lignes de fuite

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mercredi 4 novembre 2009

(mais comment font les autres ??)

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« Ceci est un livre d’images. Ceci est un roman. » écrit François Matton à propos de son nouveau livre, Autant la mer (POL, 2009).

Et comme il en parle beaucoup mieux que je ne saurais le faire sur son « blog à dessin », Tout va bien, où il nous offre en outre généreusement des croquis préparatoires, et encore d’autres croquis, je vous conseillerai simplement de vous précipiter pour le lire !

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dimanche 1 novembre 2009

une femme puissante

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De telle sorte qu’elle avait toujours eu conscience d’être unique en tant que personne et, d’une certaine façon indémontrable mais non contestable, qu'on ne pouvait la remplacer, elle Khady Demba, exactement, quand bien même ses parents n'avaient pas voulu d'elle auprès d'eux et sa grand-mère ne l'avait recueillie que par obligation - quand bien même nul être sur terre n'avait besoin ni envie qu'elle fût là.
Elle avait été satisfaite d'être Khady, il n'y avait eu nul interstice dubitatif entre elle et l'implacable réalité du personnage de Khady Demba.
Il lui était même arrivé de se sentir fière d'être Khady car, avait-elle songé souvent avec éblouissement, les enfants dont la vie semblait joyeuse, qui mangeaient chaque jour leur bonne part de poulet ou de poisson et qui portaient à l'école des vêtements sans taches ni déchirures, ces enfants-là n'étaient pas plus humains que Khady Demba qui n'avait pourtant, elle, qu'une infime portion de bonne vie.

Marie NDiaye, Trois femmes puissantes (Gallimard, 2009, p. 253-254)

Quel que soit le livre qu'éliront demain les jurés du Prix Goncourt, ce sera cette année, une fois n'est pas coutume, un bon livre. Je n'ai pas encore lu La Vérité sur Marie (Minuit) de Jean-Philippe Toussaint, qui attends sagement sur une de mes étagères, mais je lui fais confiance pour avoir lu (presque) tous ses autres livres. J'ai aimé Des hommes (Minuit) de Laurent Mauvignier et Les heures souterraines (Lattès) de Delphine de Vigan.

Mais, même si ma voix n'a aucune importance, c'est pour Marie NDiaye que je vote, pour ce livre magnifique d'humanité et de maîtrise du style, et aussi pour l'ensemble de l'œuvre de cette femme puissante.

::: Marie NDiaye : « Je ne veux plus que la magie soit une ficelle ». Propos recueillis par Nathalie Crom (Télérama, 23 août 2009)
::: Entretien vidéo avec Sylvain Bourmeau (juillet 2009)
::: Interlignes : Bio-bibliographie et vidéos (octobre 2009)
::: Auteurs.contemporain.info : Bibliographie critique
::: « En visite chez Marie Ndiaye » (Remue.net, 2004)
::: « Marie NDiaye goncourtisée » (Carnets de JLK, 31 octobre 2009)

samedi 31 octobre 2009

émousser les angles obtus des singularités

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D'un point de vue très général, le but du totalitarisme, dans ses dispositifs réels, dans le tissu même de son exercice, fut de produire un corps social intégral, parfaitement soudé, saturé de coutures, c'est-à-dire une société sans sujets, sans conflit ni diversité, immédiatement mobilisable dans son intégralité. Or, c'est à certains égards ce même but que la société de contrôle à laquelle nous consentons quotidiennement est tentée, en vertu de sa structure propre, de poursuivre. Elle dispose à cette fin d'une part de techniques policières d'enregistrement du réel telles que, si les nazis en avaient joui, elles auraient rendu la Résistance impossible, et d'autre part de techniques de séduction tellement puissantes qu'aucune résistance n'est même plus désirée ni désirable. La pacification radicale par laquelle on émousse les angles obtus des singularités peut se faire aujourd'hui sans forceps : est-elle plus souhaitable pour autant ? (p. 16)

Nous partageons malgré nous avec les totalitarismes le rêve utopique d'une sociabilité pure, d'une société intégrale et sans histoire, dans les deux sens du terme. Jamais les sociétés ne furent moins violentes et plus dociles, et jamais pourtant la tranquillité et la police qui la garantit ne furent à ce point désirées. Les lexiques dominant la scène politique en témoignent assez bien. Ainsi le terme apparemment neutre d'intégration. Integer, en latin, racine commune d'« intégral », d'« intègre » et d'« intégration », est issu de tango, tangere, qui signifie « toucher ». L'intègre ou l'intégral, c'est, littéralement, l'intact : ce qui n'a pas été touché et se tient en surplomb dans sa pureté anhistorique, ou encore l'entier à quoi rien n'a été ôté. L'usage social contemporain du terme d'intégration accepte donc en toile de fond une image de la société comme corps fondamentalement homogène. L'invraisemblable ministère qui a vu le jour en France en 2007 (« de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Codéveloppement ») rappelle qu'aucun lexique n'est inoffensif, et que notre mot d'intégration envisageait déjà les flux humains comme des menaces contre l'intégrité « identitaire » et l'homogénéité des conduites.
L'effort dont l'intégration est le nom tend vers l'homogénéité sociale maximale, c'est-à-dire exempte de toute « insociabilité ». Sitôt que la sociabilité intégrale est conçue comme la destination naturelle de l'homme, la légalité peut être prise pour une moralité, la loi pour une norme, et l'obéissance requise n'est plus susceptible d'être voulue : il n'est pas besoin ici de volonté, puisqu'on ne veut que ce qu'on peut aussi ne pas vouloir. (p. 26-27)

La loi civile, de ce fait, acquiert une fonction nouvelle : l'efficacité. Autrement dit, rien de moins que d'empêcher le crime, comme si la dimension criminelle de l'homme pouvait d'une manière ou d'une autre être surmontée, comme si elle n'était due qu'à une minorité de voyous naturellement et irréversiblement criminels. L'insociable sociabilité où s'affirme le caractère individuel de l'homme, dont le crime n'est lui-même qu'une inévitable conséquence, est comme extraite de l'individu dont elle exprimait la liberté et la faculté d'expérimenter, et redistribuée sur la société tout entière ; laquelle, de ce fait, se trouve divisée en sociables et en insociables, en « voyous » et en « honnêtes gens ». Il ne reste plus alors qu'à couper la branche pourrie pour que seuls restent entre eux les « honnêtes gens », les « sociables purs ». (p. 32)

Chaque crime sexuel spectaculaire est porté à la connaissance de tous, ou plutôt à l'émotion publique, et au lieu de dénoncer les mensonges du pouvoir, il en conforte au contraire le mouvement. Comme le système totalitaire, le système doit être en mouvement : il faut qu'il y ait toujours des voyous pour que soit toujours désirée la société intégrale, c'est-à-dire le processus par lequel on supprime purement et simplement les voyous. Il faut qu'il y ait toujours des victimes, et qu'on suscite à leur égard autant de compassion publique que possible, pour que le « zéro » de la tolérance puisse être désiré.
Cette refonte du juridique n'est donc justifiable que d'un point de vue politique très particulier, celui d'une société fabriquée « efficacement » selon un modèle idéal. Ce point de vue ne semble aujourd'hui si naturel que parce qu'il exprime la modernité politique en général, totalitarismes inclus. Il ne s'agit au bout du compte que de supprimer l'individu réel, sujet d'une parole, d'une pensée, d'un désir propres, avec toute l'insociabilité qui le caractérise, pour le remplacer par un individu imaginaire, intégralement social en dépit de ses professions de foi individualistes, c'est-à-dire intégralement normal et interchangeable dans toutes ses différences, soumis comme toutes les choses à des lois de comportement, des lois statistiques, des lois économiques, autant de « lois » nouvelles qui dans la conduite des affaires politiques se substituent aux lois civiles où s'exprimait jadis la volonté politique. (p. 37)

L’intégration exigée de l’individu ne consiste qu’en une adhésion globale et immédiate, quitte à médicaliser ensuite ses vertiges. (p. 77)

Cédric Lagandré, La société intégrale (Climats, 2009)

Cédric Lagandré est né en 1973.
Ancien collaborateur de la revue Mouvement, il a aussi contribué occasionnellement à la revue R de réel, et a publié :
- L’inspiration des Grecs (L’Harmattan, 2000)
- L'actualité pure. Essai sur le temps paralysé (PUF, 2009)

lundi 26 octobre 2009

pas des hommes et pourtant des hommes

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Il a le temps de réfléchir aussi, pas seulement aux derniers événements, au cadavre du médecin, à Châtel, qui est de plus en plus renfrogné et ne parle plus à personne. Il pense aux Algériens ; il se dit que depuis qu'il est ici il ne connaît que la petite Fatiha, pas même ses parents, que la population est pour lui comme pour les autres une sorte de mystère qui s'épaissit de semaine en semaine, et il se dit que, sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi, il a peur.
Il ne sait rien, et, tout seul, en se promenant le matin très tôt dans Oran, cette idée lui fait honte.
Plus le temps passe, plus il se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga. Il ne sait pas pourquoi il a cette idée, qu'il veut chasser très vite, dès qu'il pense au corps du médecin dans la poussière. Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes. Il se dit pourtant parfois que lui ce serait un fellaga. Parce que les paysans qui ne peuvent pas travailler leur terre. Parce que la pauvreté. Même si certains lui disent qu'on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation. Oui. Mais il pense à sa mère et aux vaches dans leurs champs, il pense aux nuages épais et lourds dont les ombres tombent sur le dos des bêtes et dans le ruisseau, sur les peupliers. Il pense à son père et à sa mère qui mettaient leurs mains devant leurs bouches de bébés, lui a-t-on répété, à lui et à ses frères et sueurs aussi, lorsque tout le hameau abandonnait les fermes pour se cacher dans des trous creusés par les obus et qu'on entendait les pas des Allemands tout près. Il pense à ce qu'on lui a dit de l'Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s'empêcher d'y penser, de se dire qu'ici on est comme les Allemands chez nous, et qu'on ne vaut pas mieux.
Il pense aussi qu'il serait peut-être harki, comme Idir, parce que la France c'est quand même bien, se dit-il, et puis que c'est ici aussi, la France, depuis tellement longtemps. Et que l'armée c'est un métier comme un autre, sur ça Idir a raison, être harki c'est faire vivre sa famille alors que sinon elle crèverait de faim.
Mais il pense aussi que peut-être tout ça est faux. Qu'il ne faudrait croire personne. Qu'on ment partout. Il pense depuis toujours qu'on lui ment. Quelque chose, qui ment. Partout. Jusqu'à lui donner l'envie de vomir et de retourner tout ce qui est le monde devant lui. Il a presque envie de pleurer. Il ne sait pas pourquoi. Pourquoi le cafard et la mélancolie. Alors qu'aujourd'hui. Quatre jours. Et Mireille comme unique horizon de ces quatre jours. (p. 201-202)

