lignes de fuite

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lundi 4 juin 2007

ce que tu trouvas alors

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Tu as pitié d'un hérisson dehors dans le froid et le mets dans un vieux carton à chapeaux avec une provision de vers. Tu places ensuite le carton avec le vermivore dedans dans une cage à lapins désaffectée dont tu cales la porte ouverte afin que la pauvre bête puisse aller et venir à son gré. Aller en quête de sa pâture et ayant mangé regagner la chaleur et la sécurité de son carton dans la cage. Voilà donc le hérisson dans le carton avec suffisamment de vers pour pouvoir voir venir. Un dernier coup d'œil pour t'assurer que tout est comme il faut avant de t'en aller chercher autre chose pour tuer le temps d'une lenteur mortelle déjà à cet âge tendre. La petite flamme allumée par cette bonne action est plus longue que d'habitude à faiblir et à pâlir. Tu t'enflammais volontiers à cette époque mais jamais longtemps. À peine la flamme allumée par quelque bonne action de ta part ou par quelque petit triomphe sur tes rivaux ou par un mot d'éloge de la bouche de tes parents ou de tes maîtres qu'elle se mettait à faiblir et à pâlir en te laissant en très peu de temps aussi frileux et sombre que devant. Même à cette époque. Mais pas ce jour-là. Ce fut pour conclure au passé par un après-midi d'automne que tu rencontras le hérisson et eus pitié de lui de la sorte et tu en ressentais encore les bienfaits venue l'heure de te coucher. Et à genoux sur la descente de lit tu ajoutas le hérisson à la liste des êtres chers que tous les soirs il fallait recommander à Dieu. Et te tournant et te retournant dans la chaleur des draps en attendant le sommeil tu éprouvais encore un petit chaud au cœur en pensant à la chance qu'avait eue ce hérisson-là de croiser ton chemin comme il l'avait fait. En l'occurrence un sentier de terre bordé de buis flétri. Comme tu te tenais là en t'interrogeant sur la meilleure façon de tuer le temps jusqu'à l'heure du coucher il fendit l'une des bordures et filait tout droit vers l'autre lorsque tu entras dans sa vie. Or le lendemain matin non seulement la petite flamme s'était éteinte mais un grand malaise avait pris sa place. L'obscur sentiment que tout n'était peut-être pas comme il fallait. Et que plutôt que d'avoir fait ce que tu avais fait tu aurais peut-être mieux fait de laisser faire la nature et le hérisson aller son chemin. Il s'écoula des journées entières sinon des semaines avant que tu eusses le courage de retourner à la cage. Tu n'as jamais oublié ce que tu trouvas alors. Tu es sur le dos dans le noir et n'as jamais oublié ce que tu trouvas alors. Cette bouillie. Cette infection.

Samuel Beckett, Compagnie (Minuit, 1985, p. 38-41)

dimanche 3 juin 2007

aussi beaux qu'ils sont

« Je voudrais bien ne pas peindre de monstres et pourtant, de l’avis général, c’est à cela que mes tableaux aboutissent. Si je rends les gens laids, ce n’est pas exprès : j’aimerais les montrer aussi beaux qu’ils le sont. », c'est l'exergue, signée Francis Bacon, de La collecte des monstres. Dans ces courtes nouvelles très noires, Emmanuelle Urien évoque avec tendresse et horreur des personnages qui souvent tuent ou se tuent et qui pourtant nous ressemblent : ils sont simplement enfermés dans une trajectoire obligée, une ligne de fuite tracée d’avance ; comme le rappelle la sinistre « Ligne de fuite » (p. 133-142) d’une femme qui a assassiné mari et enfants lorsque ses yeux se sont ouverts sur le monde, les lignes de fuites doivent être plurielles !

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Quand j'ai quitté Sophie, nous avions tous les deux vingt ans, et nous étions faits l'un pour l'autre. Une alliance neuve au doigt, nous projetions d'être heureux ensemble. Cet idéal ordinaire ne laissait pas plus de place au doute qu'à l'imagination. C'était le temps de la douceur et de l'inconscience. Nos voix étaient posées, jamais je ne haussais le ton, et Sophie murmurait du vent dans mes oreilles. De là où je suis maintenant, je n'entends plus rien de ce que nous nous disions, comme si c'était sans importance, ou que rien ne s'était dit. Il me semble désormais que nous étions aussi muets qu'au cinéma, et moins réels encore. Quand je repense à nous, je vois deux grosses poupées molles et souriantes qui se tiennent par la main, se fixant avec la même expression imbécile, ignorantes du monde alors que c'est lui qui les tient, qui à son gré les lie ou les sépare, les déchire et les éventre. J'imagine soudain Sophie grande ouverte, un sourire peint sur le visage et la laine en bouchon qui s'échappe de ses entrailles inertes.

Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 27-28)

Personne n'a cru à mon innocence. Même ma mère, qui jusque-là n'avait jamais rien eu à me reprocher, s'est crue obligée d'adhérer à cet amalgame : dans les cités, les jeunes sont tous des délinquants. Il n'y avait pas de raison, après tout, que son grand fils, si brillant par ailleurs, échappe à cette règle poisseuse. Mon frère avait douze ans, il trouvait trop cool l'idée que son frangin fasse de la taule, ça manquait dans la famille, pour un peu on nous aurait regardés de travers, c'est pas beau de faire mentir les statistiques. Avoir un frère à l'ombre, ça le faisait rêver, ce con, alors il n'a pas cherché à me défendre. Mon avocat lui-même, au lieu de m'écouter, mitonnait dans son coin une plaidoirie à base d'excuses, arguant qu'une contrition affichée était le meilleur moyen de diminuer ma peine. Sur ce point, il n'avait pas tort, en effet. Sauf que j'étais innocent, et que dans mon dossier ils ont écrit coupable.
(…) La bombe a explosé à vingt-trois heures précises ce dimanche-là. Adieu racaille, cette fois je méritais ce mot inscrit sur mon dossier et dans l'esprit de tous. L'engin dissimulé sous le toboggan a tué sur le coup les dealers, leurs clients, mon petit frère, qui n'aurait jamais dû être là, et moi aussi, bien sûr ; parce que maintenant, je suis comme eux : coupable.

Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 58-59 et 61)

Emmanuelle Urien est née en 1970 à Angers.
Elle a publié en 2006 deux autres recueils de nouvelles :
Court, noir, sans sucre (L’être minuscule, 2005)
Toute humanité mise à part (Quadrature, 2006)

Son site nous raconte avec humour sa vie et nous présente son œuvre (quelques nouvelles à lire en ligne).
On peut aussi lire en ligne cet entretien (avril 2006) et celui-là (2007).

samedi 2 juin 2007

parler n'est pas anodin

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Dans sa belle « Posface » (excellente initiative que d'en doter chacun des livres de la collection Déplacements !), Béatrice Rilos fait des phrases, pour expliquer, par exemple, qu'elle « n'est pas exotique », en dépit de ses origines martiniquaises, et surtout que « parler n’est pas anodin » :

Les mots ne me viennent pas à la bouche dans une joyeuse file indienne, n'attendent pas gentiment leur tour d'être servis sur un plateau à autrui. Souvent je me tais. II m'arrive de ne faire que cela. Ce n'est ni de la lassitude, ni de la timidité : je n'ai rien à dire, j'écoute. Ce que j'entends alors : respiration traînante, battements irréguliers, articulations grinçantes, passages d'air, tintements, pépiements. J'entends ce que me dit autrui. Son silence s’écoute aussi. Parfois, je parle trop pour dissimuler ou jouer mon intéressante. La parole me manipule. Il me faut lui rendre la pareille. (…)
Un jour, j'ai décidé de mettre par écrit ces voix que j'entendais brailler par cette autre bouche que j'ai dans la tête. Aucune parlotte ; des choses qui nécessitaient d'être dites. Depuis, je suis tant bien que mal leur flot. Au fur et à mesure j'ai appris à nager entre les courants, contre le courant. Je me laisse aussi charmer, bercer par le doux chant de mes voix cela devient alors trop facile. Allonger mon texte jusqu'à ne plus avoir pied, perdre pied. La littérature n'est d'aucun repos.
Puisque cela parle en moi par saccades, en cascades, ce sont les points et les points de suspension qui se sont imposés. Ce qui se dit vraiment, ce qui meurt de I'être mais uniquement se pense, toutes leurs phases intermédiaires se bousculent dans une cohue monstrueuse. Des marionnettes agressives, passives s'agitent, se muent en une horde de pronoms personnels. Je n'ai pas la mémoire des noms.
Chaque texte est Iu à haute voix autant de fois que nécessaire : un mauvais moment à passer mais obligatoire. Mettre ces mots dans ma bouche, les expulser au-dehors, cela m'écorche les lèvres. Une épreuve. Ma voix s'éraille, s'efface. Le Diable à mes trousses, je lis vite, incapable de faire autrement. Mon souffle est court. C'est sur lui que je régie mes phrases, leur débit. Il me fallait trouver quelqu'un pour les parler et ce correctement : un lecteur, une lectrice ?

Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, Postface, p. 152-155)

vendredi 1 juin 2007

j'existe péniblement

D'abord j'ai eu un peu de mal, car ma pente naturelle est à la phrase longue. Or, dans ce livre, presque pas de phrases. Des bribes seulement ... et puis je me suis laissée emporter et comme fasciner par le rythme haletant et haché de Béatrice Rilos :

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Selon toi ai-je l'air normale. J'exhibe mes dessins mes objets personne ne bronche. Terrorisée. Il faudrait t'enfermer. J'exhibe mes tripes ils ne me le reprochent pas. Au contraire ils t'ont félicitée. Ils ne me comprennent pas ils veulent que j'aille plus loin. Ils ne te comprennent pas... Si tu vas plus loin. Les tissus ne retiendront pas mes viscères pourrissants ils s'abattront fumants sur le sol. Tu parles d'un spectacle. J'existe péniblement. Cela me dévore l'intérieur. Petit à petit. D'une euphorie paroxystique à la mélancolique sidération du néant. En moins d'une heure. Instable. Tu crains de risquer ta peau. De vivre. J’apprécierais autant que possible de ne pas avoir à choisir. Rester là. Seule. Sans espoir sans obligation d’avancer. Perpétuellement. Un véritable monstre. Indigne de l'air pénétrant dans tes poumons. Je vous l'offre. Faites-en ce que bon vous chante. Toutefois prenez-en grand soin. Moi je n'en peux plus. Tu en es incapable. Continuer à s'alimenter. Je ne désire pas vivre. Lâche. Je n'ai ni l'énergie ni le courage de parvenir à un quelconque terme. Répéter cette phrase ce geste. Sans cesse. À l'identique. Aucune variation. Je m'éparpille me dissous. Dans ce reflet. Est-ce moi. Forcément puisque ça t'imite. Je l'examine. Ignorant sa véritable nature. T'interrogeant sur l'éventuelle présence de sa chair de son sang. Ce n'est peut-être pas moi.

Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, p. 31-32)

Comment étais-je comme petite fille. Ai-je toujours eu l'œil inquiet triste de ceux qui subissent pourtant ne discernent pas d'où leur vient cette mélancolie. Ceux de mon bord de mon clan le savent également. Que l'agitation de leur tête folle échevelée ne les mènera nulle part. Que les grands cris les grands rires ceux qui déboîtent les mâchoires dévissent les troncs les colonnes vertébrales ne signifient ne changent rien. Aucune révolution. Aucune mutation. Aucune solution. Problèmes. Problèmes. Ceux marchant dans la nuit prenant invariablement le chemin le plus long le savent également. Qu'ils n'auront rien de beau de brillant de concluant à exposer au vu au su des autres. Là. Aucune bénédiction. Ni salut ni Ave Maria réchauffant le corps illuminant l'esprit. Qu'ils seront seuls. Ensemble. La souffrance leur servira de coiffe ternira leur cristallin d'un brouillard opaque. Qu'ils effrayeront les enfants de cette exhalaison putride s'échappant de leur bouche. Décomposition. Qu'il n'y a ni merveille ni répit. Leurs os s'entrechoquent. Leurs souvenirs se confondent se diluent par les pluies. Qu'il n'est point de soleil sur ces terres-là. Uniquement un faible rayon perdu prenant ses jambes à son cou lorsqu'il a saisi dans quel merdier il était tombé. Les êtres ces êtres me ressemblent.

Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, p. 59-60)

jeudi 31 mai 2007

une forme supérieure de tact

Plutôt que de citer, comme il me le suggère, la « scène de pornographie boursière avec Ruby », j'ai envie de citer Guy Tournaye citant autrui dans Le décodeur, son précédent roman - en espérant qu'il m'aidera à situer, dans la longue bibliographie de la fin de son livre, les auteurs remixés dans le passage ci-dessous : Ménard ? Schuhl ? Sollers ? Bourriaud ? d'autres ?

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La citation était chez lui une seconde nature. Il la pratiquait de façon systématique, non pour donner de l'autorité à ses propos, encore moins pour faire étalage de son érudition - « Mon ignorance est encyclopédique », ironisait-il - mais au contraire pour s'effacer et se dissoudre dans la voix des autres. Il n'y avait là aucune coquetterie de sa part. Juste une forme supérieure de tact : « Le monde est plein au point qu'on y suffoque. L'homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image est louée, hypothéquée. À quoi bon en rajouter une couche ? » Expert dans l'art du montage, Charles était avant tout un ébéniste hors pair. Avec lui, la citation savait se faire marqueterie, hologramme, anamorphose. Rien à voir avec la prose en kit, 100% contreplaquée, distillée par les DJs en vogue…

« Voyez-vous, disait-il - mais sans doute ses propos n'étaient-ils pas de lui -, il est temps d'inventer un nouveau langage. Les mots que nous employons ne correspondent plus au monde. Lorsque les choses avaient encore leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais, petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui fait un gâchis terrible. C'est pourquoi seule me plaît maintenant une écriture anonyme, fragmentée. Ni centre, ni centres, ni histoire, ni personnages, ni sens vectoriel, flux impersonnel, multitudes d'éclats, évidé, criblé, atone, suspendu, miroir prismatique ne se fermant sur rien - pas d'univers de l'auteur -, multiplicité de traces aussitôt recouvertes : comment produire un tel langage, un langage qui ne sorte pas de la tête de quelqu'un (ni de sa plume) mais qui soit immanent, qui sourde du sol à la façon d'une momie exhumée ? »

Guy Tournaye, Le décodeur (Gallimard, 2005, p. 79-80)

mercredi 30 mai 2007

un gage de docilité

Sur les aberrations actuelles de la divinité « travail », Guy Tournaye publie Radiation, un livre drôle et atypique, entre le roman et l’essai, à l’image de sa 4ème de couv’ : « Radiation. Docu-fiction. Fr. 2007. Réal.: Franck Valberg. 16/9. Stéréo. Musique : Bryan Ferry & Roxy Music. Portrait d'un réfractaire au service du travail obligatoire, qui décide à trente-cinq ans de vivre du RMI et de ses SICAV. Notre avis : des idées peuvent heurter. »

