lignes de fuite

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mercredi 16 mai 2007

on ne se lève plus

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Un livre à acheter d'urgence avant qu'il ne soit censuré au motif d'incitation à se lever tard, tant il encourage de manière indécente la pratique immodérée de la grasse matinée : Sylvain Prudhomme y narre avec beaucoup d'humour les aventures toutes intérieures d'Hercule, occupé à traîner au lit.

Et puis qu'est-ce que cela veut dire important. Est-ce que la vie, est-ce que le bonheur sont faits de choses importantes. Il lui semble qu'au contraire la vie est faite avant tout de choses très banales. Il ne passe pas son temps, dieu merci, à se demander si chaque chose qu'il fait est une chose importante. Il fait des choses banales, oh oui, il ne fait même que cela, des choses banales, et il les fait banalement, sans du tout regretter que ce ne soient pas des choses importantes. À bien y réfléchir cela lui plaît, il en est fier : à d'autres les choses importantes. Aux messieurs importants. Lui est un homme du banal, un homme des petites choses banales faites banalement. (p. 15-16)

Mais ne faut-il pas se méfier de la flemme. N'est-ce pas par la flemme que tout commence. Un matin par flemme on reste au lit, et de la journée on ne se lève plus. Le lendemain on recommence, et puis le surlendemain, et puis le jour d'après. Et une semaine plus tard on est toujours au lit. On ne s'est plus levé, on ne se lève plus, pourquoi se lèverait-on puisqu'on ne s'est pas levé les jours précédents, est-on mort de ne pas s'être levé les jours précédents, non, alors à quoi bon. (p. 19)

Oh qu'il est content. Il se sent l'âme d'un explorateur qui revient d'un grand voyage. C'est un peu cela qui vient de lui arriver, ce n'est pas exagéré de le dire. Il vient de faire un voyage. Le temps de quelques longues minutes il est parti, il a largué les amarres, il a laissé derrière lui ce qu'il avait de plus cher, à commencer par Pépée, Pépée qui est presque une partie de lui-même. Et il s'est précipité au-devant de l'inconnu, il s'est débattu, il a très sincèrement cru se perdre, tout cela pour finalement revenir au port. Quand il y repense ce dénouement lui paraît relever du miracle. Combien plus de chances avait-il de ne pas revenir en arrière, de s'éloigner irréversiblement de Pépée. Il est content. Les circumnavigations de Magellan et de Cook, à côté, lui semblent des aventurettes. Il ne peut s’empêcher de trouver qu’on s’exagère terriblement leur importance. (p. 25-26)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)

mardi 15 mai 2007

l'oisiveté du sage

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Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s'appelât travailler.

Jean de La Bruyère , Les Caractères, « Du mérite personnel »

lundi 14 mai 2007

les mots sont importants

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Au pays des aveugles, les borgnes ont intérêt à fermer leur œil valide.
Hubert Lucot, Grands mots d’ordre et petites phrases pour gagner la présidentielle (POL, 2007, p. 195)

Une semaine déjà ! Pour garder quand même l’œil ouvert, et parce que « les mots sont importants » (comme disait d'aucun qui s'y connait en caïmans), Arrêt sur Images revenait ce matin sur les discours tenus par les candidats à la présidentielle : « parataxe contre hyperhypotaxe » nous dit Judith Bernard à propos du débat de l'entre-deux tours ; on s'interroge aussi de manière judicieuse sur la valeur travail et ses expressions récurrentes (« travailler plus pour gagner plus », « gagnant-gagnant », « la France qui se lève tôt ») et Jean Véronis fait un excellent usage de ses « nuages » désormais célèbres.
À compléter par la lecture des billets de Daniel Schneidermann dans Big Bang Blog.

À voir aussi, le documentaire de Frédéric Biamonti et Alexandre Hallier diffusé sur Arte, « La campagne du net », qui montre bien 1. que cette fois-ci (et c'est regrettable) l'opinion publique n'a absolument pas suivi l'opinion des internautes et 2. qu'il y a des blogueurs qui se la jouent !