Et je me souviens de la honte que j'avais lorsque j'étais rentré de là-bas et qu'on était revenus, les uns après les autres, sauf Bernard - il se sera au moins évité l'humiliation de ça, revenir ici et faire comme on a fait, de se taire, de montrer les photos, oui, du soleil, beaux paysages, la mer, les habits folkloriques et des paysages de vacances pour garder un coin de soleil dans sa tête, mais la guerre, non, pas de guerre, il n'y a pas eu de guerre ; et les photos, j'ai eu beau les regarder encore et en chercher au moins une seule, une seule qui aurait pu me dire, C'est ça, la guerre, ça ressemble à ça, aux images qu'on voit à la télévision ou dans les journaux et non pas à ces colonies de vacances, ni non plus à ces gens qui remplissent les rues d'Oran, et les magasins ouverts, la circulation dans la ville, et alors, pourquoi sur les murs que j'avais photographiés je n'ai pas trouvé un seul graffiti disant l'Algérie vaincra, pas un mur peint, gratté, poncé, repeint, pas un graffiti, pas une arme, rien, et pas autre chose que ce vide et ce beau temps monstrueux de soleil et de ciel bleu.
Les photographies de la mer.
Tous les gars sur le pont en train de fumer et de regarder la ligne d'horizon, brumeuse, lointaine - ou au contraire, dans la nuit, le vacarme des machines et du vent, l'étonnement que c'est pour un paysan de savoir l'hélice hors de l'eau, comme si le bateau allait s'envoler et son fracas lorsqu'il retombe, le sol si instable et mouvant.
Sur certaines photos, c'est seulement le flou dans le lointain, sans qu'on puisse deviner alors si c'est l'arrivée ou le départ. La seule chose dont je me souvienne, c'est que la première fois où j'ai vu la mer c'était à Marseille, le temps était froid et gris, et j'allais embarquer pour l'Algérie. (p. 261-262)

Peut-être que ça n'a aucune importance, tout ça, cette histoire, qu'on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on n'a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une drôle de maison dans laquelle on s'enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? Et moi, à ce moment-là, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait, tous les jours ; et ce passé qui fabrique des pierres, et les pierres, des murs. Et nous on est là maintenant à se regarder vieillir et ne pas comprendre pourquoi Bernard il est là-bas dans cette baraque, avec ses chiens si vieux, et sa mémoire si vieille, et sa haine si vieille aussi que tous les mots qu'on pourrait dire ne peuvent pas grand-chose. (p. 270)

Laurent Mauvignier, Des hommes (Minuit, 2009)

D’abord je n’ai pas aimé ce livre, l'ai trouvé trop à l'estomac, puis je me suis laissée prendre par sa construction en spirale (la blessure de la guerre au cœur de l’unité de temps - après-midi, soir, nuit, matin – tragique) et la superposition des monologues circulaires d'hommes pareillement blessés qui ne débouchent sur aucune conclusion ni résolution, mais sur une question : « je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard. » (p. 281, les derniers mots).

Et lorsqu’ensuite j’ai lu la description par Mauvignier de ce qu’il souhaitait faire dans l’entretien avec Nelly Kaprièlian (Les Inrockuptibles, 8 septembre 2009) qui est repris sur la page des éditions de Minuit, j’ai trouvé que le pari était réussi :

« J’ai essayé d’écrire de la littérature qui dise quelque chose sans renoncer à ce qu’a été le XXe siècle formellement. Je sais que beaucoup de gens n’acceptent pas le rapport à l’émotion et aux clichés en littérature, alors qu’ils le font sans aucun problème au cinéma. C’est comme s’il y avait un machisme littéraire : l’émotion et les sentiments, c’est bon pour la littérature populaire, c’est des trucs de femme, il faut s’en méfier. Alors qu’au cinéma, les meilleurs cinéastes ne se posent pas la question. »

Laurent Mauvignier est né en 1967. Il a publié :
- Loin d'eux (Minuit, 1999)
- Apprendre à finir (Minuit, 2000) Prix Livre Inter 2001
- Ceux d'à côté (Minuit, 2002)
- Seuls (Minuit, 2004)
- Le Lien (Minuit, 2005)
- Dans la foule (Minuit, 2006) Prix du roman Fnac 2006
- Des hommes (Minuit, 2009)

jeudi 22 octobre 2009

déplacée vers l'exactitude

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Je regardais le paysage tel un tableau italien, la très légère brume laiteuse au fond, bleuissant l'ombre vert sombre opaque des monts fermant l'horizon qui semblait cependant levé, la brindille de ronce ramassée et séchée depuis dans le mince livre bleu, teintes vertes et bordeaux noirci de ses petites feuilles dentelées, épines courtes mais acérées, même sèches.
Des arbres droits, des ifs sans doute, en deux plans, comme posés depuis toujours sur le paysage. Effleurés par la lumière ils semblaient très clairs. Une tache de soleil sur un pré vert doré, tous les dégradés de vert selon l'emplacement et la nature de la végétation, tout semblait presque vaporeux.
J'étais là où je devais être, à un instant parfait d'éternité, entrouverte sous mes yeux à l'intérieur de ce paysage comme si j'étais dans le tableau. (p. 10-11)

Ce qui me déplaçait ainsi en moi-même, c'était qu'en l'absence de tout repère familier - un paysage, une végétation, un ciel, une lumière, je ne pouvais en reconnaître aucun - j'étais déplacée vers l'exactitude dans le déplacement lui-même. (p. 14)

Isabelle Baladine Howald, La douleur du retour (La Cabane, 2009)

Un petit livre touchant, au pré-texte d’un « déplacement » sur le lieu d’un autre « petit livre », Truinas, le 21 avril 2001 (La Dogana, 2004) dans lequel Philippe Jaccottet racontait l’enterrement d’André du Bouchet.

::: un billet de Florence Trocmé (Poezibao)

Isabelle Baladine Howald est née en 1957 à Mulhouse.

::: les bio-bibliographie du CipM
::: du Printemps des Poètes
::: et de Sitaudis

lundi 19 octobre 2009

quelque chose d’encore inexprimé qui résiste

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Le langage n’est essentiel que s’il exprime une sensation. Mais non pas n’importe quelle sensation.
C’est là le point capital :
Pour que le langage se moule sur la sensation, s’adapte à elle, lui donne vie, encore faut-il que cette sensation soit une sensation vivante, et non une sensation morte. C’est-à-dire : il faut que ce soit une sensation nouvelle, directe, spontanée, immédiate, et non déjà cent fois exprimée.
Les sensations déjà connues, rebattues, qui ont déjà fait l’objet de maintes expressions littéraires, s’expriment dans des formes conventionnelles : le langage qu’elles utilisent est déjà fixé. Il a perdu la fluidité, la souplesse, la force d’expression, le pouvoir de suggestion, la singularité, la fraîcheur...
Pour permettre à ces qualités de se manifester, il faut que le langage s’attache à recréer, avec tout l’effort que cela comporte et avec toute la passion et la conviction qu’un tel effort exige, une sensation neuve, encore inconnue.
C’est cette découverte de sensations inconnues, cette vision (pour employer un mot si galvaudé qu’on hésite à s’en servir), cette vision neuve du monde ou d’une parcelle du monde, qui préserve le langage de l’académisme, de la sclérose dont il est constamment menacé.
Elle oblige le romancier à le rendre percutant, à écarter quelques formes mortes qui écrasent la sensation neuve, à s’attaquer à quelque chose d’encore inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien vivant.
C’est cet ordre de sensations neuf qui donne au langage littéraire toutes ses vertus. Des vertus dont toute l’œuvre est imprégnée. Elles se dégagent de chaque page, de chaque phrase. Elles sautent aux yeux dès le premier abord.
Car imaginez ce qui se passerait si le romancier abandonnait cet élément fondamental de son art : la découverte, le dévoilement de sensations encore inexprimées.
Il pourrait se contenter de rendre des sensations banales, se contenter d’une vision banale. Celle de chacun de nous.
Il ne chercherait qu’à ajouter à notre expérience, une expérience prise au même niveau, dans un même ordre de sensations : celle que nous pourrions faire par nous-mêmes.
Il chercherait non à dévoiler un ordre de sensations inconnu, mais à ajouter aux sensations déjà éprouvées par nous des sensations de même nature et qui, ayant perdu toute fraîcheur, étant connues et intégrées à notre réalité ne seraient que des significations, sans plus.
Alors de quel langage se servirait-il ? D’un langage banal et usé. Il écrirait, pourquoi pas ? « La marquise sortit à cinq heures. » Car à vision plate, langage plat : la sensation et le langage ne font qu’un.
(…)

Mais ce que veut l'écrivain, c'est communiquer le non encore clairement senti, une sensation intacte, neuve, qui exige un langage qui soit adapté à elle.
Il s'agit d'exprimer la sensation donnée par la chose, non de montrer la chose elle-même. Il faut, comme disait Mallarmé, que du « fait de nature... émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure ». Il faut, disait-il, que « la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ».
Cette sensation, cette notion pure que le langage communique, elle est reconnue par le lecteur non comme un souvenir clair, mais comme une sensation vague, une sensation virtuelle - ou à peine consciente - une sensation profondément enfouie ou fugitive qui vient s'ajouter... qui vient grossir son stock de sensations.
Cette sensation non encore exprimée a acquis maintenant une qualité particulière : elle a été rendue par le langage. Elle s'est fondue avec le langage. Elle s'est faite langage.
Et cette fusion du langage et de la sensation intacte crée quelque chose de particulier, qui a une existence propre ; quelque chose qui procure une jouissance d'ordre esthétique.
Les mots perdent leur signification courante. Ils sont des mots porteurs de la sensation. De celle-ci et d'aucune autre. Ils la font surgir, certes, mais intégrée à eux. Ils la font vivre, et elle, à son tour, leur donne la vie.
Plus l'intégration est complète, sans une faille, plus la fusion est totale, plus la joie du lecteur est grande. À la limite, dans les très grandes réussites, cette joie est sans mélange.

Le langage, porté par la sensation initiale, crée une sensation nouvelle qui est d'ordre purement littéraire. Et l'œuvre entière se sépare de la réalité vécue et devient un objet littéraire animé d'une vie propre, se suffisant à lui-même.
De lui irradient d'autres sensations que lui seul peut donner.
Un monde est créé - ou une parcelle d'un monde, hors du monde réel et visible, qui s'y réfère, mais qui est un monde à part, animé d'une existence propre, un satellite soumis à ses propres lois.
L'œuvre est un équivalent littéraire d'un ordre de sensations encore inconnu.

Nathalie Sarraute, « Le langage dans l’art du roman » (Conférence, 1969)
Œuvres complètes (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1686-1687 et p. 1691-1692)

Nathalie Sarraute est morte il y a 10 ans, le 19 octobre 1999.

Les Éditions des Femmes publient à cette occasion un Coffret de 15 heures de lectures de textes de Nathalie Sarraute par elle-même, Isabelle Huppert et Madeleine Renaud.