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C'est un fait, les élites sont fatiguées. Elles n'ont plus le cœur à rire. Elles n'ont même plus le cœur à l'ouvrage. Au fond, tous ces brillants cadres supérieurs ne rêvent que d'une chose : débrancher, prendre le large, fuir ce système qu'ils ne peuvent littéralement plus encadrer. Il est loin le temps où, frais émoulus des grandes écoles, ils se faisaient fort de concilier vie professionnelle et aspirations personnelles. Vingt ans plus tard, après un parcours sans faute dans les secteurs les plus porteurs (médias, pub, mode, industrie culturelle), la désillusion est totale. (...)
Le capitalisme serait-il menacé par la « baisse tendancielle du taux de motivation » ? Rien n'est moins sûr. Le thème récurrent du malaise des cadres est en fait une aubaine pour le marché. Qui dit manque dit nouveaux besoins à satisfaire et donc nouvelles sources de profit potentielles. Qu'est-ce qu'un bon client, sinon un individu à fort pouvoir d'achat avec des problèmes, des failles, des états d'âme susceptibles d'être compensés de façon sonnante et trébuchante ? La frustration nourrit la consommation, qui elle-même soutient la croissance. Il suffit de voir la profusion d'articles, d'essais, de romans dénonçant les turpitudes de la vie en entreprise et les ravages de la mondialisation pour mesurer à quel point le filon est devenu juteux. Les professeurs de désespoir font salle comble, les marchands d'antidépresseurs en tout genre prospèrent et l'industrie de la consolation ne s'est jamais aussi bien portée. Même la misère affective des cadres en mal de rencontres ouvre de nouveaux horizons au business, comme l'illustre le succès en Bourse du titre Meetic. (...)
On aurait tort de voir là un simple phénomène de récupération. Tous les discours anti- ne font en définitive que renforcer ce qu'ils prétendent dénoncer. Peu importe au fond d'être pour ou contre le système. L'essentiel est d'être convaincu de sa toute-puissance. De ce point de vue, les contempteurs les plus radicaux de l'idéologie néolibérale remplissent parfaitement leur office, en reprenant à leur compte la vision totalitaire défendue par leurs adversaires celle d'un empire dominé par quelques maîtres du monde, intégralement soumis à la logique marchande, et ne laissant plus aucune marge de manœuvre à ses vassaux. Dans cette optique, il n'y a pas d'échappatoire possible et toute tentative de se situer en dehors du jeu apparaît vouée à l'échec. Les discours misérabilistes et compatissants sur l'exclusion contribuent du reste à entretenir ce sentiment d'impasse. Entre la peur de se retrouver sur la touche et l'aspiration à un « autre monde possible », la schizophrénie s'impose comme le nouveau mode de régulation du système - de la même façon que la paranoïa a pu être érigée par certains patrons en règle de management. D'un côté on exalte les lendemains qui chantent, de l'autre on continue au quotidien à faire tourner la machine, de manière certes désabusée mais parfaitement fonctionnelle, conformément aux schémas dictés par les contrôleurs de gestion. L'utopie ne contient plus en germe la révolte, elle est devenue un outil de domestication parmi d'autres, une valeur refuge qui console à bon compte, une soupape qui permet d'aller toujours plus loin dans la mise sous pression. Merveilleuse thermodynamique ! La baisse tendancielle du taux de motivation n'est donc pas en soi une menace. Elle est au contraire un gage de docilité - la contrepartie nécessaire à la taylorisation du travail des cadres.

Guy Tournaye, Radiation (Gallimard, 2007, p. 54-57)

Guy Tournaye est né à Tours en 1965.
Il a publié un autre roman : Le Décodeur (Gallimard, 2005), entièrement constitué de citations.

Pour compléter, on peut lire sur le site Actu>Chomage un article et un entretien.
Un blog à billet unique est également en ligne.

mardi 29 mai 2007

la meilleure des polices

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Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité ; et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme une divinité suprême.

Friedrich Nietzsche, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, 1881, § 173

lundi 28 mai 2007

lignes de forces du web

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Comme la « désobéissance civile » de Thoreau, la « TAZ » (Temporary Autonomous Zone) d’Hakim Bey (1991) est un texte dont beaucoup ont entendu parler mais sans l’avoir forcément lu.
Les éditions de L’éclat en proposent en ligne une traduction Lyber.

La TAZ est « utopique » dans le sens où elle croit en une intensification du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La TAZ est quelque part. Elle existe à l'intersection de nombreuses forces, comme quelque point de puissance païen à la jonction de mystérieuses lignes de forces, visibles pour l'adepte dans des fragments apparemment disjoints de terrain, de paysage, des flux d'air et d'eau, des animaux. Aujourd'hui les lignes ne sont pas toutes gravées dans le temps et l'espace. Certaines n'existent qu'à « l'intérieur » du Web, bien qu'elles croisent aussi des lieux et des temps réels. Certaines sont peut-être « non ordinaires », en ce sens qu'il n'existe aucune convention permettant de les quantifier. Il serait sans doute plus aisé de les étudier à la lumière de la science du chaos qu'à celle de la sociologie, des statistiques, de l'économie etc. Les modèles de forces qui génèrent la TAZ ont quelque chose de commun avec ces « attracteurs étranges » du chaos, qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions.

Hakim Bey, TAZ. Zone Autonome Temporaire (1991, traduction 1997)

dimanche 27 mai 2007

pas né pour qu’on me force

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De grand coeur, j’accepte la devise : « Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » et j’aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également : « que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout » et lorsque les hommes y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu’ils auront. (...)

