires il croit que son fils a trouvé la mort chez les Crétois et se jette dans la mer. Thésée a-t-il vraiment oublié de changer les voiles ? La mort d’Égée est-elle une méprise ? Thésée n'a-t-il pas connu la défaite ? Il n'a pas su épouser Ariane, il n'a pas su se débrouiller avec la lumière retrouvée (quelquefois ce n’est pas une pelote de fil que donne Ariane à Thésée mais une couronne lumineuse, Ariane est liée à la lumière). La mer dans laquelle s'est jeté le père de Thésée a pris son nom, la mer Égée, la mer de la défaite des hommes, la mer au goût d'amertume où s’abîment ceux que l'île a rejetés. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette mer d'amertume de l'image des trottoirs de l'Ariane où les hommes se tiennent debout entre eux, des hommes jeunes, obscurs, la mine renfrognée, l'air de ne pas être à toucher avec des pincettes. Dans les histoires qu'on m'a racontées à l'Ariane les hommes, souvent, n'ont pas le beau rôle, abandon, duplicité, alcoolisme, violence, beaucoup de violence, mais je ne peux m'empêcher d'y voir le signe d’une défaite. Trop de frères à l'Ariane, trop de sœurs compatissantes qui délivrent, parfois à leur corps défendant, une pelote de fil pour cheminer dans l’obscurité, trop de sœurs aimantes. L’amoureuse n'est pas une sœur, pas même une alliée, l'amoureuse n'est pas une semblable mais une intruse. Trop de semblables à l’Ariane. Il arrive, et c’est sans doute injuste, que ce soit Thésée que je plaigne, Thésée cherchant sa route sur les mers, condamné à se battre, à prouver sa valeur, cependant que dort Ariane pleine de son magnifique abandon. Ariane donne le fil à Thésée mais à condition qu'il l'épouse, sa générosité n'est pas folle. Elle se garde bien de descendre avec Thésée dans le labyrinthe, elle le laisse seul s'aventurer dans les plis de l'obscurité, comme il navigue seul pour rentrer à Athènes sur les plis de la mer. La sœur d'Ariane, Phèdre, qui bien plus tard épouse Thésée mais s'éprend d'Hippolyte, le fils de Thésée, Phèdre plus violemment passionnée, plus noire, dit au jeune homme en guise de déclaration d'amour qu'elle n'aurait pas hésité, elle, à descendre dans le labyrinthe. Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue Se serait avec vous retrouvée ou perdue. Ces deux vers m'ont toujours émue, même et surtout en classe de quatrième quand je les découvris et ne les compris pas. La répétition du « avec vous » est poignante. Avec vous avec vous. Monsieur M'Boup connaît-il Phèdre par cœur ? Saurait-il me la réciter et bercer la mélancolie qui me gagne ? Avec vous avec vous. Les voiles noires sont sur mes épaules. Les femmes sont effrayantes, bornées comme des îles, les hommes sont perdus, et Phèdre qui, par amour, s'est faite homme en descendant avec vous dans le labyrinthe, et Phèdre qui outrepasse les limites de son sexe, Phèdre qui outre. Phèdre va mourir.

Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 65-68)

samedi 10 mars 2007

moléculaire défi

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Je ne résiste pas à l'envie de citer le S + 7 originel de Raymond Queneau, « La cimaise et la fraction » :

La cimaise et la fraction
La cimaise ayant chaponné tout l'éternueur
Se tuba fort dépurative quand la bixacée fut verdie :
Pas un sexué pétrographique morio de mouflette ou de verrat.
Elle alla crocher frange
Chez la fraction, sa volcanique
La processionnant de lui primer
Quelque gramen pour succomber
Jusqu'à la salanque nucléaire.
« Je vous peinerai, lui discorda-t-elle,
Avant l'apanage, folâtrerie d'Annamite !
Interlocutoire et priodonte. »
La fraction n'est pas prévisible :
C'est là son moléculaire défi.
« Que ferriez-vous au tendon cher ?
discorda-t-elle à cette énarthrose.
- Nuncapation et joyau à tout vendeur,
Je chaponnais, ne vous déploie.
- Vous chaponniez ? J'en suis fort alarmante.
Eh bien ! débagoulez maintenant. »

Ce « moléculaire défi » de la fraction est fort bien venu alors que l'on se demande si l'heure est venue de l'avènement de l'ordinateur quantique, qui sera peut-être capable de décrypter les « explosions combinatoires » et le « pliage des molécules » : pour l'heure « Orion » est tout juste capable de dresser le plan de table d’un « banquet de mariage particulièrement complexe » (tout cela aurait très certainement plu à Raymond Queneau !).

jeudi 8 mars 2007

une immense incertitude

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Si les hommes créent ou fantasment des machines intelligentes, c'est parce qu'ils désespèrent secrètement de leur intelligence, ou qu'ils succombent sous le poids d'une intelligence monstrueuse et inutile : ils l'exorcisent alors dans des machines pour pouvoir en jouer et en rire. Confier cette intelligence à des machines nous délivre en quelque sorte de toute prétention au savoir exhaustif, comme de confier le pouvoir à des hommes politiques nous permet de rire de toute prétention à gouverner les hommes. Si les hommes rêvent, contre toute évidence, de machines originales et géniales, c'est qu'ils désespèrent de leur originalité, ou qu'ils préfèrent s'en dessaisir et en jouir par machines interposées. Car ce qu'offrent ces machines, c'est d'abord le spectacle de la pensée, et les hommes, en les manipulant, s'adonnent au spectacle de la pensée plus qu'à la pensée même.