::: un article de Jean-Michel Maulpoix
::: la bibliographie d'auteurs.contemporains.info
::: la page remue.net

post-scriptum : à lire aussi, les hommages de
::: François Bon (magnifique photo!)
::: Anne Savelli
::: La revue des ressources

vendredi 16 octobre 2009

antéantépénultième

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L’antéantépénultième

Depuis une quinzaine d'années, nous revenions de temps à autre, Raymond et moi, sur le problème du plus petit nombre de mots capable de former un poème valable. Dans une première catégorie, les poèmes qui n'ont aucune chance d'être compris ou goûtés (ils ne visent d'ailleurs à rien de plus) que du poète seul et tout au plus de quelques-uns de ses proches : références à sa vie, à son environnement, à une certaine fascination qui lui est personnelle; c'est le domaine des un, ou deux mots. Dans une deuxième catégorie, les poèmes faisant allusion à une émotion (culturelle) partagée par un petit nombre : Excalibur, Fatalitas, des mots-clés (parfois des titres qui peuvent avantageusement remplacer les œuvres) : Prince, Vierge, Barricades mystérieuses, Calme bloc, Damoiselle élue, la Tour abolie, Polichinelle d'acier, Belle dame sans merci, une Mouche, dans l'ombre, Millions d'oiseaux d'or... Ce pourrait être le domaine d'élection des moins de cinq mots.
Des érudits viendront qui constitueront l'anthologie internationale des poèmes de peu de mots. J'ai le lointain souvenir (mais la référence m'en échappe) d'un « Quatre mots » occidental. Au voisinage de quatre à six mots, j'imagine qu'il existe pas mal d'exemples en Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). L'étude de la création, de la légitimité et de l'efficacité des « Moins de cinq mots » incombe tout naturellement à l'OuLiPo. D'une manière plus générale, l'étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + infini mériterait d'être entreprise et poursuivie scientifiquement (1). Elle gagnerait à être abordée avec des notions empruntées à la physique mathématique et à la théorie des Systèmes : température, entropie, enthalpie, caléfaction, torréfaction, structures dissipatives, etc.
Faisant allusion, dans sa chambre d'hôpital, à un détail concret et d'importance mineure de ma précédente visite, Raymond me dit : « C'est l'antépénultième jour où tu es venu. » Sa diction était lente, sans force et difficile, comme si de prononcer chaque mot (mais non de le trouver) réclamait un effort. « Je vois - lui dis-je - que tu as gardé la même prédilection pour le mot antépénultième. Il pourrait certainement constituer un poème d'un seul mot. Mais dans quelle catégorie le placerais-tu ? Dans celle destinée aux fans de Mallarmé et de « l'antépénultième est morte » ? Ou dans celle moins bien définie visant le nombre plus vaste de ceux (Mallarmé lui-même avant d'écrire son texte) qui sont subjugués par la rare et précieuse qualité du terme isolé de tout contexte ? »
Sans répondre à cette question, il eut un rire faible et affectueux et nous ne poussâmes pas plus avant cette mini-conversation, la dernière que nous eûmes, et qui eut lieu l'antéantépénultième jour de Raymond Queneau.

(1) Qu'est-ce qu'un poème de zéro mot ? C'est une émotion ressentie comme douée d'une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d'un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot. Selon cette définition, il existe un bien plus grand nombre de poèmes. On remarquera cependant que, malgré toute cette richesse, l'anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste.
Le problème des poèmes de zéro mot = PzM (resp. : poèmes de un mot = P1M ; poèmes de n mots = PnM) gagne à être traité par l'approche ensembliste. Un PzM ou un P1M est constitué par le (resp.: un PnM peut être extrait du) vocabulaire de l'intersection des vocabulaires (ordonnés ou non) de x poèmes de y mots. Lorsque cette intersection est un ensemble vide (resp.: un singleton), on obtient un PzM (resp. : P1M). Au-delà, on débouche sur l'immense et savoureux domaine des poèmes booléens qui attend encore son Ossian ou son Narcisse Follaninio.

François Le Lionnais, 30 novembre 1976
Repris dans l’Anthologie de l’OuLiPo, éditée par Marcel Bénabou et Paul Fournel (Gallimard, Poésie, 2009, p. 843-845)

Ce beau texte émouvant (et qui à l’heure du microblogging en 140 signes résonne d’une manière particulière) a été lu tout à l’heure, parmi d'autres, lors du premier Jeudi de l’OuLiPo de l’année, consacré à cette anthologie.

mercredi 14 octobre 2009

en cachette arrière

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Que la vraie colère commence là, dit BW. Que la vraie colère commence très exactement là. Dans cette enfance qui s'avise brutalement que la température de l'air n'est pas la même pour tout le monde. Que la veste en skaï bleu marine est une affreuse imitation. Que les meubles de la salle à manger achetés en promo sont franchement pourraves. Et qu'à la question du copain (le fils d'une huile) : Ton père a quoi comme bagnole ? on reste idiot quelques secondes avant que de mentir, puis la nuit, dans le noir, on imagine tous les endroits possibles où l'on s'enfuira quand on aura 13 ans, le plus loin sera le mieux, le plus loin de ce quartier de merde, le plus loin de ce F3 de merde, le plus loin de ces parents sans thunes et de tout ce qui va avec cette putain de pénurie de fric. Et la colère qui en résulte est une colère inapaisable, tu le sais comme moi.
Le plus souvent elle dort, dis-je.
Mais une injustice, un affront, une simple contrariété, et la voilà qui devient torche, dit BW. Torche. Écris-le. (p. 157)

Sur ce point nous nous ressemblons.
Lorsqu’elles s’adressent au grand nombre, mes paroles qui sortent de nous perdent toujours la marque de leur source intérieure. Comme si, dans leur passage extra-muros, elles s'anémiaient, se dévitalisaient, se détachaient de leur poids d'âme. Tu me fais pitié, dit BW, chaque fois qu'il me voit balbutier à la télévision des réponses stupides et, parfois même, dans mon égarement, des incongruités. Et il est vrai que la télé me laisse bête comme une bûche. Plus rien, mais alors rien de singulier, de pertinent, ou simplement de sensé ne transpire au-dehors. Le cœur affolé. Les pensées : terrées dans un coin du cerveau. Les paroles : coupées de leur centre, et qui errent, qui errent. Le regard semblant dire (à l'instar de Lucienne en visite chez les riches) : excusez du dérangement. Et un seul désir : disparaître.
Si j'essaie de me fabriquer un maintien, c'est pire ! J'ai cet air d'embarras des pauvres qui s'endimanchent, j'ai l'âme endimanchée, engoncée, gênée, comme on dit, aux entournures, et gourde, et bête, et empotée, et éberluée. Une pitié. Même gaucherie chez BW, même air emprunté (interdit serait plus juste), même désir de se cacher lorsqu'il s'exprime devant un parterre de gens (car la langue dans une telle occurrence ne sert plus de cachette, ce pour quoi elle est faite, que je sache). Il en est qui se mettent en avant, en cachette avant. Cela plaît. BW et moi nous plaçons machinalement en arrière, en cachette arrière. Cela déplaît, et c'est justice. Car il n'y a rien d'aimable à vouloir s'effacer et paraître plus plat, plus con, plus fade, plus fermé que ce que l'on est véritablement, et plein de grandes déclarations rentrées.
BW et moi nous imbécillisons dès lors que nous sommes en public. Aussi, ceux-là qui, par ingénuité, ou par malice, ou par cynisme, ne s'en tiennent qu'aux apparences, nous prennent à bon droit pour ce que nous semblons. Dois-je avouer que nous tirons de cette méprise un orgueil douloureux et paradoxal (que je n'aime pas beaucoup) ?
Les ressorts de cette insuffisance qui nous amène à balbutier idiotement, à promener ce regard vide propre aux égarés, à dire euh euh d'un air ballot en cherchant l'épithète idoine, plutôt qu'à énoncer des phrases claires et bien senties, voire claironnées, voire trompettées, voire drastiquement assénées, les ressorts de cette insuffisance, disais-je, nous les connaissons parfaitement l'un et l'autre.
Allons-nous les divulguer ici ? Obtenir ainsi du lecteur qu'il nous soit indulgent ? C'est tentant. Allons-nous jouer complaisamment la carte des humiliations d'une enfance pauvre (être pauvre, dit BW, c'est l'être en mots autant qu'en fric, ça va ensemble tu me diras), et celle de la peur enfantine, toujours prête à resurgir, de parler à l'école un français de guingois ? Tu veux nous la jouer Dickens ? plaisante BW. Allons-nous évoquer ici, répondant au désir modeste de nous effacer, notre désir symétrique et furieusement immodeste de nous singulariser à tout prix, contradiction déchirante et qui nous mène fatalement à ce mutisme ?
On dirait, remarque BW agacé, que tu cherches à nous vendre ?
Oui, avoué-je.
Cher, j'espère.
Très cher, avoué-je.
Si au moins c'était vrai, soupire BW. On s'achèterait une baignoire en forme de coquille Saint Jacques. Mon rêve ! Quelles qu'en soient donc les causes (étudiants en psychologie, au travail !), notre parole publique est, comme le pompon de la fête foraine (voir plus haut), frappée d'illégitimité. L'un et l'autre ne sommes volubiles que dans la plus stricte intimité et dans le cercle des plus vieux amis, qu'ils soient ici remerciés de leur patience.
Comment se défait-on de cette inaptitude ? Notre amour démesuré pour les grâces de l'écrit serait-il le revers triomphant de notre balourdise orale ? Son remède ? Sa vengeance ?
Possible. Possible. (p. 167-170)

Lydie Salvayre, BW (Seuil, 2009)

L’un des grands talents de Lydie Salvayre est d’être capable de se glisser dans la peau et dans le fonctionnement cérébral des personnages les plus divers et souvent les moins sympathiques : c’est ici son compagnon, BW, alias Bernard Wallet, dont elle emprunte la voix pleine de colère et d’humour, pour raconter son goût pour la fuite et son « expérience d’alpiniste dans l’édition » (p. 106).

Car ce que BW aime plus que tout au monde c'est marcher à la verticale, c'est être littéralement sur la corde raide, raide et verticale.
Improviser un aplomb dans l'anfractuosité d'une roche et s'assurer en même temps une prise solide, voilà ce qui me plaît, dit-il. Être au bord de chuter et aller vers le haut. Avoir le pied sûr, la main experte, et l'esprit comme aspiré vers le ciel. Porter une attention extrême aux choses de la technique, et, par un simple geste de la nuque, embrasser devant soi l'infini. Être dans cet équilibre inquiet, précaire, entre le consentement le plus attentif à la réalité matérielle et le sentiment exaltant d'atteindre au sublime. BW aime passionnément que ces deux mouvements se conjoignent. BW aime passionnément que l'écriture d'un texte, ensemble, les porte. Car BW est épris de ce qu'en art on appelle, je crois, le baroque. Moi aussi. (p. 102-103)

Pour voir Lydie Salvayre « s'imbecilliser » (!?) en video :
::: un entretien avec Sylvain Bourmeau (Mediapart, 27 juillet 2009)
::: un autre entretien vidéo pour la Fnac (6 octobre 2009)

::: à lire aussi : François Bon, « Salvayre contre Wallet »

lundi 12 octobre 2009

comme un corps étranger

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Cette fois, Mathilde se dirige vers le RER. Elle ne regarde pas l’heure. Elle connaît par cœur les couloirs, les escaliers, les raccourcis, ce monde souterrain tissé comme une toile dans les profondeurs de la ville. Pour rejoindre la ligne D, Mathilde emprunte depuis huit ans la longue galerie qui passe en dessous de la gare, où se croisent chaque jour quelques milliers de personnes : deux colonnes d'insectes, déversées par vagues sur les dalles glissantes, une voie rapide à double sens dont il faut respecter le rythme, la cadence. Les corps se frôlent, s'évitent, parfois se heurtent, dans une étrange chorégraphie. Ici s'opère un vaste échange entre le dedans et le dehors, entre la ville et sa banlieue. Ici, on est pressé, on marche vite, on va à son travail, madame.
Avant, Mathilde faisait partie des plus rapides, elle déboîtait sur la gauche, doublait d'un pas sûr et conquérant. Avant, elle s'agaçait quand le flot ralentissait, pestait contre les lents. Aujourd'hui elle leur ressemble, elle sent bien qu'elle n'est plus capable de suivre le rythme, elle traîne, elle n'a plus l'énergie. Elle plie. (p. 81-82)

Depuis toujours, Thibault s'attache à changer de secteur quand il demande ses gardes. Il les a traversés dans tous les sens et de toutes les manières possibles, il connaît leur rythme et leur géométrie, il connaît les squats et les hôtels particuliers, les maisons recouvertes de lierre, le nom des cités HLM, les numéros des cages d'escalier, les tours vieillissantes et les résidences flambant neuves aux airs d'appartements témoins.
Il a longtemps cru que la ville lui appartenait. Sous prétexte qu'il en connaissait la moindre rue, la plus petite impasse, les dédales insoupçonnables, le nom des nouvelles artères, les passages sans lumière, et ces quartiers surgis de nulle part aux abords de la Seine.
Il a plongé ses mains dans le ventre de la cité, au plus profond. Il connaît les battements de son cœur, ses douleurs anciennes que l'humidité réveille, ses états d'âme et ses pathologies. Il connaît la couleur de ses hématomes et le vertige de sa vitesse, ses sécrétions putrides et ses fausses pudeurs, ses soirs de liesse et ses lendemains de fête.
Il connaît ses princes et ses mendiants.