Ainsi l’État n’affronte jamais délibérément le sens intellectuel et moral d’un homme, mais uniquement son être physique, ses sens. Il ne dispose contre nous ni d’un esprit ni d’une dignité supérieurs, mais de la seule supériorité physique. Je ne suis pas né pour qu’on me force. Je veux respirer à ma guise. Voyons qui l’emportera. Quelle force dans la multitude ? Seuls peuvent me forcer ceux qui obéissent à une loi supérieure à la mienne. Ceux-là me forcent à leur ressembler. Je n’ai pas entendu dire que des hommes aient été forcés de vivre comme ceci ou comme cela par des masses humaines - que signifierait ce genre de vie ? Lorsque je rencontre un gouvernement qui me dit : « La bourse ou la vie », pourquoi me hâterais-je de lui donner ma bourse ? Il est peut-être dans une passe difficile, aux abois ; qu’y puis-je ? Il n’a qu’à s’aider lui-même, comme moi. Pas la peine de pleurnicher. Je ne suis pas responsable du bon fonctionnement de la machine sociale. Je ne suis pas le fils de l’ingénieur. Je m’aperçois que si un gland et une châtaigne tombent côte à côte, l’un ne reste pas inerte pour céder la place à l’autre ; tous deux obéissent à leurs propres lois, germent, croissent et prospèrent de leur mieux, jusqu’au jour où l’un, peut-être, étendra son ombre sur l’autre et l’étouffera. Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle dépérit ; un homme de même.

Henri David Thoreau, La désobéissance civile (1849)

Dans la Revue des ressources encore, on peut lire dans son intégralité ce texte, la première partie ici, la deuxième partie là. On y trouve également de beaux extraits de son Journal.

L'esprit commercial des temps modernes... est la réédition par les éditions Le Grand Souffle d'un très court texte écrit en 1837 par David Henry Thoreau. On peut déjà y lire :

L'ordre des choses devrait plutôt être inversé - le dimanche devrait être le jour du labeur de l'homme, pour ainsi gagner sa vie à la sueur de son front ; et les six autres jours consisteraient en le repos des sentiments et de l'âme, - pour parcourir ce jardin ouvert, et boire aux doux effluves et aux sublimes révélations de la nature. (p. 30)

samedi 26 mai 2007

tricher la langue

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Mais la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire.
Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu'il définit le sacrifice d'Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l'amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978 (Œuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 432-433)

La Revue des ressources a eu la bonne idée de mettre en ligne une version audio de la totalité de cette « Leçon inaugurale » de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977.

Un autre extrait dans lignes de fuite 1.

vendredi 25 mai 2007

on a perdu l'égarement

Charles Pennequin dit : c'est vivant. Et de plus en plus. Et c'est de plus en plus la merde. Plus ça vit et plus c'est la merde. Que faire ? Continuer. Faire avec, avec la vie et avec les emmerdements. Plus on sera emmerdé et plus on sera vivant (c'est un cercle vicieux). Charles Pennequin vit. C'est vicieux. Il est comme encerclé, comme entouré, comme encadré, comme encaissé, comme contre un mur. Oui, il est là planté, il est à rester planté durant des heures en attendant qu'on vienne éteindre. Après il fera tout noir dans la vie de Charles Pennequin. Après, quand on aura éteint les loupiotes dans la vie de Charles Pennequin, on verra plus rien. Mais pour le moment ça reste allumé. Tant qu'y a de la lumière je campe là, dit Charles Pennequin. Charles Pennequin campe toujours un rôle de vivant jusqu'au prochain numéro (à suivre.)

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La place de Charles Pennequin est vacante. Ce n'est pas une raison pour vouloir l'occuper.

Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 81)

Le penseur est solitaire. Sa pensée se fera toujours dans la solitude, avec un interlocuteur sans visage. Il développe sa pensée et au bout d'un moment, il arrive à un certain stade. Un certain degré. Il peut évaluer ce degré, le noter. Seulement sa pensée dans sa totalité se perd, car on a perdu l'égarement. On a perdu l'égarement de la pensée.

Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 108)

jeudi 24 mai 2007

la pensée c'est la peur

Je travail dans l'ingérable. Je suis pas gérable. Je suis travaillé. On me gère. Qu'est-ce qu'on fait déjà avec soi-même. Qu'est-ce qu'on en a à faire de soi dans la voix. Et soi le corps. Qu'est-ce qu'on en a à faire de soi le corps et de soi la voix. Soi dans le bain du social, soi qu'on retrempe à sa sauce, c'est la sauce à soi-même. Soi confronté de quoi. De quoi est-on confronté. Quel lieu nous confronte. Quel autre vient en confrontation. La confrontation est déjà en soi-même. La chose confrontée, c'est déjà d'être à l'autre et au lieu, alors qu'on voudrait disparaître. On passe son temps à être porté disparu. Le travail, c'est l'histoire du porté disparu qui réapparaît dans le lieu grâce à l'écrit. L'autre et le lieu ne réapparaîtront pas sinon. Sinon ce n'est que vide. Je n'ai toujours été que dans le vide ignorant du monde.