Ce n'est pas en vain qu'on les nomme virtuelles : c'est qu'elles maintiennent la pensée dans un suspense indéfini, lié à l'échéance d'un savoir exhaustif. L'acte de pensée y est indéfiniment différé. La question de la pensée ne peut même plus y être posée, pas plus que celle de la liberté des générations futures : elles traverseront la vie comme un espace aérien, attachées à leur siège. Ainsi les Hommes de l'Intelligence Artificielle traverseront leur espace mental attachés à leur computer. L'Homme Virtuel, immobile devant son ordinateur, fait l'amour par l'écran et ses cours par téléconférence. Il devient un handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral. C'est à ce prix qu'il devient opérationnel. Comme on peut avancer que les lunettes ou les lentilles de contact deviendront un jour la prothèse intégrée d'une espèce d'où le regard aura disparu, ainsi peut-on craindre que l'intelligence artificielle et ses supports techniques deviennent la prothèse d'une espèce d'où la pensée aura disparu.

L'intelligence artificielle est sans intelligence, parce qu'elle est sans artifice. Le véritable artifice, c'est celui du corps dans la passion, celui du signe dans la séduction, de l'ambivalence dans les gestes, de l'ellipse dans le langage, du masque dans le visage, du trait qui altère le sens, et que pour cette raison on appelle trait d'esprit. Ces machines intelligentes, elles, ne sont artificielles que dans le sens le plus pauvre, celui de décomposer les opérations de langage, de sexe, de savoir, en leurs éléments les plus simples, de les digitaliser pour les resynthétiser selon des modèles. Générer toutes les possibilités d'un programme ou d'un objet en puissance. Or l'artifice n'a rien à voir avec ce qui génère, mais avec ce qui altère la réalité. Il est la puissance de l'illusion. Ces machines, elles, n'ont que la candeur du calcul et de l'opérationnel, et les seuls jeux qu'elles proposent sont des jeux de commutation et de combinaison. C'est en cela qu'elles peuvent être dites vertueuses et non seulement virtuelles : c'est qu'elles ne succombent même pas à leur propre objet, et ne sont même pas séduites par leur propre savoir. Ce qui fait leur vertu, c'est leur transparence, leur fonctionnalité, leur absence de passion et d'artifice. L'Intelligence Artificielle est une machine célibataire.

Ce qui distinguera toujours le fonctionnement de l'homme et celui des machines, même les plus intelligentes, c'est l'ivresse de fonctionner, le plaisir. Inventer des machines qui aient du plaisir, voilà qui est heureusement encore au delà des pouvoirs de l'homme. Toutes sortes de prothèses peuvent aider à son plaisir, mais il ne peut en inventer qui jouiraient à sa place. Alors qu'il en invente qui travaillent, "pensent" ou se déplacent mieux que lui ou à sa place, il n'y a pas de prothèse, technique ou médiatique, du plaisir de l'homme, du plaisir d'être homme. Il faudrait pour cela que les machines aient une idée de l'homme, qu'elles puissent inventer l'homme, mais pour elles il est déjà trop tard, c'est lui qui les a inventées. C'est pourquoi l'homme peut excéder ce qu'il est, alors que les machines n'excèderont jamais ce qu'elles sont. Les plus intelligentes ne sont exactement que ce qu'elles sont, sauf peut-être dans l'accident et la défaillance, qu'on peut toujours leur imputer comme un désir obscur. Elles n'ont pas ce surcroît ironique de fonctionnement, cet excès de fonctionnement en quoi consistent le plaisir ou la souffrance, par où les hommes s'éloignent de leur définition et se rapprochent de leur fin. Hélas pour elle, jamais une machine n'excède sa propre opération, ce qui peut-être explique la mélancolie profonde des computers… toutes les machines sont célibataires. (pourtant la récente irruption des virus électroniques offre une anomalie remarquable : on dirait qu'il y a un malin plaisir des machines à amplifier, voire à produire des effets pervers, à excéder leur finalité par leur propre opération. Il y a là une péripétie ironique et passionnante. Il se peut que l'intelligence artificielle se parodie elle même dans cette pathologie virale, inaugurant par là une sorte d'intelligence véritable.)