Il vit au-dessus d'une place, il ne ferme jamais les rideaux. Il voulait la lumière, le bruit. Ce mouvement circulaire qui ne s'arrête jamais.
Il a longtemps cru que la ville et lui battaient au même rythme, ne faisaient qu'un.

Mais aujourd'hui, après dix ans passés au volant de sa Clio blanche, dix ans d'embouteillages, de feux rouges, de souterrains, de sens uniques, de stationnement en double file, il lui semble parfois que la ville lui échappe, qu'elle lui est devenue hostile. Il lui semble qu'à force de promiscuité, et parce qu'il connaît mieux que quiconque son haleine empesée, la ville attend son heure pour le vomir ou le recracher, comme un corps étranger. (p. 128-130)

Derrière lui, une dizaine de conversations se mêlent au bruit des couverts et des chaises tirées sur le carrelage. Derrière lui, on trinque, on s'esclaffe, on se lamente.
Il a envie d'être seul. Il a chaud et en même temps il a froid. Il n'est pas sûr d'avoir la migraine mais peut-être que oui. Il perçoit son corps d'une manière étrange. Son corps est un terrain vague, un territoire abandonné, relié pourtant au désordre alentour. Son corps est sous tension, prêt à imploser. La ville l'étouffe, l'oppresse. Il est fatigué de ses hasards, de son impudeur, de ses fausses accointances. Il est fatigué de ses humeurs feintes et de ses illusoires mixités. La ville est un mensonge assourdissant. (p. 180-181)

À Gare de Lyon, Mathilde descend, elle fait le même chemin que le matin en sens inverse.
À l'interconnexion, elle tente de presser le pas, de s'insérer dans le flot.
Elle ne peut pas. Cela va trop vite.
Sous terre, les règles de circulation sont inspirées du code de la route. On double par la gauche et les véhicules lents sont priés de se maintenir du côté droit.
Sous terre, on trouve deux catégories de voyageurs. Les premiers suivent leur ligne comme si elle était tendue au-dessus du vide, leur trajectoire obéit à des règles précises auxquelles ils ne dérogent jamais. En vertu d'une savante économie de temps et de moyens, leurs déplacements sont définis au mètre près. On les reconnaît à la vitesse de leur pas, leur façon d'aborder les tournants, et leur regard que rien ne peut accrocher. Les autres traînent, s'arrêtent net, se laissent porter, prennent la tangente sans préavis. L'incohérence de leur trajectoire menace l'ensemble. Ils interrompent le flot, déséquilibrent la masse. Ce sont des touristes, des handicapés, des faibles. S'ils ne se mettent pas d'eux-mêmes sur le côté, le troupeau se charge de les exclure.
Alors Mathilde reste sur la droite, collée au mur, elle se retire pour ne pas gêner. (p. 288-289)

Delphine de Vigan, Les heures souterraines (Lattès, 2009)

Se croisent et se recroisent, sans pathos inutile, dans un Paris d’ultra-moderne solitude en perpétuel mouvement, les trajectoires souterraines de deux êtres épuisés, une femme victime de harcèlement au travail et un médecin urgentiste.

Delphine de Vigan est née le 1er mars 1966 à Boulogne-Billancourt.
Elle a publié quatre autres romans :
- Jours sans faim (Grasset, 2001) (sous le pseudonyme de Lou Delvig)
- Les Jolis Garçons (Lattès, 2005)
- Un soir de décembre (Lattès, 2005)
- No et moi (Lattès, 2007, Prix des Libraires 2008)
Les heures souterraines est sur la liste du prix Goncourt.

jeudi 8 octobre 2009

c'est la peur de la mort

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LA CARCASSE #1

L'autre jour j'étais dans mon bureau - comme je le suis tous les jours - sauf le dimanche quand je regarde les matchs de football à la télé - football américain bien sûr - et je foutais rien - y avait rien qui venait dans ma tête - pas une seule phrase qui m'aurait fait sourire un peu et me dire - tiens voilà un beau début - non rien - même pas un seul mot - comme par exemple le mot qui lance mon roman À qui de droit - le mot silence - oui silence complet dans ma tête ce jour-là - donc pour passer le temps je regarde par la fenêtre la belle vue - je ne vais pas la décrire encore une fois même si c'est tentant - si ça vous intéresse allez jeter un coup d'œil au chapitre précédent qui décrit les carcasses empilées dans la zone des carcasses - ce panorama majestueux m'a justement donné envie d'aller relire ce que j'avais écrit sur les carcasses - et au fil de ma lecture une idée m'est venue - non - pas une idée une phrase - celle-ci - quelle gueule il a dû faire le premier être humain pensant - un homo sapiens disons - quand il a vu le premier mort - je dis premier parce que lui le mort il n'était pas conscient d'être mort - c'est celui qui a regardé ce mec s'effondrer dans la mort qui a dû faire une drôle de gueule - puisqu'il était conscient que le mec qui venait de devenir carcasse n'était plus vivant - et c'est alors que cet homo sapiens - ou cette homo sapienne - car le premier individu à contempler la mort était peut-être une femme - ou bien c'était déjà un homo erectus - ou une homo érective - on peut pas savoir - y a pas d'enregistrement - mais c'est sans doute l'un de ces homo quelque chose-là qui a inventé le mot mort - enfin pas le mot français mais le son qu'ont produit ses cordes vocales encore toutes neuves - un son qui voulait dire - tiens le mec est mort - eh bien je me demandais quelle gueule il a dû faire quand il ou elle a vu ce mec ou cette gonzesse préhistorique s'effondrer dans la zone des carcasses et recevoir des autorités le numéro 1 - enfin à l'époque - quand la zone des carcasses a été fondée - il n'y avait pas encore de système numérique - pas de mathématiques non plus - c'est moi qui ai donné le numéro 1 à cette carcasse - y avait rien dans l'univers - tout était à inventer - c'est ce qu'ont fait les générations qui ont suivi le premier homme à devenir conscient de la mort - après qu'il s'est dit - merde le mec est mort - enfin pas vraiment dit - c'était une sorte de grognement d'homme préhistorique - mais dès qu'il a émis ça il a ressenti en lui - dans le creux de son estomac - une grande douleur - une douleur encore bien plus aiguë que celle qu'il avait ressentie quand il s'est étiré de la posture quadrupède à la posture bipède - mais cette fois - là devant la carcasse de celui qui venait de tomber dans la zone des carcasses - il n'a pas hurlé de douleur comme il avait fait quand il s'est érecté - si je peux me permettre ce néologisme - non il n'a pas crié juste grogné - comprenant dans son petit cerveau que lui aussi un jour pourrait devenir une carcasse comme celle de ce pauvre mec qui venait de calancher - et c'est à partir de ce moment qu'il a passé le reste de sa misérable vie d'homme préhistorique avec cette douleur en lui - à laquelle il a un jour donné le nom de peur - ah oui la peur de la mort – tiens une fois j'ai écrit un petit poème qui disait
ce n'est pas la mort
qui nous effraie
c'est la peur de la mort
et après avoir eu cette pensée que je viens d'écrire je me suis dit - en me souvenant de l'histoire des carcasses qui sont transmutées des centaines de fois - parfois même plus - avant qu'elles soient complètement épuisées - dans le sens qu'on donne à un livre épuisé - pas forcément parce qu'il a été trop lu - parce qu'il a été pilonné - je me suis dit que ça devait être terrible d'être transmuté et de revenir à la vie - quelle qu'en soit la forme - ça doit être terrible d'avoir à ressentir la douleur de la peur chaque fois qu'on revient à la vie - la peur de mourir - et je pense ici au problème des humains - il faudrait sans doute se demander si par exemple les poissons rouges ressentent également cette douleur au creux de leur petit estomac - pour savoir si eux aussi ils ont peur de la mort - ou s'ils s'en foutent complètement - ou peut-être se disent-ils la prochaine fois que je serai transmuté j'espère que je reviendrai en homme ou en femme - de préférence en femme avec de jolies jambes - parce qu'il paraît que les êtres humains n'ont pas peur de la mort - c'est pour ça qu'ils aiment s'entre-tuer inlassablement - voilà à quoi je pensais en admirant le paysage par la fenêtre de mon bureau ce jour où je ne foutais rien -

Raymond Federman, Les Carcasses (Léo Scheer, Laureli, 2009, p. 17-20)

Raymond Federman (1928-2009) vient de mourir.

::: le site officiel
::: son blog

::: Laure Limongi
::: Claro sur Les Carcasses

lundi 5 octobre 2009

un râteau, ça ramasse des trucs

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Je réponds oui oui, nice trip, alors là tout à fait nice - je vois cette tache projetée au-dessus de l'Atlantique ma gerbe. Un anthropologue n'est pas censé détester les voyages. Pataugas, chaussettes roulées sous le genou, mince bande de chair puis bermuda écru jusqu'à la taille, très grosses jumelles sur gilet de pêche à poche boussole, poche Aspivenin, poche carte, poche couteau avec lame-scie, lame-cuiller, lame-ciseaux, lame-couteau bien sûr, enfin le chapeau colonial ceint par de grosses lunettes de moto avec la sangle en caoutchouc, ne me dites pas le contraire, l'anthropologue pour vous c'est ça : c'est un explorateur. Amoureux du lointain, amateur d'inconnu. Eh bien moi, non, et vous pouvez me croire, je ne suis pas un cas isolé. C'est fini, Tarzan, mon vieux ! Les anthropologues sont des rats de bibliothèque qui en sortent parfois, la peur au ventre, parce qu'il n'y a pas encore de livre sur les hommes qui les intéressent, et que ce livre, en dépit des fièvres et du vaudou, eh bien il faut l'écrire. Or Frank Firth, j'en ai des sueurs froides, mais il m'intéresse.

- Ok, salut à tous, avant qu'on s'y mette, je voudrais vous dire qu'on accueille aujourd'hui un jeune scientifique, il va se présenter lui-même.

Je dis je M'appelle A. l'anthropologue, et tout le monde rigole. Je pense heureusement que je suis parti en avance. Pour moi ça n'arrivait plus, ce genre de truc, dans les pays développés. Imaginez : le BART qui me mène de l'avenue d'Alcatraz à la correspondance Oakland-Ouest roule sans faire d'histoires. Le BART, c'est leur RER, si vous voulez. Comme je dois honorer un rendez-vous pris à dix mille kilomètres il y a des mois, je pars pour Mills College très en avance (de deux heures : à l'arrivée il y a toujours un café où attendre avec un bon bouquin; je le sais d'expérience : je suis toujours en avance). Eh bien deux heures, ça a failli ne pas suffire, parce que c'était compter sans Timo Lopez.