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Vide de soi dans ce lieu vide, vide de l'autre qui est venu me vider. Il faudrait alors avoir son vide autre. Il faudrait alors se vider autrement de soi-même. Soi-même lieu du vide, mais d'un vrai vide cette fois. Vider les lieux de notre fausse présence, et quitter l'autre. L'autre entravé de soi, l'autre grossement travaillé d'entravements. Entravé car ne voyant pas la vie, la vraie vie qu'il pourrait réclamer. L'autre enchaîné depuis la naissance. Il n'y a pas de vraie relation, car il n'y a pas de vrai autre. Il n'y a pas un autre en face. Il y a soi. Soi qu'on entrave à tout va, soi l'entravé de tout un tas de tics humains. Tics de parole, tics de perception, tics de regard, tics d'être. Soi bourré de tics, de tous les tics de tous les soi appelés les autres. Sinon il faut accepter à l'autre sa possibilité de retrait face au lieu, sa façon bien à lui de s'en soustraire, pour mieux apparaître, et dans le lieu et pour lui-même.

Soi note, il note pour oublier, pour effacer les traces avec de nouvelles notes. L'autre l'entrave, lui reste en travers. Tous les rapports le travaillent, c'est-à-dire qu'il ne digère pas le refus à un moment donné de l'autre. Le refus très profond, le refus de quelque ordre que ce soit, et qui arrivera tôt ou tard. Car ce refus c'est lui-même qui le porte. Soi n'a jamais si bien porté le refus de l'autre en lui. Il le connaît intimement.

Tous les livres sont des testaments inscrits sur le dos de l'auteur.

La pensée c'est la peur. C'est parce qu'on a peur de crever qu'on pense. La conscience fait penser. Penser provient donc de la douleur. Douleur à vivre, douleur à être. Douleur à devoir exister en séparé du monde et de soi qu'on voudrait sentir un peu mieux. Comment sentir mieux soi ? on sent mieux soi quand on sait que c'est la fin. On dit alors : ça sent le sapin son histoire.

C'est l'histoire de soi qui a toujours senti le sapin.

Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 103-104)

voir aussi :
- le blog, l'autre blog et l'espace myspace de Charles Pennequin, né en 1965 à Cambrai
- trois autres beaux extraits dans Tiers livre

just do it

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Le premier ministre - qui court aussi - l'a dit ce soir en meeting : c'est trop cool, le nouveau président court, et à l'Elysée, « les huissiers regardent étonnés leur président courir dans tous les sens » ! En total look nike, qui plus est : Just ... do ... it ... et tu pourras figurer dans le French Dallas ... ton univers impitoyâââbleuh !

J'avais raison le 6 mai de faire courir Léaud à contresens.

post-scriptum : la photo officielle est magnifiquement autopsiée dans la Boîte à images ; voir aussi l'analyse des « chercheurs en histoire visuelle » ; et les dessins de Frantico.

mercredi 23 mai 2007

fenêtre sur le monde

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Pourquoi la Vision de de Saint-Augustin de Carpaccio ?

::: parce que c'est une de mes fresques préférées (avec toutes celles de San Giorgio degli Schiavoni)
::: parce que les livres y sont ouverts et que cela vaut mieux que la photo officielle de qui-vous-savez (avec livres à ne surtout pas ouvrir en décor) dévoilée ce soir
::: parce que tout à l'heure, lors d'une table ronde consacrée aux « Avenirs du livre », François Bon est parti de cette image emblématique de la solitude de l'écrivain pour décrire le paradoxe de l'écrivain d'aujourd'hui : la fenêtre de l'écran, lieu de l'écriture solitaire, est aussi devenue avec internet le lieu même de l'irruption du bruit du monde. De quoi laisser Saint-Augustin rêveur ...
::: merci à François Bon, aussi, pour cette autre fenêtre sur un passé pas si lointain, mais déjà nostalgique, de la télévision : Qu'est-ce qu'elle dit Zazie ? avec Echenoz, Bergounioux, Michon, Quignard et Bon dans la petite lucarne : un régal !

mardi 22 mai 2007

danser me permet de ne pas dire que j'écris

Ce livre au titre mystérieux (et qui le reste), et dont la 4ème de couv’ précise qu’il « est un livre sur beaucoup de choses. Des couples de choses. », est une machine poétique et jubilatoire qui convoque et imbrique des motifs totalement hétéroclites, par exemple :

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Si l'on tape le titre de mon premier livre on découvre que « les internautes qui ont acheté cet article ont également acheté Triptyque de Claude Simon, La Route des Flandres de Claude Simon, et Le fantôme de Éric Chevillard ». Il y a chez le chien une immobilité au cour même du plus grand mouvement qui n'est rien d'autre que l'attente que quelqu'un soit là. Il est littéraire comme tout, et pictural, mais je ne le trouve pas cinématographique. Danser me permet de ne pas dire que j'écris quand on me demande ce que je fais. (p. 9-10)

Pourquoi l'anglais choisit-il always, tous les chemins, pour dire toujours. Je ne sais pas ce qui vient de mourir. Je sais que c'est mort. Une inquiétude typique des sous-bois, l'horaire. L'arrivée de la nuit ne devriant pas empêcher la prise d'une décision. Oui, ne devriant. Mais il semble que quelqu'un meurt dans la partie hachurée. Comme le lapin, always est une vitesse locale. L'escargot que j'avais trouvé en parlant émettait un cliquetis tandis que je le tapais en argumentant sur mon genou. Une microscopique hélice, vide elle aussi, prise dans la terre coincée dans le colimaçon, était apparue pendant la lutte. Je ne pouvais pas tout expliquer. Je regardais l'automne avancer, il allait bientôt faire nuit noire. Il fallait penser à rebrousser. Il fallait rebrousser. Il s'est mis à le faire (nuit noire). Nous rentrions. (p. 83)