Pour faire bonne mesure, ce dessin un peu limite (mais ça défoule!) de Deligne, et, pour ceux qui auraient envie de dénoncer quelque proche, ami ou relation ayant le mauvais goût de ne pas se lever tôt et/ou préfèrerant gagner moins pour travailler moins, le Ministère du civisme et de la délation a d'ores et déjà ouvert un guichet électronique !

dimanche 13 mai 2007

des cailloux et du sable

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L'une des voix intérieures du dernier homme sur terre cite (p. 210) un beau passage d' Épictète :

Que font les enfants quand ils sont seuls ? Ils s'amusent, ils amassent des cailloux et du sable, dont ils font de petits châteaux qu'ils détruisent ensuite. Ainsi ils ne manquent jamais d'amusement. Ce qu'ils font par folie et par enfantillage, ne saurais-tu le faire par sagesse et par raison ? Nous avons partout des cailloux et du sable. D'ailleurs nous avons tant à bâtir en nous, tant à détruire ! Ne nous plaignons point d'être seuls !

Épictète, Entretiens, XXIV

samedi 12 mai 2007

la fugacité de leur vie

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Stevens se promène. Dans la campagne anglaise, en Italie, il fait le grand tour. Il traverse des lumières compactes, des légères. Des bois noirs, des collines auréolées. Il regarde de quoi l'herbe est faite, l’épaisseur de l'écorce sur le tronc des arbres, la ténuité des nuages. La figure humaine le bouleverse quand il la rencontre. Elle lui fait l’effet d’un collage. D’une pièce ajoutée, hétérogène, essentiellement disproportionnée.
Sauf là. À l'orée d'un bois. C'est une petite peinture qui tiendrait dans une poche. Elle est verte. Vert sombre, vert d'herbe et de forêt, l'air est vert, la nuit va tomber. Il fait frais. Un homme se penche sur une femme qui va se lever. C'est tout. Stevens ne les connaît pas, ne les reconnaît pas, il ne les situe pas. Il ne leur prête rien. Il les voit. Voit la terrible vigueur qui les traverse et passe dans leur geste ; la fugacité de leur vie. Les arbres sont flous, les personnages sont flous, leurs vêtements sont à peine posés sur la toile, ils n'ont pas de visage mais ils se tiennent là, individuels, intimes, dans la plus grande précision qui soit. Et ils s'entretiennent. Ils s'adressent - l'un à l'autre.
Il ne sait d'où, une phrase lui traverse l'esprit qu'il répète à voix basse. Ne pleurez pas monseigneur, Gauvain n'est pas perdu, vous aurez, vous aussi, le droit de mourir et de le rejoindre.

Céline Minard, Le Dernier Monde (Denoël, 2007, p. 492-493)

(la visite du Louvre désert dans Paris désert sur une terre désertée par les hommes)

vendredi 11 mai 2007

ses conditions de possibilité

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Stevens soutenait que personne ne peut être délié. Il disait : tant qu’il me reste un mot en tête, tant qu’il me reste un mot dans mon cerveau d’homme, c’est toute la communauté qui persiste. (p. 159)

- Toutes les sortes d'histoires s'écrivent, monsieur le plénipotentiaire, s'écrivent, se disent, se racontent ou se chantent. Il n'existe pas de fait brut. Le fait brut est une construction du langage, le fait brut n'existe qu'à l'intérieur du langage qui le dit.
- Oui, si vous faites du langage une forme de l'esprit au même titre que l'espace et le temps. Ce qui est faux. Le fait brut existe pour les animaux.
- Les animaux n'existent pas hors du langage. Le monde non plus. Je vous parle du monde humain. Le seul dont nous puissions parler. Il est composé de toutes sortes de choses, mouvements, textures, enjeux, motifs, qui sont autant d'objets du langage, qui tous se disent. La résistance du réel se dit aussi, la maladie aussi, la mort. Et voyez vous-même, si Stevens est encore vivant, c'est qu'il est, pour combien de temps peu importe, c'est qu'il est encore pris dans le monde humain : il écrit. S'il cessait de tenir son cahier, il disparaîtrait comme homme. Il disparaîtrait et avec lui l'ensemble de ce qu'il peut maintenir d'humanité, qui n'est pas toute l'humanité, qui n'est qu'un infime éclat, lacunaire, incomplet, troué, venteux comme l'ont été chacune de ces sortes d'éclats, disparaîtrait. Tout ce qu'il fait est effectivement un prétexte, un pré-texte, un prêt au texte parce que lui, comme personne avant lui je pense, n'a pas d'autre mode d'être humain. Aucune de ses relations avec les traces du monde humain n'aurait d'existence s'il ne les écrivait pas. Comprenez-vous prosopopée ? Personne ne peut vivre tout à fait seul. Nous sommes ses conditions de possibilité. Nous sommes la superposition des couches d'air vide qui entourent le cœur de son pouvoir, nous sommes les salles et les corridors parquetés, nous sommes les coureurs et les maréchaux de son Empire, nous le maintenons, nous le créons continûment comme Cheyenne, comme Ava, Homme Véritable, comme être humain. (p. 202-203)