- Je m'appelle A. l'anthropologue. Avant les anthropologues étudiaient les villages de sauvages mais aujourd'hui ça n'existe plus (je prends mon meilleur accent pour leur dire). Du coup, on se rabat sur les originaux, les artistes, vous voyez (je prononce ârtists: tout le monde rigole), donc moi mon sauvage c'est Frank sur le campus de Mills College. (p. 17-18)

- Je voudrais savoir comment font ces gens pour se dire des choses quand ils jouent, donc quand ils ne peuvent pas se parler. Qu'est-ce qu'on fait et qui décide, par exemple.
- C'est de l'ethnomusicologie, ça ?
- Je ne sais pas. Mais je sais que c'est de la politique, et que Frank est un chef assez différent de George Bush. (p. 58)

- On ne vote pas, alors ?
Joues de Frank franchement écarlates. Petits arbres écarlates branches entre les poils de barbe (qu'il n'a pas très dure). Arbres de pouvoir qui grattent l'ego du moine Frank. Ça pousse fort sur la clairière. Bientôt, on n'y voit plus le sol. Les primates les plus angoissés de disparaître sous le niveau des végétaux se dressent sur leurs pattes, inventant l'humanité et les candidatures spontanées au poste de chef. Si ça vous rappelle quelque chose vous pouvez appeler au. (p. 88)

- Comme si ça ne voulait rien dire, alors ?
- Pas forcément, il n'y a pas de système. Mais ne colle pas au sens. Montre que tu sais parfois en tenir compte, quand ça t'amuse. On devrait toujours utiliser son instrument comme un râteau. C'est Cage qui disait ça.
- C'est-à-dire ?
- Ben, un râteau, ça ramasse des trucs, mais ça ne ramasse pas tout. C'est pas un peigne. Ça trie, quoi ! Quand tu crois recevoir trop d'informations, c'est juste que tu veux répondre à chacune d'entre elles ! En fait, tu peux les recevoir toutes, et choisir tes réponses. Le reste, laisse tomber ! Le râteau est capable de se demander toutes les deux secondes « qu'est-ce que je prends ? qu'est-ce que je laisse ? ». C'est un grand sage, quoi, bien plus sage qu'un piano. On réessaye ? (p. 90)

Jocelyn Bonnerave, Nouveaux Indiens (Seuil, 2009)

Jocelyn Bonnerave est né en 1977. Nouveaux Indiens, son premier roman, puise de manière singulière dans ses autres pratiques professionnelles, l’anthropologie et l’improvisation musicale, pour décrire les « nouveaux cannibales » de la Californie d’aujourd’hui. Comme l'impro, le roman est un râteau qui ramasse les bribes parfois peu ragoûtantes des fictions modernes, et les livre en vrac à notre entendement.

Des articles de Jocelyn Bonnerave anthropologue :
::: « Les performances de jazz : du territoire à l’écologie »
::: « Le corps des musiciens »

Et si vous cherchez dans google, vous trouverez plein de billets de lectrices à qui ce livre a été envoyé par Chez les filles (!) et qui n'ont pas aimé du tout : ça aussi c'est de l'anthropologie de la modernité !

jeudi 1 octobre 2009

capter, cambrioler, s'emparer, détourner

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Jean Echenoz :

Alors que là, c'est au contraire de notre travail même qu'il s'agit : capter, cambrioler, s'emparer, détourner, casser la perception du monde en mille morceaux et remonter ces morceaux dans un autre ordre pour essayer de donner, de ce monde, une image reconstruite. Comme toi sans doute - et je crois que tu le fais notamment dans ton usage de l'histoire littéraire -, je n'ai jamais cessé de prendre un peu partout toute sorte d'éléments (récits rapportés, propos dérobés au vol, graffiti, instantanés, extraits de films, niaiseries télévisées, citations, etc.) puis de maquiller ces choses comme on dit en français qu'on « maquille » une voiture volée, pour essayer de les asservir à cette image reconstruite - dans ce mal nécessaire qu'est un scénario.
Ce qu'on pourrait appeler l'imagination d'un romancier, ce n'est peut-être que le travail de cette reconstruction même. Ces éléments que l'on dérobe - et on fait bien de les dérober, ils ne serviront jamais à personne d'autre, ou alors dans un tout autre usage - ne trouvent pas forcément leur place tout de suite. Parfois il faut patienter longtemps avant de trouver le système susceptible de les asservir, de les mettre en scène pour leur donner le plus d'existence possible. Ce sont parfois de toutes petites choses, cela peut être un tout petit détail trivial mais qui, va savoir pourquoi, m'enchante. Et dont rien n'assure qu'il pourra enchanter qui que ce soit d'autre. Il y a par exemple, rue de Belleville à Paris, toujours pas loin de chez moi, une boutique de vêtements féminins assez modeste, pas très chic, dans la vitrine de laquelle est installé un petit panneau sur lequel est écrit ceci : « Nous habillons aussi les femmes rondes ». Comme tu vois, ce n'est vraiment qu'un infime détail trivial mais cet énoncé me ravit par son curieux mélange de bizarrerie et de banalité, de franchise brusque et de courtoisie pataude, d'une certaine tendresse et d'autres choses encore qui m'échappent. J'aimerais bien l'avoir écrite, cette phrase dérisoire, et je ne suis pas sûr de savoir au juste pourquoi. Faute de l'avoir écrite je vais la voler, bien sûr, mais voici des années que j'attends de trouver le cadre de fiction dans lequel elle jouera au mieux, discrètement, son rôle minuscule. Pour le moment, je ne l'ai pas trouvé. Je ne désespère pas que ce soit dans mon prochain livre, si j'arrive à l'écrire. Mais en attendant, Enrique, si cette phrase te parle autant qu'à moi, je te l'offre bien volontiers.

Enrique Vila-Matas :

Tu me fais rire, Jean. Tu t'en doutes, j'adore la phrase, et je dois me retenir pour ne pas me jeter dessus et m'en emparer sur le champ. Mais je vais me maîtriser, du moins suffisamment pour ne pas la dérober aussi vite. Je vais chercher un moyen terme entre te la chiper et tenter de l'oublier. Lors de mon prochain passage à Paris, j'irai rue de Belleville. Voilà ce que je ferai. J'irai dans cette rue à la recherche de la phrase, et je m'en approcherai sans hâte, tel un voyageur nonchalant. Les gens me demandent souvent pourquoi je travaille autant à partir des phrases d'autres auteurs. Je leur réponds que je pratique une littérature de recherche. Je lis les autres jusqu'à les transformer. Cette folie d'appropriation inclut ma propre parodie. Dans mon livre autobiographique Paris no se acaba nunca, le narrateur participe à un concours de sosies de Hemingway alors qu'il ne lui ressemble pas du tout ; il y va uniquement parce qu'il a décidé qu'il ressemblait à l'auteur américain. C'est-à-dire qu'il est persuadé d'être son double, mais il ne lui ressemble en rien.
Ça peut sembler paradoxal, mais j'ai toujours cherché ma particularité en tant qu'auteur dans l'assimilation d'autres voix. Les idées, les phrases prennent un sens nouveau dès lors qu'elles sont glosées, légèrement remaniées, placées dans un contexte insolite. « Je m'appelle Erik Satie, comme tout le monde. » Comme l'a écrit Juan Villoro, cette phrase du compositeur français résume à elle seule mon idée de la personnalité. « Être Satie, c'est être exceptionnel, c'est-à-dire avoir trouvé une façon à soi de se dissoudre dans l'anonymat triomphal, où l'unique est le propre de tout le monde. »
Il me semble que l'on pourrait tout aussi bien dire « Je m'appelle Ravel, comme tout le monde ».
Le fait est qu'on écrit toujours à la suite d'autres. Et, personnellement, je n'ai aucun mal à me rappeler souvent cette évidence. J'en éprouve même du plaisir, car je nourris ouvertement le désir de n'être Personne, et ne fais donc jamais en sorte d'être uniquement moi-même mais également les autres, en toute impudence.

Enrique Vila-Matas, Jean Echenoz, De l'imposture en littérature. De la imposture en literatura. Traduit de l'espagnol par Sophie Gewinner et du français par Guadalupe Nettel (Meet, 2009, p. 15-18)

mardi 29 septembre 2009

aujourd'hui l'insignifiant sera bleu

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LE BALLON

Calvino, parfois pendant une semaine entière, se déplaçait à travers la ville en emportant avec lui un ballon bien gonflé. Pour autant, il ne changeait en rien ses activités quotidiennes qui suivaient leur cours normal : le trajet du matin, le sonore et convaincant « Bonjour ! » lancé à chacune des personnes qu'il croisait dans le quartier, les gestes nécessaires à son office, le menu strictement établi du dîner et celui déraisonnable et aléatoire du déjeuner, les horaires et la ponctualité conformes à sa rigueur coutumière, le classicisme et la discrétion de ses vêtements et de son sourire, bref, rien ne changeait - du lever au coucher - excepté une chose : entre le pouce et l'index de sa main droite, il tenait avec la précision d'un horloger le fil d'un ballon bien gonflé, qu'il ne lâchait pas de toute la journée. Au travail, chez lui, dans la rue, dans l'épicerie où il demandait régulièrement des Pommes plus roses encore que d'ingénues demoiselles, au Café, qu'il accélérât ou qu'il ralentît, qu'il se tînt debout ou assis, monsieur Calvino ne lâchait pas son ballon et s'assurait à chaque instant qu'il ne risquait pas d'éclater.
Parfois, il l'attachait à l'un de ses poignets avec un fil.
Au travail, lorsqu'il lui fallait absolument avoir les deux mains libres, il attachait le fil à la clé d'un tiroir et le ballon restait là, à ses côtés, sans dire un mot, toujours présent. On eût dit, parfois, qu'il remplaçait les photos de famille que certains de ses collègues disposaient sur leur bureau. Lorsque sa nature intime le sollicitait, Calvino allait aux toilettes avec son ballon et, une fois à l'intérieur, avec la plus grande délicatesse - comme s'il s'agissait de poser un vase fragile sur une console instable -, enroulait le fil autour de la poignée de la porte et avait presque envie de lui dire, affectueusement, comme d'autres le font avec leur animal de compagnie : Attends-moi là une minute.
Dans les transports en commun, aux heures de grande affluence, monsieur Calvino maintenait le ballon bien au-dessus de sa tête, en s'efforçant, pendant le trajet, de lever le bras aussi haut que possible, afin qu'un mouvement malencontreux ne le fasse pas éclater. Chez lui, au moment de se coucher, il installait le ballon auprès de sa table de chevet et, après seulement, pouvait s'endormir.
Accorder une attention inhabituelle (ne serait-ce que quelques jours) à un objet comme celui-là était, pour Calvino, un exercice fondamental qui lui permettait d'aiguiser son regard sur les choses du monde. Dans le fond, le ballon était un moyen simple de désigner le Néant. Ce système, que l'on appelle vulgairement ballon, consistait finalement à entourer d'une mince enveloppe de latex une infime partie de la totalité de l'air du monde. Sans cette enveloppe colorée, cet air, à présent comme souligné et se distinguant du reste de l'atmosphère, passerait complètement inaperçu. Pour Calvino, choisir la couleur du ballon revenait à attribuer une couleur à l'insignifiant. Comme s'il décidait : aujourd'hui l'insignifiant sera bleu.
Et la fragilité quasi insurpassable du ballon rendait également nécessaire une série de gestes protecteurs qui rappelaient à Calvino combien était ténue la distance entre la vie, énorme et puissante, qui l'habitait alors, et la mort, énorme et puissante, qui n'avait de cesse, tel un insecte inconnu mais bourdonnant, de voleter autour de lui.