Judith Elbaz, Le Mouvement en montagne (POL, 2007)

Judith Elbaz est née à Montréal en 1971.
Elle vit à Paris, où elle danse et enseigne le tango argentin. Elle réalise également des travaux vidéo et chorégraphiques.
Elle avait publié un premier roman : Colourful (POL, 2003), auquel on espère que le lapidaire décompte de la page 76 : « Ventes 409. Autres (gratuits, pilon, soldes) 420. » ne s’applique pas !
On peut aussi la lire en ligne dans la revue Écriture.

lundi 21 mai 2007

the air is on fire

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Depuis le 6 mai il pleut et il fait froid à Paris : à défaut de partir jogguer à Brégançon, on peut visiter l'exposition « The air is on fire » consacrée par la Fondation Cartier au David Lynch peintre et plasticien, qui, si elle ne remonte pas franchement le moral, stimule les neurones.
De nombreux croquis et aquarelles proposés au sous-sol sont très intéressants ; m'a également accrochée la série de peintures-collages (à la Rauschenberg) consacrée à la « perte de l'innocence » d'un certain Bob, par exemple celles intitulées « Bob Meets the Redman » (2000) et « Bob Finds Himself in a World for which He Has No Understanding » (2000) - ce dernier titre résonnant comme un résumé programmatique de l'œuvre cinématographique de Lynch.
Sur le site de la Fondation Cartier, on trouve une visite virtuelle de l'exposition présentée par le cinéaste qui donne une assez bonne vision d'ensemble. On peut aussi lire en ligne des articles plus complets ici, ou .

dimanche 20 mai 2007

comme un lièvre sans os

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Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.

Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s'en enfler ma bedaine,

Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.

Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, « Le paresseux »

samedi 19 mai 2007

nous croupir d'oisiveté ennuyeuse

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Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie, elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir et de quoi donner ; ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oisiveté ennuyeuse.

Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 38, « De la solitude »

vendredi 18 mai 2007

un bout de nerf à vif

Il est tout le contraire d’une boule insensible au dehors, il est un misérable bout de nerf perdu au milieu d'un dehors immense, et le dehors passe son temps à venir le bouleverser. Il est un bout de nerf à vif que le moindre coup de vent met sens dessus dessous, et bientôt il ne sera plus rien, s'il continue il ne sera plus rien, parce que le dehors lui aura tout simplement fait la peau.
Alors quoi. Alors il faut qu'il se secoue. Il faut qu'il s'armure. Il ne faut surtout pas qu'il reste au lit à faire le bout de nerf à vif. Il faut qu'il sorte. Il faut qu'il aille au contact du dehors. Il faut qu'il arrête d'avoir comme ça la peau toute blanche et les bras tout malingres. Il faut qu'il aille au soleil. Il faut que le soleil lui brûle la peau. Il faut que ses bras forcissent. Il faut qu'il arrête de pédaler dans son mouron. Il faut qu'il tape dans un ballon. Il faut qu'il mange du poisson. Il faut qu'il mange des épinards. Il faut qu'il prenne soin de lui. Il faut qu'il se reprenne en main. (p. 171-172)

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Il faut qu'il se repose un bon coup. Il faut qu'il se fasse un bain de concombre et de dodo. Il faut qu'il s'endorme dans un bon bain de concombre et quand il se réveillera tout ira mieux, le concombre aura fait du bien à tout son corps et il n'aura plus du tout le nez rouge. Il faut qu'il se savonne. Il faut qu'il se coupe les ongles. Il faut qu'il arrange ses cheveux qui ne ressemblent à rien. Il faut qu'il s'occupe de lui. Il faut qu'il se fasse beau. Il faut qu'il passe beaucoup de temps à se faire très beau. Il faut qu'il soit beau comme les femmes des publicités pour les masques de concombre. Il faut qu'il passe devant les miroirs et qu'il ait tout à fait l'impression d'être une femme de publicité. Il faut qu'il se dise est-ce possible, je suis une femme de publicité, il ne me manque plus que le masque de concombre.
Il faut qu'il se fasse beau comme une femme des publicités à concombre et qu'il sorte, qu'il aille au-devant du dehors avec beaucoup d'assurance, qu'il marche dans la rue avec l'assurance d'une femme à concombre. Il faut qu'il se précipite chez Ludwig déguisé en femme à concombre et qu'il voie la tête que fait Ludwig. Ludwig est-ce que tu ne vois pas que je suis changé, est-ce que tu ne devines pas ce que je suis. Et si Ludwig lui dit Hercule je rêve ou tu es une femme à concombre ils seront tous les deux sciés, ils n'en reviendront pas, ils iront boire un verre pour fêter ça.
Est-ce que Ludwig ne voudra pas lui aussi se changer en femme à concombre, sans doute que si. Ils feront prendre un bon bain de concombre à Ludwig et Ludwig aussi deviendra une femme à concombre, il se laissera savonner très longtemps jusqu'à ce que sa peau soit douce comme celle d'une femme à concombre et alors il sortira du bain, et lui dira à Ludwig mon vieux je crois bien que ça y est. Ludwig se regardera dans la glace et il tombera par terre, putain ça y est c'est vrai dira-t-il, je suis une femme à concombre, et tous les deux ils seront fous, fous, ils courront chez Umberto et ils seront hystériques, ils diront Umberto devine ce qu'on est, et Umberto dira vous êtes deux femmes à concombre ou je rêve, ils tomberont dans les bras d'Umberto, tous les trois seront hystériques, Umberto n'aura pas le choix, ils le transformeront illico en femme à concombre et tous les trois seront des femmes à concombre, ils n'en pourront plus, ce sera trop, ils courront boire un verre pour fêter ça, ils seront hystériques de bonheur.
Il faut qu'il sorte. Il faut qu'il arrête de jouer les concombres de rivière. Il faut qu'il perde sa peau de concombre de rivière et qu'il sorte. Il ne faut plus qu'il ait peur du dehors. Qu'est-ce que le dehors, le dehors ça n'est rien. Le dehors c'est du beurre. Le dehors ça ne doit pas du tout lui faire peur, ça n'a pas la moindre raison de lui faire peur. C'est du beurre.
Il va s'enfoncer dans le dehors comme dans du beurre, il en rigolera. Il rigolera un bon coup et il dira c'était donc ça. Le dehors c'était ça. C'était ce beurre. Il fendra le dehors et il rigolera, il dira ça alors. Ça alors je fends le dehors. Mon dedans fend le dehors. Je balade mon dedans au milieu du dehors et tout va bien, tout baigne. Mon dedans n'est pas du tout ratatiné par le dehors, au contraire mon dedans va bien, ça baigne pour mon dedans, mon dedans fend le dehors. (p. 174-176)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)