Le célibat de la machine entraine celui de l'homme Télematique. Tout comme il se donne devant son computer ou son wordprocessor le spectacle de son cerveau et de son intelligence, l'Homme Télématique se donne devant son minitel rose le spectacle de ses phantasmes et d'une jouissance virtuelle. Dans les deux cas, jouissance ou intelligence, il les exorcise dans l'interface avec la machine. L'AUTRE, l'interlocuteur sexuel ou cognitif, n'est jamais réellement visé, dans une traversée de l'écran évocatrice de la traversée du miroir. Ce qui est visé, c'est l'écran lui même comme lieu de l'interface. La machine (l'écran interactif) transforme le processus de communication, de relation de l'un à l'autre, en un processus de commutation, c'est à dire de réversibilité du même au même. Le secret de l'interface, c'est que l'Autre y est virtuellement le Même - l'altérité étant subrepticement confisquée par la machine. Ainsi le cycle le plus vraisemblable de la communication est-il celui des minitélistes roses qui passent de l'écran à l'échange téléphonique, puis au face à face, et puis quoi faire ? Eh bien, "on se téléphone", et puis on repasse au minitel, tellement plus érotique finalement, parce qu'ésotérique et transparent à la fois, forme pure de la communication, puisque sans promiscuité que celle de l'écran et d'un texte électronique en filigrane de la vie, nouvelle caverne platonicienne où voir défiler les ombres du plaisir charnel. Pourquoi se parler, quand il est si facile de communiquer ? (...)

Suis-je un homme suis-je une machine ? Dans le rapport du travailleur aux machines traditionnelles, il n'y a aucune ambiguïté. Le travailleur est toujours de quelque façon étranger à la machine, et donc aliéné par elle. Il garde sa qualité précieuse d'homme aliéné. Tandis que les nouvelles technologies, les nouvelles machines, les nouvelles images, les écrans interactifs, ne m'aliènent pas du tout. Ils forment avec moi un circuit intégré. Vidéo, télé, computer, minitel, ce sont, telles les lentilles de contact, des prothèses transparentes qui sont comme intégrées au corps jusqu'à en faire génétiquement partie, comme les stimulateurs cardiaques, ou ce fameux "papoula" de K. Dick, petit implant publicitaire greffé dans le corps à la naissance et qui sert de signal d'alarme biologique. Toutes nos relations, volontaires ou non, avec les réseaux et les écrans quels qu'ils soient; la forme même de la communication et de l'information est du même ordre : celle d'une structure asservie, non pas aliénée, celle d'un circuit intégré. La qualité d'homme ou de machine est indécidable. Le succès fantastique de l'IA ne vient-il pas du fait qu'elle nous délivre de l'intelligence réelle, du fait qu'en hypertrophiant le phénomène opérationnel de la pensée, elle nous délivre de toute l'ambiguité et la singularité de la pensée, et de l'énigme insoluble du rapport de la pensée avec le monde ? Le succès fantastique (encore que forcé et sollicité) de toutes ces technologies interactives ne vient-il pas de leur fonction d'exorcisme, et du fait que l'éternel problème de la liberté ne peut même plus être posé ? Quel soulagement ! Avec les machines virtuelles, plus de problème ! Vous n'êtes plus ni sujet, ni objet, ni libre, ni aliéné, ni l'un, ni l'autre : vous êtes le même dans le ravissement de ses commutations. On est passé de l'enfer des autres à l'extase du même, du purgatoire de l'altérité aux paradis artificiels de l'identité. Est-ce là le principe d'une liberté nouvelle ? D'aucuns diront d'une nouvelle servitude, mais l'Homme Télématique n'ayant pas de volonté propre, ne saurait être serf.

Ce qui reste c'est une immense incertitude. L'incertitude qui est à la racine même de l'euphorie opérationnelle, et qui résulte de la sophistication des réseaux d'information et de communication. Les sciences ont anticipé sur cette situation panique d'incertitude en en faisant un principe : l'approximation maximale du sujet et de l'objet dans l'interface expérimentale, l'évanouissement de leur position respective, génère ce statut définitif d'incertitude quant à la réalité de l'objet et à celle, objective, du savoir. Peut-être est-ce un progrès de la science, mais ce n'est plus un progrès objectif (comment pourrait-il être objectif quand ni l'objet ni les résultats de la science ne le sont plus ?). C'est un progrès qui délivre la science de l'objectivité, qui l'éloigne définitivement du monde réel et de ses propres finalités. Voilà qui est passionnant, et qui est le noyau d'une situation qui s'empare aujourd'hui de tous les registres humains : politique, social, sexuel, économique. L'incertitude en matière d'économie, liée précisément à la résurrection triomphale de cette "discipline'" est tout à fait réjouissante. Mais aussi bien l'expansion soudaine et fabuleuse des techniques de communication et d'information est liée à l'indécidabilité du savoir qui y circule, l'indécidabilité de savoir si il y a du savoir là dedans, tout comme dans la communication l'indécidabilité de savoir si il s'agit véritablement d'une forme d'échange, d'une forme réelle de l'échange.