Gonçalo M. Tavares, Monsieur Calvino et la promenade (Viviane Hamy, 2009, p. 17-19)

Après Monsieur Valéry, les éditions Viviane Hamy ont l’excellente idée de publier la suite des évocations par Gonçalo M. Tavares des habitants de son « bairro » en forme de bibliothèque idéale. Est aussi publié Monsieur Kraus et la politique, et dans ce volume-ci, on trouve en prime et en postface un joli texte de Jacques Roubaud, « Calvino & Monsieur Palomar ».

::: lire aussi « Premier rêve de Calvino »
::: et un article de Véronique Rossignol dans Livres Hebdo (787, 4 sept 2009)

samedi 26 septembre 2009

il suffisait d'avoir envie de les voir

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Sans quitter un instant ces géants de verre des yeux, j'ai reculé à la manière d'un appareil photo exécutant un lent zoom arrière. Quand les cubes sont tous apparus dans une seule et même image, je me suis assis dans l'herbe. Repensant aux paroles de mon père le soir où j'avais demandé quels animaux vivaient dans des cubes en verre, j'ai tout à coup vu un serpent glisser à l'intérieur d'un cube. Mais je n'avais pas peur. Cette apparition, je savais bien que je l'avais provoquée. D'ailleurs, le serpent n'avait pas l'air réel. Il ressemblait plutôt à un dessin animé. Il a grimpé le long de la paroi verticale avant de glisser sur le plafond et de redescendre de l'autre côté. Sa taille était telle que le bout de son corps n'apparaissait toujours pas. À ce rythme, il allait bientôt remplir tout le cube. Ça suffit, ai-je pensé, et j'ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, le serpent avait disparu. Évidemment. (p. 21-22)

Les cubes se rappelaient à mon bon souvenir quand ils le décidaient. Ils étaient là. Tout le temps. Partout. Si je ne les voyais pas, c'était uniquement parce que je n'avais pas encore cette idée en tête. Il m'aurait pourtant suffi de lever le nez pour déceler les signes qu'ils ne cessaient de m'envoyer. Pour les faire apparaître à volonté. Chaque matin, quand j'entrais dans la cabine de douche, ne pénétrais-je pas à l'intérieur d'un cube ? De la même manière, lorsque je passais devant un magasin, les vitrines ne me lançaient-elles pas des clins d'œil ? Oh oui, les cubes étaient là, il suffisait d'avoir envie de les voir. (p. 70)

(Et la force qui gouverne ma mémoire continue de n'en faire qu'à sa guise et au milieu de ce souvenir elle exécute un brusque saut en arrière pour me rappeler, souvenir dans le souvenir, la réaction d'Erena quand je lui ai relaté mes « retrouvailles » avec les cubes le jour de la chasse au sanglier. « Quel intérêt ? m'avait-elle demandé. Un cube a une forme si banale ('Si pure', lui avais-je rétorqué), alors qu'aujourd'hui on fait des choses tellement plus complexes et originales. Comment peut-on s'intéresser à ça ? » Et alors je comprends, je comprends pourquoi ce parallèle entre Alexis et Erena a été dressé. Ils ont tous les deux réagi de la même manière. Ils ont réagi de la même manière parce qu'ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas. ILS NE COMPRENNENT PAS. Comme Laura l'a expliqué (mais pourquoi faut-il toujours que les choses me soient montrées du doigt pour que je les perçoive ?) il y a ceux à qui les cubes parlent et ceux à qui ils ne parlent pas. Ceux qui savent et les autres. Qu'est-ce qui leur manque ? Ou plutôt : qu'est-ce que j'ai, qu'est-ce que Laura et moi avons, qu'ils n'ont pas ?) (p. 238)

Yann Suty, Cubes (Stock, 2009)

Un narrateur sans qualités, entre lucidité et folie, réécrit sa vie banale pour en faire un thriller fantastique gouverné par d'énigmatiques cubes de verre : « Le hasard est toujours là pour vous rappeler qu'il n'existe pas » est le titre de l'un des chapitres.

Yann Suty est né le 3 mai 1978 dans le Nord. Il vit et travaille à Paris dans la publicité.
Cubes est son premier roman.

Sur son site on trouve une vidéo de présentation dans laquelle il évoque le pré-texte de ce roman, une œuvre de Damien Hirst, « The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living », un triple cube en verre rempli de formol dans lequel était plongé un requin.

jeudi 24 septembre 2009

parce que ce sont des femmes

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Là, j'explose.
- Ça suffit ! J'ai été major de ma classe cinq années de suite, j'ai une mémoire photographique, j'ai enregistré tous les cours qu'on m'a donnés, je me souviens de toutes les conversations que j'ai eues avec mes profs et mes patrons ! Comment se fait-il que je ne le sache pas ?
Je monte une marche vers lui.
Il me regarde, les yeux écarquillés. Il doit se demander si j'ai bu ou si je délire de lui raconter ça, mais il ne sourit pas, il ne me fait pas cette moue de mépris que j'ai essuyée trois cent mille fois à la moindre occasion, non, il soupire, ses épaules s'affaissent et il dit :
- Vous ne pouvez pas savoir ce qu'on ne vous a pas appris. Et vous ne pouvez pas apprendre avec des lunettes noires.
- Qu'est-ce que vous racontez ?
Il descend une marche vers moi.
- Je parle de la morgue, de la vanité, de la boursouflure de vous-même qu'on vous a inculquées après vous avoir soigneusement humiliée et culpabilisée. Je parle de la manière dont les patrons à qui vous avez eu affaire vous ont déformée pour vous transformer en robot. C'est de ça que je parle.
Je grimpe une marche de plus et je me trouve nez à nez avec lui à pré-sent, si près que j'ai l'impression de lui cracher au visage.
- Mais bordel de dieu les autres peuvent pas avoir tout le temps tort, quand même, et vous, toujours raison ! Ils ne font pas tout mal, tout le temps. Arrêtez donc de vous prendre pour le nombril du monde et pour le meilleur médecin de bonnes femmes de la planète !
Il ne répond rien. Il me regarde. J'ai l'impression que je lui ai soufflé toute ma colère dans la figure et alors que je m'attends à ce qu'enfin il me foute dehors, je le vois hocher la tête.
- Vous avez raison, dit-il calmement.
Il me plante là et se remet à gravir l'escalier.
Salopard ! (p. 155)

- Quand un médecin met deux doigts dans le vagin d'une femme qui va bien et ne lui a rien demandé, il le fait essentiellement pour se rassurer. Ça ne fait pas de lui un bon médecin, mais un anxieux pervers.

- La profession de médecin, c'est risqué, même quand on s'occupe de cadavres. Si tu ne veux pas faire face à l'inconnu, change de métier.

- On devient soignant parce qu'on a un patient symbolique à soigner. Qui est le tien ?

- Tu n'as pas de jugement à porter... mais tu en porteras quand même. Et ils reviendront te frapper en pleine gueule.

- Il est difficile de ne pas porter de jugement. Tu es un être humain. Mais ça ne t'autorise ni à condamner ni à appliquer des peines.

- Tous les patients ne sont pas aimables; mais ils n'ont pas besoin d'être aimés pour aller moins mal. Ils ont juste besoin que tu les respectes.

- Si tu ne les respectes pas, qui donc te respectera ?

- Qui donc es-tu pour affirmer que ce patient ne dit pas la vérité ?

- Soigner, c'est autre chose que jouer au docteur.

- Tu ne sauveras peut-être jamais personne. Mais tu peux soulager et soigner presque tout le monde. Choisis.

- Pose ton stylo, tu écriras plus tard. Regarde. Enlève tes bouchons d'oreille. Ôte tes lunettes noires. Écoute. Regarde. Sens !

- N'hésite jamais à dire NON quand on t'impose une sale besogne. Si elle est vraiment importante, ton patron doit pouvoir la faire lui-même.

Ha ! Elle est bien bonne, celle-là ! Quel donneur de leçons !

J'empile les feuilles les unes sur les autres mais une autre phrase m'accroche le regard.

- Tout le monde ment. Les patients mentent pour se protéger ; les médecins mentent pour garder le pouvoir. (p. 164-165)

- Parfois, j'ai eu le sentiment qu'elles racontaient des bobards. Ou qu'elles ne disaient pas tout. Le personnage de série télé, là, le médecin misanthrope...
- House...
- Oui, House. Dans les quelques épisodes que j'ai vus, il n'arrête pas de dire « Tout le monde ment », et ça me mettait hors de moi. Mais à présent, je me mets à penser qu'il a raison !
- Je comprends que tu aies ce sentiment mais je crois que, dans son esprit - enfin, dans l'esprit des scénaristes -, ça ne veut pas dire « tout le monde ment pour couillonner les médecins ». Ça veut dire « tout le monde ment parce que tout n'est pas facile à dire ». Tout le monde ment pour protéger quelque chose. Pour se protéger de quelque chose.
- Tout le monde ?
Pourquoi est-ce que je pose la question ?
- Bien sûr. Ce n'est pas nécessairement un secret terrible ou destructeur, mais il est suffisamment chargé de honte pour ne pas pouvoir être étalé sur la place publique. Souvent, les secrets sont décevants pour les autres, quand ils les apprennent, tant ils sont communs, tant ils pourraient être les secrets de tous et de n'importe qui. Mais pour les personnes qui les portent, ce sont des fardeaux insupportables. Et la peur de les révéler est telle qu'elles travestissent la réalité pour ne pas avoir à attirer l'attention. Elles racontent des histoires pour enrober la vérité. Ce qu'elles ne savent pas c'est que l'histoire qu'elles racontent enveloppe parfois si bien cette vérité qu'elle en dessine les contours.
Je ne comprends rien à ce qu'il me dit. Je sais que ça a du sens. Je n'arrive juste pas à le voir. Comme les gens à qui un mauvais coup sur le devant du crâne a sectionné le nerf olfactif, et pour qui une fraise n'a plus qu'un goût de flotte, ils se souviennent que ça avait un parfum, mais il n'est plus là et ils attendent avec impatience que ça revienne, si seulement ils pouvaient garder la fraise dans la bouche, mais là, c'est ce goût de flotte, cette texture d'éponge... (p. 360)

Biais de sélection :
Bien sûr que toutes les femmes de Tourmens qui vont voir un médecin pour une contraception, une grossesse, une IVG ne sont pas obèses, migrantes, immigrées voilées, seules et abandonnées, adolescentes en rupture ou mères sous-prolétaires en attente de leur bulletin d'aide médicale. Mais ce sont celles-là que nous recevons ici. Et si elles viennent ici c'est parce qu'on ne veut pas d'elles ailleurs. Essayez d'appeler un gynécologue de ville en prenant l'accent du Maghreb ou en disant que vous vivez dans une roulotte et vous verrez comment vous serez reçue. Et ce « biais de sélection » est ce qui amène presque toujours les femmes qui consultent ici. Et quand ce n'est pas le voile ou l'obésité ou l'aide médicale, ce sont les douleurs inexpliquées qui durent depuis des mois, les saignements qui pourrissent la vie, les angoisses de grossesse ou de stérilité... Toutes les choses qui nécessitent de donner un peu de son temps pour écouter ce qu'elles ont à en dire si on veut y comprendre quelque chose. « Mais le temps, n'est-ce pas, c'est de l'argent. Et on ne va tout de même pas en donner à toutes ces emmerdeuses, n'est-ce pas ? »
La médecine française est, purement et simplement, une médecine de classe. Un trop grand nombre de « professionnels » méprisent souverainement tous les patients et les traitent comme des enfants - et plus encore les femmes, parce que ce sont des femmes. (p. 379)

Martin Winckler, Le Chœur des femmes (POL, 2009)

Le nouveau gros roman médical de Martin Winckler n’est pas seulement un roman autobiographique (même si Franz Karma est l’anagramme de Marc/k Zaf(f)ran), c'est aussi un « roman pédagogique » sur la relation de soin, une charge chevaleresque et savoureuse contre les féodalités du milieu médical français, un roman documentaire où l’on apprend des tas de choses utiles (que n’ai-je rencontré plus tôt un tel gynécologue se diront sans doute pas mal de lectrices !), une comédie (médicale) humaine où chacun(e) tour à tour raconte son histoire, une comédie musicale chorale aussi, avec solos, duos, polyphonies et un final mélodramatique et rocambolesque assumé.