Personne n'est tout à fait clair avec son unité. Personne n'est tout à fait unique, c'est-à-dire, inséparable, je veux dire, individuel ou indivis. Au Mexique, les Indiens Tzeltal de Cancuc ont dix-sept âmes par tête de pipe. Les Dogons en ont huit. Vous, seulement quatre, vous devriez vous en sortir. (p. 467)

Céline Minard, Le Dernier Monde (Denoël, 2007)

Même si cette odyssée du dernier homme sur terre m'a un peu moins convaincue que les deux précédents textes de Céline Minard, certaines de ses pages (tout le début, les vidéos du centre commercial, la visite du Louvre, etc.) méritent le voyage au long cours.

Céline Minard est née en 1969. Elle a publié deux autres romans : R. (Comp’Act, 2004) et La Manadologie (M.F, 2005).

On peut lire en ligne :
Deux entretiens sur les sites de Fluctuat.net et Télérama (audio)
et deux articles de Tabula Rasa et Zone littéraire.

jeudi 10 mai 2007

finir le ciel

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Journal de la reine
(…) Le roi mesure l'air, la mer, les montagnes, bref, tout le tour de la Terre et il inscrit de grands cercles à la craie blanche sur son tableau bleu car il peut, dit-il, enfin tout m'expliquer. Il dessine des triangles et des hexaèdres avec des flèches qui sont étranges, fait encore quelques calculs, résume des axiomes, recule et il me dit : « Voici le ciel. » (…)

Journal du roi
(…) Les premières expériences auront lieu dans un engin spatial inhabité car je ne crois pas que la présence directe d'un homme & d'une femme y soit nécessaire pour évoluer dans le vide que j'aurai fait moi-même mais qu'au contraire elle pourrait constituer un obstacle à la bonne observation de certaines questions concernant les champs d'attraction, certaines modifications du mouvement, des déplacements, du rythme dans les moments de propulsion notamment - extension, régression -, le calcul des trajectoires, bref l'étude des lois régissant une mécanique qui ne nous est pas connue, pour établir des prévisions. (...) Toutes ces vérifications faites, un homme et une femme soigneusement sélectionnés seront envoyés & enfin les véritables personnes (moi) pour qui cette mission a été initialement prévue pour un test à grande échelle.
(La première expérience sur l'homme aura lieu sur la femme.)
(L’écart scientifique entre la reine & moi est chaque fois plus grand.)
(Je me donne jusqu'à la nuit pour finir le ciel.)

Journal du coiffeur
(…) Le roi a conçu une sorte de tricycle ou de socle-culbuto à roues avec chariot-benne qu'il appelle « mon dernier module pour aller sur la Lune » sur lequel il parvient à se hisser grâce à d'astucieux marchepieds qu'il a fabriqués lui-même. Il déclare l'avoir conçu sans hélice pour plus de sécurité.
Mais il semblerait que la méthode la plus efficace pour se déplacer avec ce type d'engin soit la simple translation autour de l'amphithéâtre. Ou de l'installer sur la machine à tourner en rond - ce qui revient au même -, machine qu'il a inventée le jour où il voulait inventer la gomme télescopique de voyage et où il s'est cassé les pouces.

Marcher sur la Lune, à quoi ça sert dans la vie ? (...)