Je défie quiconque d'en décider, sauf à faire semblant de croire que toutes ces techniques mènent finalement à un usage réel du monde, à des rencontres réelles etc… - mais alors, si c'est pour rejoindre le réel, pourquoi fallait-il le quitter, et pourquoi cet immense détour ? On ne comprend plus du tout l'enjeu de ces techniques si c'est pour leur assigner un objectif aussi mince. Non, l'enjeu crucial, actuel, c'est le jeu de l'incertitude. Nulle part nous ne pouvons y échapper. Mais nous ne sommes pas près de l'accepter, et le pire est que nous espérons réduire cette incertitude par plus d'information et de communication encore, dans une sorte de fuite en avant homéopathique, aggravant par là même la relation d'incertitude. Mais là encore, la chose est passionnante : la course-poursuite des techniques et de leurs effets pervers, de l'homme et de ses clones virtuels sur la piste réversible de l'anneau de Moebius est commencée.

Jean Baudrillard, « Le Xerox et l'infini », Traverses, 44-45, septembre 1987, p. 18-22

... même si je ne suis pas totalement d'accord, les bonnes questions sont posées.

::: cet article dans sa totalité, et d'autres
::: le billet de David Calvo me plaît
::: Le Monde propose un dossier très complet
::: Télérama reprend en entretien datant de janvier 2006

mercredi 7 mars 2007

être vivant

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Personne au fond ne se reconnaît vraiment le droit de vivre. Mais ce verdict de mort reste en général bien au chaud, caché derrière la difficulté de vivre. Si celle-ci parfois est levée, la mort est là soudain, d'une façon inintelligible.
(Cool memories, Galilée, 1987)

Être vivant, c’est garder la possibilité de mourir. Ce qui n’est pas vrai en sens inverse. C’est pourquoi il vaut mieux être vivant que mort.
(Cool memories, 4, Galilée, 2000, p. 83)

Jean Baudrillard est mort.

lundi 5 mars 2007

fenêtres nocturnes

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Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?» Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Charles Baudelaire, « Les fenêtres », Le Spleen de Paris

lundi 26 février 2007

fonds commun

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C’est à la recherche de ce jeu que l’on pourrait peut-être concevoir un engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci. Le chemin suivi sera alors, on s’en doute, bien différent de celui du romancier qui, à partir d’un « commencement », arrive à une « fin ». Cet autre, frayé à grand-peine par un explorateur dans une contrée inconnue (s’égarant, revenant sur ses pas, guidé – ou trompé – par la ressemblance de certains lieux pourtant différents ou, au contraire, les différents aspects du même lieu), cet autre se recoupe fréquemment, repasse par des carrefours déjà traversés, et il peut même arriver (c’est le plus logique) qu’à la fin de cette investigation dans le présent des images et des émotions dont aucune n’est plus loin ni plus près que l’autre (car les mots possèdent ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars dans le temps des horloges et l’espace mesurable), il peut arriver que l'on soit ramené à la base de départ, seulement plus riche d'avoir indiqué quelques directions, jeté quelques passerelles, être peut-être parvenu, par l'approfondissement acharné du particulier et sans prétendre avoir tout dit, à ce « fonds commun » où chacun pourra reconnaitre un peu - ou beaucoup - de lui-même.

Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 30-31)

dimanche 25 février 2007

carrefours de sens

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Plus ou moins consciemment, par suite des imperfections de sa perception puis de sa mémoire, l’écrivain sélectionne subjectivement, choisit, élimine, mais aussi valorise entre cent ou mille quelques éléments d’un spectacle (...)
S’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art, c’est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient.
« Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. » Cette remarque est à rapprocher de ces phrases de Flaubert, à propos d’Emma Bovary : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons s’échappait à la fois, d’un seul coup, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle aperçut nettement et par tableaux détachés son père, Léon, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. » (…)
C’est bien là que réside l’un des paradoxes de l’écriture : la description de ce que l’on pourrait appeler un « paysage intérieur » apparemment statique, et dont la principale caractéristique est que rien n’y est proche ni lointain, se révèle être elle-même non pas statique mais au contraire dynamique : forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer les unes après les autres les composantes de ce paysage (ce qui est déjà procéder à un choix préférentiel, à une valorisation subjective de certaines d’entre elles par rapport aux autres), l’écrivain, dès qu’il commence à tracer un mot sur le papier, touche aussitôt à ce prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l’a dit, « parle déjà avant nous » au moyen de ce qu’on appelle ses « figures », autrement dit les tropes , les métonymies et les métaphores dont aucune n’est l’effet du hasard mais au contraire partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l’homme.
Et si, suivant Chlovski, on s’accorde à définir le « fait littéraire » comme « le transfert d’un objet de sa perception habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception », comment l'écrivain chercherait-il à déceler les mécanismes qui font s'associer en lui ce « nombre incalculable » de « tableaux » apparemment « détachés » qui le constitue en tant qu' être sensible, sinon dans cette langue qui le constitue en tant qu' être pensant et parlant et au sein de laquelle, dans sa sagesse et sa logique, nous sont déjà proposés d'innombrables transferts ou transports de sens ? Les mots, selon Lacan, ne sont pas seulement « signes » mais nœuds de significations ou encore, comme je l’ai écrit dans ma courte préface à Orion aveugle, carrefours de sens, de sorte que déjà par son vocabulaire la langue offre la possibilité de « combinaisons » en « nombre incalculable », grâce à quoi cette « aventure du récit » dans laquelle s’engage à ses risques et périls l’écrivain paraît finalement plus fiable que ces récits plus ou moins arbitraires que nous propose le roman naturaliste avec une assurance d’autant plus impérieuse qu’il sait la fragilité et la très discutable valeur de des moyens.

Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 26-28)

samedi 24 février 2007

deus ex machina

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Si je ne peux accorder crédit à ce deus ex machina qui fait trop opportunément se rencontrer ou se manquer les personnages d'un récit, en revanche, il m'apparaît tout à fait crédible, parce que dans l'ordre sensible des choses, que Proust soit soudain transporté de la cour de l'Hôtel des Guermantes sur le parvis de Saint-Marc à Venise par la sensation de deux pavés inégaux sous son pied, crédible aussi que Molly Blum soit entraînée dans des rêveries érotiques par l'évocation des fruits juteux qu'elle se propose d'acheter le lendemain au marché, crédible encore que le malheureux Benjy de Faulkner hurle de souffrance lorsqu'il entend les joueurs de golf crier le mot « caddie », et tout cela parce qu'entre ces choses, ces réminiscences, ces sensations, existe une évidente communauté de qualités, autrement dit une certaine harmonie, qui, dans ces exemples, est le fait d'associations, d'assonances, mais peut aussi résulter, comme en peinture ou en musique, de contrastes, d'oppositions ou de dissonances.

Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 22)

vendredi 23 février 2007

cette sacrée corde raide

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Je n'écris pas pour les carabins. Ceux là savent qu'il ne se passe rien alors qu'un phénomène biologique comme les autres. De même que les militaires de métier savent qu'une maison coupée en deux, c'est une maison qui a reçu une bombe et que des tas de types morts, c'est tout simplement le résultat d'une concentration d'artillerie. Très bien. Ces gens savent ou sont censés savoir tant de choses qu'ils sont capables de tout résoudre sans aucun mystère. Vous essayez tant bien que mal de continuer sur cette sacrée corde raide, manquant de vous casser la gueule à chaque pas et ces types vous expliquent qu'il n'y a en réalité aucun danger, ni aucune difficulté, si vous connaissez les lois de l'équilibre. On les trouve dans tous les manuels.

Claude Simon, La Corde raide (Sagittaire, 1947, p. 60)

jeudi 22 février 2007

une poignée de verre pilé

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ce fut ainsi que cela se passa, en tout cas ce fut cela qu'il vécut, lui : cette incohérence, cette juxtaposition brutale, apparemment absurde, de sensations, de visages, de paroles, d'actes. Comme un récit, des phrases dont la syntaxe, l'agencement ordonné - substantif, verbe, complément - seraient absents. Comme ce que devient n'importe quel article de journal (le terne, monotone et grisâtre alignement de menus caractères à quoi se réduit, aboutit toute l'agitation du monde) lorsque le regard tombe par hasard sur la feuille déchirée qui a servi à envelopper la botte de poireaux et qu'alors, par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie reprend sa superbe et altière indépendance, redevient ce foisonnement désordonné, sans commencement ni fin, ni ordre, les mots éclatant d'être de nouveau séparés, libérés de la syntaxe, de cette fade ordonnance, ce ciment bouche-trou indifféremment apte à tous usages et que le rédacteur de service verse comme une sauce, une gluante béchamelle pour relier, coller tant bien que mal ensemble, de façon à les rendre comestibles, les fragments éphémères et disparates de quelque chose d'aussi indigeste qu'une cartouche de dynamite ou une poignée de verre pilé : grâce à quoi (au grammairien, au rédacteur de service et à la philosophie rationaliste) chacun de nous peut avaler tous les matins, en même temps que les tartines de son petit déjeuner, sa lénifiante ration de meurtres, de violences et de folie ordonnés de cause à effet, quitte, si cela ne le satisfait pas (et apparemment, et contrairement à ce qu'il pense, cela ne le satisfait pas), à recourir en supplément aux bons offices des esprits, du marc de café, des cierges bénis, des hommes providentiels ou de la camisole de force. Dans son récit donc, ou plutôt chaque fois qu'il me parla plus tard de ces journées (car ce ne fut que par bribes qu'il me raconta tout cela, et peu à peu, et non pas à proprement parler sous la forme d'un récit mais quand la mémoire de tel ou tel détail lui revenait, sans que l'on sût jamais exactement pourquoi — si tant est que l'on sache jamais exactement ce qui fait ressurgir, intolérable et furieux, non pas le souvenir toujours rangé quelque part dans ce fourre-tout de la mémoire, mais, abolissant le temps, la sensation elle-même, chair et matière, jalouse, impérieuse, obsédante), (…)