::: Winckler’s Webzine. Le site personnel de Martin Winckler
::: Chevaliers des touches - un blog pour écrivants, son nouveau blog, où il posait hier une bonne question : « Qui a le droit d'écrire ? »

::: Entretien video (avec Sylvain Bourmeau, pour Mediapart)
::: Rencontre avec Martin Winckler (BibliObs)
::: « Le Chevalier au spéculum », un bel article de Mona Chollet (Périphéries)

PS : dites, docteur, si vous passez par là, c’est quoi le médicament qui sert de modèle à la « migrazine » qui p. 305 tue la migraine en 10 minutes ?

mardi 22 septembre 2009

rentrée mélancolique dans l'internet littéraire

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::: Zazieweb, qui était là depuis une éternité - 13 ans ! - et m'avait donné envie de faire partie de l'internet littéraire naissant, ferme ses portes : Isabelle Aveline explique longuement pourquoi elle fait une pause, qu'on veut espérer temporaire. Qu'ajouter aux billets d'Olivier Ertzscheid, François Bon, Philippe De Jonckheere, ou Virgine Clayssen, sinon la remercier et lui demande de revenir très vite, sous cette forme ou une autre.

::: Apparus beaucoup plus récemment mais devenus des lectures presque quotidiennes pleine de surprises, d'humour et d'envies qui vont aussi beaucoup me manquer, deux blogs d'écrivains, Si tu vois ce que je veux dire de Sébastien Smirou et Les Idées heureuses de Didier da Silva, mettent aussi la clef sous la porte.

::: Une bonne nouvelle, tout de même, De tout sur rien, le blog de Daniel Bourrion, fait peau neuve en devenant Face Ecran ; et Terres est désormais ici.

vendredi 4 septembre 2009

partir pour la rentrée

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Maintenant qu'il sont tous rentrés et que l'automne gagne, je pars vers le sud voir si la mer y est encore.

Ce blog, qui était déjà très paresseux ces derniers temps, sera en vacances jusqu'au 21 septembre et les commentaires modérés. Quelques connections twitter ou facebook, quelques liens partagés sur le tumblr de lignes de fuite ne sont toutefois pas exclus ...

Je vous laisse avec cette mer artificielle japonaise photographiée par Martin Parr, pour vous inciter à aller visiter l'exposition qui lui est consacrée au Jeu de Paume, ou à défaut son site.

jeudi 3 septembre 2009

étoile point étoile

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À Deûlémont, Christophe Moreel s'extirpa du fauteuil club pour se diriger vers la bibliothèque. Les années avaient passé mais cette bibliothèque continuait de refléter la personnalité de son amie, offrant à la vue celles et ceux qui avaient contribué à la formation de son esprit. Marie Noël voisinait avec Sophie Podolski, Samuel Beckett et Georges Bataille fréquentaient Thomas Merton et Georges Hyvernaud. Recueils de poèmes et romans noirs, littérature prolétarienne et Pères de l'Église, bandes dessinées érotiques, manuels de jardinage et traités d'architecture, tous les ouvrages étaient mêlés sans distinction, ni préséance, dans la bibliothèque de Mauricette. On y rencontrait aussi ceux qu'André Blavier appelle « les fous littéraires » et des internés célèbres comme Germain Nouveau, Émile Nelligan, Antonin Artaud, Carl Solomon...
Reconnaissable à son dos marqué d'une paire d'étoiles séparées par un point, le gros classeur contenait le manuscrit en cours de Mauricette. ÉTOILE POINT ÉTOILE. *.* ; elle avait eu l'idée de ce titre pendant le stage de 1988, ayant noté qu'en informatique, le signe * peut remplacer n'importe quel mot. Ainsi, *.* désigne n'importe quel fichier et par là, tous les fichiers existant dans la mémoire de l'ordinateur.
Depuis la fin des années soixante-dix, Mauricette avait commencé de fabriquer ce livre qui voulait décrire le monde actuel dans sa totalité, une œuvre composée majoritairement de textes trouvés, découpés dans les journaux de petites annonces, les prospectus de supermarché, les catalogues de vente par correspondance, des listes de courses, des extraits des magazines ou des livres qui lui tombaient sous la main. Au fil du temps, Mauricette avait incorporé à son livre d'autres documents, des fragments du journal intime qu'elle tenait épisodiquement et puis surtout l'anthoveaulogie.
Lorsqu'elle lisait un roman ou un recueil de poèmes, chaque fois qu'apparaissait le mot « veau », elle relevait scrupuleusement la phrase qui contenait le vocable, avec indication du numéro de page et en l'accompagnant des données bibliographiques, auteur, titre, éditeur, année de publication. Christophe ne connaissait pas le pourquoi de cette manie qui la faisait se focaliser sur ce mot de quatre lettres. Pour lui, cela faisait partie de son personnage au même titre que les trous dans sa biographie, ou les périodiques accès de mélancolie succédant à des journées d'intense activité.
Mauricette ne collait pas tous ces éléments dans son manuscrit. Elle les recopiait intégralement, souvent à la machine à écrire, parfois au stylo-bille, s'agissant de son journal intime. La pratique de l'informatique lui avait fourni un nouvel instrument, le traitement de texte, et partant, le titre général d'ÉTOILE POINT ÉTOILE qui « collait » véritablement à son projet globalisant. Ce travail en cours lui donnait sans doute la sensation de recréer la réalité, de lutter contre l'éparpillement qui est la marque du monde contemporain.
Elle n'avait jamais envoyé ÉTOILE POINT ÉTOILE au moindre éditeur. Cependant quelques extraits, sans doute procurés par Alfonsina Vandenbeulque, une de ses relations, figuraient dans l'ouvrage Cadavre Grand m'a raconté, une Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France (sic) éditée en 2006 au Corridor Bleu par les soins du poète Ivar Ch'Vavar. Il est également certain que la publication en 1991 de ses Lettres de l'asile lui avait donné un début de notoriété dans le domaine de la littérature marginale.
Non sans une certaine émotion, entre un Traité de la taille des arbres fruitiers et un Slang Dictionary, Christophe dénicha un exemplaire de cet opuscule sur le second rayon de la bibliothèque de Mauricette, un livre mince de format oblong, à la modeste couverture grise, publié à Lyon par les Éditions de Garenne. Christophe Moreel était à l'origine de cette publication. (p. 42-45)

Il cliqua dans ses favoris sur le signet « Étoile Point Étoile ».
Mauricette avait, avec son aide, ouvert un blog sous ce titre, un complément à son œuvre encyclopédique éponyme. Elle y postait assez irrégulièrement des extraits de son Anthologie du veau dans la littérature, des photos ratées, des maximes inattendues souvent drôles... Bref, elle avait une présence sur le web. Sur l'écran, il lut : « Le blog a été supprimé. Nous sommes désolés, le blog à l'adresse etoilepointetoile.blogspot.com a été supprimé. Cette adresse n'est pas disponible pour de nouveaux blogs. » Christophe ne fut qu'à moitié surpris. Avant sa crise, sans doute la sentant venir, Mauricette avait jeté dans les vastes oubliettes électroniques d'Internet toute la matière qu'elle y avait accumulée. Certains lecteurs seraient sans doute déçus, mais Christophe préférait apprendre la disparition du blog plutôt que celle de son animatrice. (p. 95-96)

Lucien Suel, La Patience de Mauricette (La Table Ronde, 2009)

Mauricette Beaussart tenait depuis 2005 un blog étonnant, Etoile point étoile qui a été fermé quelques mois et a rouvert le 6 mai dernier, mais sans ses archives.

Elle est désormais un magnifique personnage romanesque, petite fille septuagénaire pleine de lignes de fuite, dont on découvre peu à peu les secrets après sa fugue de l’hôpital psychiatrique où elle s’était réfugiée. Du cabas vert de Mauricette, le lecteur voit surgir tous les lieux communs de la vie et du roman, magistralement exploités et détournés à la fois par ce livre aussi émouvant qu'intelligent.

Lucien Suel est né en 1948 dans les Flandres artésiennes où il vit toujours. Éditeur de la revue The Starscrewer, puis du magazine La Moue de Veau, il a publié plusieurs recueils de poésie, et, l’an dernier, Mort d’un jardinier (La Table ronde, 2008).

à lire en ligne :
::: Laure Limongi, « En attendant Mauricette » (Rougelarsenrose)
::: Florence Trocmé, « Vies au creux du texte » (Poezibao)
::: « Lucien Suel fête Mauricette » (L’Alamblog)

lundi 31 août 2009

je disciplinais mon cri d'animal

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Le commandant de bord a dit quelque chose mais je ne sais pas quoi, le steward a montré comment respirer dans le masque et comment enfiler le gilet de sauvetage et je n'ai pas regardé. J'avais exactement une heure trente minutes pour changer de langage. Il va falloir modifier ta façon de parler ma fille, je me disais en allemand, en français, puis de nouveau en allemand, puis en français et comme si j'étais ma propre mère. J'ai fait le point sur mes blessures, de haut en bas, les cheveux qui me faisaient mal, les épaules remontées et les rats qui me couraient dans le ventre, les genoux mous, le droit mou et le gauche, j'avais maigri des bras et des jambes et le tout tremblait plus ou moins sans interruption, pour tout dire je manquais fondamentalement de sérénité, j'affichais une sérénité, j'étais quasiment dans une plénitude vu de l'extérieur. Si j'avais laissé s'exprimer l'intérieur on m'aurait prise pour une vache beuglant à la lune comme la fois dans ma voiture où je m'étais mise à beugler, c'est-à-dire meugler en criant, le cri nocturne de la vache, je me demande encore comment j'ai pu cette nuit-là pas une autre mais celle-là glacée, émettre un tel horrible cri bovin, il fallait en avoir de l'animal, sur la route en vache, un grand cri entre deux moments de civilisation, de Zivilisation, je traduisais en simultané, maintenant brisée jusqu'aux cylindres osseux je disciplinais mon cri d'animal, mettais toute mon énergie dans la sérénité et ça marchait vu de l'extérieur, personne dans cet avion n'aura entendu mon horrible cri de blöde Kuh comme on se traite en Allemagne, de vache imbécile, je traduisais en simultané, la Kuh domestique mais animale qui cherche son veau au petit matin et qui appelle son veau tout en sachant déjà avec sa suffisante matière grise de vache que le veau à l'oreille numérotée ne reviendra jamais parce qu'il est trop durablement pas là, beugle encore un jour ou deux mais finit par ravaler son cri, se remet à ruminer comme si elle n'avait jamais eu ce veau, un veau, ni deux ni trois ni aucun veau avec ou sans numéro, l'animal qui voit réellement mourir chaque instant. J'avais tellement beuglé ce soir-là que je m'étais fait peur, je me conformais tant à la vache que j'étais en quasi-symbiose avec la nature, aux prises avec la nature, comme si entre elle et moi la distance avait disparu, verschwunden, je traduisais automatiquement. Et voilà que l'envie de beugler me reprend en plein vol Berlin-Paris. (p. 7-8)