jeudi 17 mai 2007

le trou entre les deux bosses

Il est aussi cloué au lit que le petit enfant devant son potage qu'il ne veut pas avaler, mais les raisons qui le clouent au lit ne sont pas du tout les mêmes que celles qui clouent le bec au petit enfant qui refuse d'avaler son potage, pas du tout les mêmes c'est évident. Est-ce que le petit enfant pense à la mort à l'instant où il avale son potage. Est-ce qu'à chaque cuillerée de potage qu'il avale il a l'impression que c'est un peu de mort qu'on le force à avaler. Est-ce que quand le petit enfant serre les dents pour ne pas avaler son potage c'est parce qu'il trouve que ce n'est pas possible, le monde est trop hostile. Est-ce qu'à chaque cuillerée qu'on le force à avaler le petit enfant a l'impression que c'est l'hostilité du monde tout entier qu'on l'oblige à laisser entrer dans sa bouche. (p. 75)

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Jules fait-il partie des gens qui ne prendront jamais le train, il ne sait pas, il se demande. Il y a des gens qui ne peuvent pas monter dans un train, c'est plus fort qu'eux, leurs pieds ne veulent pas, plusieurs fois ils ont essayé mais chaque fois ç'a été pareil, ils n'ont pas pu franchir le marchepied, au moment de monter la dernière marche leurs pieds n'ont pas voulu et ils ont fait demi-tour, et le train est parti avec Pépée dedans, et tout ce qu'ils ont pu faire ç'a été d'agiter un mouchoir et de faire de grands au revoir avec la main, et ensuite quand le train a été parti de pleurer beaucoup, parce que ne pas pouvoir monter dans les trains ça ne veut pas dire ne pas être malade de chagrin chaque fois. Il y a des gens qui ne peuvent pas, c'est épidermique, ils ne peuvent pas monter dans les trains, et il y a d'autres gens qui ne vivent que par le train, s'ils ne sont pas toujours dans un train c'est bien simple ils ne vivent plus, la vie à leurs yeux ne vaut plus d'être vécue. Il y a des gens mordus de train, et il y a des gens dont le bonheur au contraire est de toujours rester à quai, de se ramasser sur eux-mêmes et de faire boule, de ramasser toutes les parties d'eux-mêmes et de les tenir ensemble de toutes leurs forces, de faire une boule compacte et de transporter cette boule par le monde entier à dos de chameau.
Il y a l'ordre du train et il y a l'ordre du chameau. N'est-ce pas fou. N'est-ce pas beau. La vie n'est-elle pas une belle chose. (…)
Il a quelle bosse lui. Est-ce qu'il sait. Est-ce qu'il se l'est déjà demandé. Est-ce qu'on peut n'avoir aucune bosse.
Il a quelques certitudes sur sa bosse. Ça n'est pas une bosse du train bien énorme. Il a trop la bosse du chameau pour être vraiment mordu de train. Un train de temps en temps c'est déjà bien assez avec la bosse du train qu'il a, qui n'est pas une bosse du train bien énorme.
Mais a-t-il une bosse du chameau assez costaude pour pouvoir se passer tout à fait de train, voilà la question. Est-ce possible, qu'il ne soit ni vraiment train ni vraiment chameau, ni tout à fait une bosse ni tout à fait l'autre. Qu'il soit le trou entre les deux bosses.
Peut-on vivre heureux en étant un trou. Il l'espère. Il va tout faire pour être heureux, il va mettre toutes les chances de son côté, mais il faut qu'il sache une chose : il est un entre-deux. Entre-deux-bosses. Entre-deux-mers. (p. 107-110)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)

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