Claude Simon, Le Vent : tentative de restitution d'un retable baroque (Minuit, 1957, p. 174-175)

mercredi 21 février 2007

un bloc de plexiglas

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On dirait des gens obligés de se battre dans un couloir contre les parois duquel ils se cogneraient sans cesse, ou plutôt entre deux plaques de verre tellement rapprochées qu'à la fin ils semblent pris, immobilisés tels quels, comme ces animaux ou ces objets enfermés dans un bloc de plexiglas, encastrés les uns dans les autres par la pression des deux parois transparentes qui ne laissent plus subsister à la fin entre les combattants le moindre vide, tout espace (par exemple entre une cuirasse, un bouclier, une épaule, ou entre un bras levé et l'une de ces hautes coiffures surmontant les visages de leurs étranges cylindres allant en s'évasant, c'est-à-dire cylindre au départ, autour du front, puis coniques), tout espace, donc, intégralement rempli (par une portion de visage, un profil, un autre casque, un œil, le fer d'une hache), le ciel lui-même, au-dessus du moutonnement des têtes (découpé par les lances, roses, blanches, ou brunes, les courbes des étendards) aussi dur que du mortier, aussi matériel que le bleu des aciers, aussi impénétrable que les visages des combattants, les profils corbins ou prognathes empreints de cette impassibilité, de cette sérénité brutale qui constitue de tous temps l'apanage des puissants et de leur entourage (valets, portiers d'hôtel, chauffeurs de voitures de maîtres, gens de la haute couture), s'extériorisant dans un mélange de raffinements inouïs ou même agressivement ridicules (comme ces chapeaux, ces coiffures, ces plissés, ces pourpoints, ces jabots tuyautés, ces armures exagérément ornées), d'insolence, d'équivoques préciosités la belle jeunesse de Rome ces beaux danseurs si fleuris jaloux de conserver leur jolie figure ne soutiendraient pas l'éclat du fer brillant devant leurs yeux, le sol, où piétinent les jambes mêlées des chevaux et des fantassins, d'une couleur claire aussi, gris-vert, et rigoureusement plat comme celui, artificiellement damé, d'un terrain de jeu, d'une place ou d'une scène de théâtre

Claude Simon, La Bataille de Pharsale (Minuit, 1969, p. 104-105)

mardi 20 février 2007

caractéristique flétrissure

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chez della Francesca : cette caractéristique flétrissure de la plupart des visages et qui ne tient pas tant à la morphologie première (faciès de brutes — naturels dans la soldatesque —, d'empoisonneurs, de bellâtres, de gitons, comme, par exemple, dans la Défaite de Chosroès, le page qui souffle de la trompette, un adolescent à première vue mais, si on l'examine plus longuement, une lourdeur opaque dans le regard, et les poches sous les yeux, l'impassibilité) qu'à quelque chose qui les a prématurément, sournoisement usés, marqués. Comme une tare. La richesse. Ou le pouvoir. Expression semblable sur les photos de vedettes de cinéma ou de milliardaires. Comme une sorte de masque, plaqué. Second visage, en surimpression pour ainsi dire, superposé à des traits originellement beaux. Les femmes (la Vierge elle-même) pourvues de ces yeux aux paupières lourdes, dissimulatrices, à la fente sinueuse à travers lesquelles filtrent, plus fourbes que pudiques, des regards en coin. Leurs lèvres aussi aux moues hautaines, dédaigneuses. Femmes-enfants conscientes de leur prix. Tout d'ailleurs est de prix ici, avec ostentation, insolence : les armures, les vêtements, les couleurs raffinées, les coiffures aux formes extravagantes ...

Claude Simon, La Bataille de Pharsale (Minuit, 1969, p. 153-154)