Tu as des idées sur tout, aurait pu dire le pianiste mais ne l'avait pas dit, il est parfois bon de se taire, aurait-il pu dire, aurait ainsi interrompu, par cette remarque de bon sens, les interminables réflexions et ingénieuses associations d'idées qui me venaient, chaque nouvelle idée plus étonnante, subtile, singulière, et formidable que la précédente, aurait arrêté le pianiste cette invasion verbale aussi massive que désordonnée, barbarie contre culture au Café Einstein, où les idées ne font pas de bruit mais trouvent leur intensité dans les mots silencieux de l'écrit et leur profondeur dans la méditation de l'imprimé, j'aurais mieux fait de lire die Welt à la manière de n'importe quel habitué et mieux fait de profiter du concerto diffusé pour feuilleter le journal selon cette manière décontractée et culturelle typique du lieu, j'aurais pu ce n'était pourtant pas compliqué, si j'avais simplement suivi la pente naturelle de la culture indiquée par la maison, retraite et correction, je ne serais pas maintenant à exploser de l'intérieur dans l'espace européen, entre rien et rien, dans l'indifférence générale. Au lieu de profiter de cet environnement réputé favorable entre tous à la culture, j'y pensais maintenant dans l'avion donc trop tard, honte, grande honte, j'enroulais mes jambes comme des serpents venimeux et je remontais mes épaules, non seulement ça mais je balançais au pianiste une rafale d'informations impudiques dans la plus pure tradition des filles sans retenue, lui infligeais les pires tortures de l'Inquisition avec ma façon mal élevée de transgresser les règles de la conversation que je n'ai jamais apprises mais que j'aurais pu au moins singer, le singe imite l'homme mieux que moi je me disais, apercevant dans le miroir du Café Einstein ma tête de fille déplacée, rien du singe dans le miroir, la singerie comme limitation et l'imitation comme garantie de bienséance, le singe bienséant absent du miroir où la fille déplacée sans bienséance se voit telle qu'elle est, que fais-tu ici, éloignée du singe, qu'est-ce que tu veux à la fin, sautant de branche en branche devant la glace à la manière d'un imitateur de singe, l'inhumanité de l'animal ne singeant pas l'homme mais singeant le singe, imitant instinctivement je sautais sur n'importe quoi. (p. 13-14)

Penser à l'éducation de ma sœur a provoqué chez moi, c'est-à-dire au plus profond de mon être qui est l'ultime chez moi, un cri désespérant de vache étouffé, la vache qui appelle son veau étouffant en silence. Non pas qu'elle soit mal éduquée ma sœur, au final son éducation pas si ratée, mais c'est à cause de la mienne, d'éducation, qui est à peu de chose près la même que la sienne, et penser à mon éducation me fait chuter dans la profondeur de mon identification. Je n'y pense que de loin en loin mais déjà beaucoup trop et je pense beaucoup plus souvent encore à l'éducation de ma sœur, presque à chaque fois que je vois ma sœur, non pas, encore une fois, qu'elle soit éduquée de travers, il y a beaucoup plus raté comme éducation que celle de ma sœur, mais parce que je connais cette éducation comme aucune autre vu que c'est presque la même que la mienne, et que je me prends souvent à considérer ses comportements comme le résultat de son éducation, ce qui est une erreur puisque ma sœur, contrairement à moi, a toujours été inéducable. J'en étais là, à essayer de ne pas m'appesantir sur l'éducation ratée de ma sœur ni sur la mienne réussie, quand l'avion a viré sur la gauche, enfin ce que j'ai imaginé être une gauche parce que je n'ai jamais réussi à acquérir de certitude quant à la droite et la gauche non pas en général mais en particulier sur le plan spatial, et qu'est apparu par ce virement sinistre, soudain dans le hublot, le Wannsee. (p. 28-29)

Tu sais dire non pour demain mais pas pour aujourd'hui, tu sais dire non dans un avenir incertain mais pas sur l'instant, non en général oui mais non en particulier non, voilà comment tu es, je le sais parce que toi et moi c'est pareil, a dit ma sœur dans l'avion, l'éducation est identique, dire oui c'est bien mais pas non, il faut dire oui disait Maman qui avait toujours dit oui en général de génération en génération ce qui lui faisait dire non en particulier, disait il ne faut pas dire ceci ou cela, non, surtout ne pas le dire, disait aussi il ne faut pas faire ceci ou cela, surtout ne pas le faire si bien que je disais oui à Maman comme oui en général tandis que ma sœur qui disait oui pensait non, moi obéissante mais elle désobéissante, telle est ma sœur depuis son premier cri poussé, le cri de ma sœur encore dans les oreilles maternelles mais mon absence de cri plus encore, on ne l'entend pas, j'entendais toujours à mon propos, l'obéissance ne fait pas de bruit, je pensais dans l'avion, au moment même où ma sœur se souvenait de son oui qui n'a rien de commun avec un oui obéissant, mon oui à moi toujours si servile mais le oui de ma sœur toujours libre, s'est souvenue que toujours elle disait oui trop tôt, toujours je dis oui et après je regrette, parfois même je regrette avant de le dire et sachant que je le dirai comme ce jour de mon mariage, a dit ma sœur, je ne pourrais pas le jurer mais je crois bien que j'ai commencé à le regretter avant de l'avoir dit mais que je l'ai dit quand même et par esprit de contradiction. Moi aussi je l'ai dit quand même, j'ai dit à ma sœur, mais je ne sais pas par quel esprit, j'ai dit non mais trop tard, quand le choix était définitivement limité entre non et non si bien que ce non n'a pas de valeur, entre non et non c'est facile, comme a dit la guide dans le musée de la Résistance et de la Déportation, dire non en particulier quand le oui est général, oui, disait la guide, le non de ces noms écrits là est un non plus résistant que le non des noms qui ont suivi et qui ne sont pas écrits là parce qu'ils ne méritent pas le nom de Résistants, de la première ou de la deuxième heure ce n'est pas la même chose, a expliqué la guide, la première c'est la première et la deuxième n'est pas trop tard mais presque, et presque trop tard est bel et bien déjà trop tard. Dire non n'est pas toujours possible, a dit la guide en arrivant dans la salle de la Déportation, parfois non est tout simplement impossible à dire mais possible à penser et parfois pourtant impossible à penser, mais pas non plus. Le pianiste avait suivi la guide à travers les salles de la mémoire déportée et commencé à réfléchir au Jasager, celui qui dit oui. La question du Ja ou du Nein n'apparaissait pas au pianiste comme une question nouvelle mais comme une ancienne, très ancienne, ancestrale question, les ancêtres des Jasager avec lesquels il faut bien avoir affaire, faire des affaires avec les Jasager ancestraux est un commerce de tous les jours. Composer un Neinsager serait une manière de ne pas composer avec le oui, pensa le pianiste, il avait décidé de parler du Jasager dans la salle de conférence du musée de la Résistance et de la Déportation justement en présence d'un spécialiste de la communication c'est-à-dire de la Jasagung, la communication dans la Résistance comme partout et le piano dans la communication comme la Résistance et la Déportation dans la communication, le communicant posait des questions sur la musique et la Résistance au pianiste et le pianiste répondait au communicant, le pianiste assis à côté du Jasager cherchait une issue de secours, aperçut l'extincteur, ne pas choisir l'extinction mais la sortie, dire oui pour dire non et pas non pour non, non pour oui mais pas oui pour oui, l'extincteur c'est non pour non la sortie oui pour non, au fond dans l'obscur cherchait la ligne de fuite. (p. 124-127)

Noémi Lefebvre, L’autoportrait bleu (Verticales, 2009)

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J'ai beaucoup aimé les phrases interminables, pleines de nuances, de revirements et d'autodérision, du premier des 87 premiers romans français de cette rentrée que je lis : le temps d’un vol entre Berlin et Paris, la narratrice y évoque pêle-mêle (parce que tout se tient), avec humour et gravité, (parce que l'une ne va pas sans l'autre), Schönberg, l’éducation des filles, le nazisme, son ex belle-mère scout, l’esprit de résistance, les vaches, sa sœur, Wagner, et surtout son inadaptation chronique à la vie en société.

Née en 1964 à Caen, Noémi Lefebvre vit et enseigne à Grenoble. Docteur en sciences politiques, après des études musicales et une thèse sur le thème « Éducation musicale et identité nationale en Allemagne et en France » (1994), elle a publié plusieurs essais. L'autoportrait bleu est son premier roman.

::: un entretien video avec Sylvain Bourmeau pour Mediapart
::: « Musique et résistance » (EspacesTemps.net, mars 2007)

post scriptum :
::: un entretien pour Fluctuat.net
::: Thierry Clermont, « Dentelles de Berlin » (Le Figaro)

lundi 24 août 2009

rater encore rater mieux

Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore.

Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit.

Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D'où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.

Tout jadis. Jamais rien d'autre. D'essayé. De raté. N'importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.

(...)

Pire moindre. Plus pas concevable. Pire à défaut d'un meilleur moindre. Le meilleur moindre. Non. Néant le meilleur. Le meilleur pire. Non. Pas le meilleur pire. Néant pas le meilleur pire. Moins meilleur pire. Non. Le moins. Le moins meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. Jamais au néant ne peut être ramené. Jamais par le néant annulé. Inannulable moindre. Dire ce meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire. À défaut du bien pis que pire. L'imminimisable moindre meilleur pire.

La paire. Les mains. Mains étreintes étreignant. Ce peu s'en faut vrai ! Comme lorsque d'abord dite sur mains atrophiés la tête. Mains atrophiées ! Eux là donc les mots. Maintenant ici étreintes étreignant. Comme lorsque d'abord dit. Dé-dédit lorsque plus mal dit. Ouste. Mains étreintes étreignant !

Les vides aussi. Ouste. Nulles mains dans le -. Non. Garder aux fins de pire à dire. Tant mal que pis pire tant mal que pis dire. Dire pour l'instant encore vues. Obscurément vues. Blanc obscur. Deux mains vides d'un blanc obscur. Dans la pénombre vide.

Ainsi cap au moindre encore. Tant que la pénombre perdure encore. Pénombre inobscurcie. Ou obscurcie à plus obscur encore. À l'obscurissime pénombre. Le moindrissime dans l'obscurissime pénombre. L'ultime pénombre. Le moindrissime dans l'ultime pénombre. Pire inempirable.

Quels mots pour quoi alors ? Comme ils presque sonnent encore. Tandis que tant mal que pis hors de quelque substance molle de l'esprit ils suintent. Hors ça en ça suintent. Comme c'est peu s'en faut non inepte. Jusqu'au dernier imminimisable moindre comme on rechigne à réduire. Car alors dans l'ultime pénombre finir par dé-proférer le moindrissime tout.

Samuel Beckett, Cap au pire (Worstward Ho, 1982), traduit de l'anglais par Edith Fournier (Minuit, 1991, p. 7-8 et p. 41-43)

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