Lettre du roi à la reine
(…) Toutes les raisons que nous avions d'être tristes sur Terre deviendront des raisons d'être heureux en l'air. Par exemple, vous donner enfin rendez-vous tous les jours autour de la Terre & nous coucher la nuit dans les grands champs d'étoiles & nous souvenir un jour de notre premier voyage, en allant revoir notre première étoile de la Terre (notre premier souvenir) & reparler ensemble de l'émotion du vol & des champignons d'orage & regarder des photos-montages-souvenirs de nous dans l'infrarouge lointain (les agrandissements de nous en tout petit sur la Lune). Te souviens-tu du jour où je te montrai pour la première fois les dessins de mon idée de fusée à sept étages ? & du croquis du nouveau scaphandre couleur sable-caméléon & bleu très ciel dont je rêvais de te revêtir ? Te souviens-tu de notre jeu ? « Au premier qui reconnaît les constellations. » Te souviens-tu de mes idées d'exploration de nouvelles planètes & de nos promenades de découverte ? Des belles galaxies spirales dans les beaux amas lointains ? Des marées & des raccourcis galactiques à des milliers d'années-lumière ? & des cent trente-cinq kilos de Lune que je promettais de te rapporter un jour en petits cailloux ? Sur la Lune, les traces de pas ne s'effacent pas avant des milliers d'années.

Pascale Petit, Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir (Seuil, Déplacements, 2007, p. 9-14)

Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir est un beau texte étrange, très cérébral et très émouvant à la fois, que sa postface place sous le signe de Philip K. Dick, Borges et Volodine. Pascale Petit y juxtapose les journaux intimes de trois personnages (le roi, la reine et le coiffeur), auxquels s’ajoutent lettres, messages, ordonnances, listes d'invention à faire ou de choses à emporter, descriptions de jardins, et qui se croisent sans communication possible.

Pascale Petit est née en 1969 et a déjà publié :
Salto solo (L’Inventaire, 2001)
Tu es un bombardier en piqué surdoué (Le Bleu du ciel, 2006)
et des pièces de théâtre à l’École des loisirs.

Ce livre est l’un des deux premiers volumes parus dans la collection Déplacements, confiée par les éditions du Seuil à François Bon.

mercredi 9 mai 2007

notre vie s'use en transfigurations

Gwenaëlle Aubry, élabore dans Notre vie s’use en transfigurations une réflexion - entre l’essai et le récit - autour de la beauté, à partir d'un collage hétéroclite (citations, opérations chirurgicales, tableaux, scènes de la vie quotidienne, accouchements, toilettes des morts, extraits d’articles de magazines) dont le titre est un beau vers de Rilke (dans la septième Élégie de Duino) :

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« Je raconterai plus tard quand et comment j’ai fait l’apprentissage de la violence, découvert ma laideur », écrivait Sartre dans Les mots. Cette histoire, on ne la lit nulle part. La littérature a engendré des monstres sublimes et des bouffons difformes, des Caliban, des Thersite et des Quasimodo, mais la laideur banale, celle sur laquelle les regards glissent et les promesses se brisent, elle s’en est peu souciée. Elle l’a abandonnée aux contes, dont les vilains petits canards, les miroirs flatteurs et les peaux d’âne ont bercé nos rêves et nos terreurs enfantines, et où s’abreuvent encore, bien après, nos visages devenus des masques qu’on ne peut plus ôter, notre désir secret de métamorphose. (p. 9)

Dans la rue je marche tête baissée. Autour de moi, placardées sur les murs, des femmes scintillent. Elles ont de longues jambes, des lèvres de nacre, et les cheveux bouclés. Elles portent des dessous de dentelle et des pantalons qui dévoilent la chute de leurs reins. Je m’assieds parfois sous un abribus, ma tête contre leur ventre : leur peau est lisse et ferme, semée de petits points brillants comme ces grains de mica qui se mêlent au béton et que je prenais, enfant, pour des éclats de diamant, sans rides et sans veines, embaumée. (p. 17)