lundi 19 février 2007

une mince pellicule de couleur

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Quoique les règles de la perspective soient apparemment observées pour suggérer au spectateur la sensation de profondeur, le peintre s'est contradictoirement attaché à multiplier les artifices qui ont pour résultat de détruire cet effet de façon que le géant se trouve partie intégrante du magma de terre, de feuillage, d'eau et de ciel qui l'entoure. Orion ne s'avance pas debout sur un chemin, son corps dans un axe vertical au plan de celui-ci, comme par exemple une pièce d'un jeu d'échecs debout sur une case de l'échiquier, entourée d'air et de vide de tous côtés. Il apparaît, au contraire, comme une figure de bas-relief, collé au décor qui est censé l'encadrer ou lui servir de fond. Le corps gigantesque saille ou s'enfonce selon ses parties dans cette nature dont il ne se détache jamais. Selon les endroits, le sol, les rameaux des arbres, les nuages, sont habilement éclairés ou assombris de sorte que tantôt les parties du corps dans l'ombre (le bras droit, le dos) ou dans la lumière (l'épaule et le bras gauche tâtonnant en avant, la jambe gauche tendue en arrière) se découpent nettement, tantôt d'autres parties (la jambe droite portée en avant, le milieu du corps, la main qui tient l'arc) se confondent avec eux. De ce fait le paysage perd toute dimension perpendiculaire à la toile. Au contraire il se bossèle, se creuse, projette en avant certains de ses éléments non pas selon leur proximité ou leur éloignement rationnel, mais selon les seuls besoins de cette rhétorique. Il cesse d'être ciel, cailloux, feuilles, pour se faire environnement, ou plutôt gangue. Ce ne sont pas des masses gazeuses, minérales ou végétales plus ou moins proches, à la façon des plans d'un décor, mais de simples accidents de lumière (ou de couleur) s'accrochant aux reliefs (saillies) d'une même et unique pâte moulée en ronde bosse. Si les objets lointains, comme par exemple la colline à l'horizon, au flanc de laquelle le chemin reparaît, s'élève en serpentant, sont bien dessinés à une échelle plus petite, ils sont par contre ramenés au premier plan par la vigueur des contrastes et des accents. Le rocher qui surplombe la colline, aux pans violemment éclairés ou obscurs, le bouillonnement tumultueux des nuées aux noirs replis, sont de la même nature que le dos musculeux, rocheux du géant englué dans cette même argile où le créateur a pétri indifféremment les formes du monde vivant et inanimé. La curieuse disposition des nuages vient encore confirmer au visiteur du musée qu'il ne contemple pas un spectacle à trois dimensions. Ils imitent les circonvolutions intestinales et cartonneuses de ces nuées parmi lesquelles trônent les vierges et les saints des retables baroques, leurs pieds de marbre posés comme sur des coussins sur leurs tourbillons taillés au ciseau dans la pierre ou moulés dans le stuc et qui serpentent entre les colonnes torses, se mêlent aux plis des linceuls pendant hors des sépulcres, aux draperies qui déploient leurs tonnes de porphyre en d'aériens baldaquins claquant au vent d'imaginaires tempêtes et soutenus par des angelots. Autour de la tête d'Orion (et non pas derrière) ils enroulent leurs lourdes volutes avec lesquelles se confondent les plis flottants de la tunique du serviteur perché sur ses épaules, désignant de son doigt au visage aveugle un but idéal, fait seulement, comme le doigt lui-même, les paupières closes, les épaules bosselées et les empreintes des pieds monumentaux dans la poussière du chemin, d'une mince pellicule de couleur.

Claude Simon, Orion aveugle (Skira, 1970, p. 127-129)

dimanche 18 février 2007

réseau de correspondances

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Dans Les jeunes filles en fleurs, Proust, parlant des repas qu'il prend avec sa grand-mère dans la salle à manger du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec, écrit ceci :
« Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l'idée que j'étais sur la pointe extrême de la terre, je m'efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d'y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours ou y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l'Océan, au temps des Cimmeriens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer ».
Avant d'aller plus loin dans l'étude de ce texte étonnant, ce que l'on peut tout de suite noter c'est à quel point une telle description illustre la définition proposée par Chklovski, c'est à dire que par le travail de la langue un poisson bouilli posé sur un plat est soudain arraché à son contexte dans le monde quotidien (les couteaux, les fourchettes, un déjeuner vers 1900 dans la salle à manger d'un hôtel) pour être transporté dans un cadre aux tout autres dimensions.
Les mots que Proust a choisis pour en parler (et notons encore au passage la sélection qu'ils constituent, car pas plus qu'il ne nous précise son espèce, Proust ne nous dit ni la couleur de sa peau, ni sa forme particulière, ni sa saveur, etc. ...), les mots, donc, employés (convoqués) pour cette description (soit : vaste, monstre, marin, époques primitives, vie, afflux, Cimmérien, innombrable, vertèbres, bleu, rose, construit, nature, plan, architecture, cathédrale, mer), ont le pouvoir de susciter soudain dans cette banale salle à manger de Palace tout un ensemble de majestueuses résonances ou harmoniques mettant en jeu les concepts de préhistoire, de biologie et de structure qui font que, soudain nous prenons conscience que cet objet n'est pas un accident isolé mais un élément de cette immense et rigoureuse organisation dans l'espace et le temps qu'est le monde auquel il est étroitement lié par tout un réseau de correspondances qui font de lui un véritable monument.
Assis avec Proust, sa grand-mère et une marquise bavarde à cette table d'un grand hôtel normand, nous sommes soudain pénétrés, comme devant une peinture de Cézanne ou de Rubens, par ce sentiment pour ainsi dire cosmique que tout dans la nature se commande, est organisation, dépendances, rapports.
(…) ce que nous montre Proust (et en ceci il apparait comme le grand écrivain révolutionnaire du XXe siècle, l'écrivain véritablement sub-versif, c'est-à-dire renversant sens dessus-dessous l'optique romanesque traditionnelle), c'est le prodigieux dynamisme de la description qui, littéralement, projette autour d'elle, comme une pieuvre, des tentacules dans toutes les directions, sélectionne et convoque des matériaux, les assemble, les organise.

Claude Simon, « Roman, description et action » (Conférence, 1980, p. 17-18)

dimanche 11 février 2007

ce qui est fait

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J'ai souvenir de mon émotion quand je lisais Voyage en grande Garabagne, il y a plus de vingt ans. Tout au long de ma lecture, je me disais « j'ai une idée, je vais écrire ce livre », et j'étais tellement exalté par ce projet que je ne voyais pas l'évidence : qu'il était trop tard, que le Voyage en grande Garabagne n'était plus à écrire, que je le tenais entre les mains... Nous trouvons surtout dans les livres de nos écrivains favoris une partie de la besogne abattue. Ce qui est fait n'est plus à faire, et, d'ailleurs, rares sont les écrivains selon mon goût qui se posent en maîtres. Disciples et épigones sont de pénibles crampons. Mais peut-être, oui, alors, ces œuvres majeures délimitent-elles en creux la forme que pourra prendre la nôtre dans le voisinage de la leur : ce qui reste à faire.

Éric Chevillard, « Des crabes, des anges et des monstres. Entretien avec Mathieu Larnaudie », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 109)

vendredi 9 février 2007

méconnaître un dieu

Puisque ce « passage secret » (il le reste même s'il a été souvent cité et étudié) figure dans mes tablettes numériques (il m'est cher et secret aussi), j'espère que Jean-François Paillard ne m'en voudra pas de le rendre moins secret en le citant in extenso :

Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d'un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m'avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais, cette fois, il resta incomplet. Je venais d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois ; de sorte que, mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n'était pas une fiction, Balbec, un endroit où je n'étais jamais allé que par l'imagination, Mme De Villeparisis, un personnage de roman et les trois vieux arbres, la réalité qu'on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu'on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l'enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d'un élan plus fort et tâcher d'atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m'eût fallu être seul. Que j'aurais voulu pouvoir m'écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m'isolais de mes parents ! Il me semblait même que j'aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l'objet n'était que pressenti, que j'avais à créer, moi-même, je ne l'éprouvais que de rares fois, mais à chacune d'elles il me semblait que les choses qui s'étaient passées dans l'intervalle n'avaient guère d'importance et qu'en m'attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme De Villeparisis s'en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n'y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s'ouvrît ainsi. Le site qu'ils me rappelaient, il n'y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j'étais allé, une année, avec ma grand'mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu'ils venaient d'années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu'on est tout d'un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N'appartenaient-ils au contraire qu'à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi en qui leur aspect étrange n'était que l'objectivation dans mon sommeil de l'effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l'apparence duquel je le pressentais, comme cela m'était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j'avais désiré connaître et qui, du jour où je l'avais connu, m'avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle détachée d'un rêve de la nuit précédente, mais déjà si effacée qu'elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux, comme tels arbres, telle touffe d'herbe que j'avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu'un passé lointain, de sorte que, sollicité par eux d'approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensée et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l'espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c'étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d'un être aimé qui a perdu l'usage de la parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de route, la voiture les abandonna. Elle m'entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.

Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : « ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant ». En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir - trop tard, mais pour toujours - je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme De Villeparisis me demandait pourquoi j'avais l'air rêveur, j'étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu.

Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, II, À la Recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, 1988, II, p. 76-79)

J'ai cherché en vain l'« épouvantail », et fini par conclure qu'il était l'irruption, dans le souvenir d'une lecture, d'une métaphore de l'écrivain contemporain au « statut » si précaire (tout cela est très proustien) ! En revanche grâce à lui je me suis interrogée sur la « ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles » que je n'avais pas remarquée lors de mes précédentes lectures : les « Nornes » selon la note (que wikipedia permet de compléter) sont « les déesses du Destin dans la mythologie scandinave ».

lundi 22 janvier 2007

un équivalent du silence

Il faut bien vous l'avouer aussi : en ce qui me concerne particulièrement, j'ai longtemps pensé que si j'avais décidé d'écrire, c'était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d'expression au cours d'une conversation même un peu poussée. Ressentant cela avec une espèce de malaise et de honte, bien souvent c'était contre cela, contre la parole orale que je me décidais à écrire, c'est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? Pour m'en corriger, pour me corriger de cela, de ces défaillances, de ces hontes, pour m'en venger, pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même, pour me duper peut-être, pour parvenir à un équivalent du silence.

Francis Ponge, «Tentative orale », Méthodes (Gallimard, 1961, p. 237-238) Œuvres complètes, tome 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Bernard Beugnot, p. 654.)

(il s'agit de l'une des nombreuses citations compilées avec bonheur par Jean-Pierre Martin ; celle-ci se trouve p. 175)

lundi 15 janvier 2007

tout autre que je ne suis

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Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle ; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent ; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues : il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle, il faut répondre ; et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût été possible. (…)
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'étant pas un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'être, même chez des gens en état de bien juger : d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naître, n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais, on ne l'aurait pas soupçonné même ; (...)

Jean-Jacques Rousseau (Confessions, III, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 115-116)

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