acheter des vêtements (remplir ses poumons d’air et plonger dans le grand espace clair où flotte un parfum musqué et où des femmes ondoient au rythme d’une musique qui, dans leur tête, fabrique aussi un grand vide clair, débarrassé des jours gris des enfants qui piaillent des soirées avachies et des amants fuyants, de tout ce qui les chiffonne et les ternit, un grand vide où elles s’élanceraient rajeunies et parées, affronter le regard-basilic de la vendeuse et à mon tour m'élancer, effleurer, du bout des doigts, les cachemires aux teintes délicates, les écharpes pailletées, les cuirs souples et frais comme une peau de fille, les robes soyeuses et fluides, caresser, l'eau à la bouche, le corps parfait qu'ils abritent, la vie fluide et pailletée qui ondoie dans leurs plissés, oui, hier sûr. c'est cela, C'est facile, il suffirait de s'y glisser pour entrer sur une nouvelle scène, jouer une nouvelle pièce, sous les regards éblouis du public les répliques fuseraient, les péripéties souplement s'enchaîneraient, les jours seraient radieux et les nuits alanguies,
tendre la main alors, souffle coupé, vers la robe soyeuse au profond décolleté. mais non c'est impossible j’aurais l'air de quoi avec ca, attraper un pull noir une jupe grise qui eux au moins n’ont l'air de rien, passer devant la vendeuse qui ne se donne même plus la peine de lever les yeux,
la cabine est pleine, devant le miroir une fille tourne sur elle-même pour observer le mouvement de la robe de soie, à côté d'elle son amie, en culotte et soutien-gorge de dentelle, tourne sur elle-même on se demande pourquoi, derrière deux Japonaises sautillent pour attraper un morceau de leur minuscule reflet, dans un coin une Américaine cache derrière une montagne de vêtements ses formes alourdies par la cinquantaine, l'air me manque, je fais demi-tour, plonge devant la vendeuse, pousse la porte, remonte à la surface) ; (p. 99-101)

Gwenaëlle Aubry, Notre vie s’use en transfigurations (Actes sud, 2007)

Née en 1971, ancienne élève de l’ENS et du Trinity College de Cambridge, Gwenaëlle Aubry est agrégée et docteur en philosophie.
Elle a publié des essais, dont Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et Plotin (Vrin) et est l’auteur de deux autres romans :
Le diable détacheur (Actes Sud, 1999)
L’isolée (Stock, 2002)
et d’un récit, L’isolement (Stock, 2003).

mardi 8 mai 2007

comme un guichet fastidieux

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« I AM WHAT I AM» C'est la dernière offrande du marketing au monde, le stade ultime de l'évolution publicitaire, en avant, tellement en avant de toutes les exhortations à être différent, à être soi-même et à boire Pepsi. Des décennies de concepts pour en arriver là, à la pure tautologie. JE = JE. Il court sur un tapis roulant devant le miroir de son club de gym. Elle revient du boulot au volant de sa Smart. Vont-ils se rencontrer ?
« JE SUIS CE QUE JE SUIS. » Mon corps m'appartient. Je suis moi, toi t’es toi, et ça va mal. Personnalisation de masse. Individualisation de toutes les conditions - de vie, de travail, de malheur. Schizophrénie diffuse. Dépression rampante. Atomisation en fines particules paranoïaques. Hystérisation du contact. Plus je veut être Moi, plus j'ai le sentiment d'un vide. Plus je m'exprime, plus je me taris. Plus je me cours après, plus je suis fatiguée. Je tiens, tu tiens, nous tenons notre Moi comme un guichet fastidieux. Nous sommes devenus les représentants de nous-mêmes - cet étrange commerce, les garants d'une personnalisation qui a tout l'air, à la fin, d'une amputation. Nous assurons jusqu'à la ruine avec une maladresse plus ou moins déguisée.
En attendant, je gère. La quête de soi, mon blog, mon appart, les dernières conneries à la mode, les histoires de couple, de cul... ce qu'il faut de prothèses pour faire tenir un Moi ! (...)
L'injonction, partout, à « être quelqu'un » entretient l'état pathologique qui rend cette société nécessaire. L'injonction à être fort produit la faiblesse par quoi elle se maintient, à tel point que tout semble prendre un aspect thérapeutique, même travailler, même aimer. Tous les « ça va ? » qui s'échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s'administrent les uns aux autres une société de patients. La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l'on se tient chaud. Où c'est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n'est que prétexte à se réchauffer. Où rien ne peut advenir parce que l'on y est sourdement occupé à grelotter ensemble. Cette société ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous les atomes sociaux vers une illusoire guérison. C'est une centrale qui tire son turbinage d'une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser. (…)
La France n'est pas la patrie des anxiolytiques, le paradis des antidépresseurs, la Mecque de la névrose sans être simultanément le champion européen de la productivité horaire. La maladie, la fatigue, la dépression, peuvent être prises comme les svmptômes individuels de ce dont il faut guérir. Elles travaillent alors au maintien de l'ordre existant, à mon ajustement docile à des normes débiles, à la modernisation de mes béquilles. Elles recouvrent la sélection en moi des penchants opportuns, conformes, productifs, et de ceux dont il va falloir faire gentiment le deuil. « Il faut savoir changer, tu sais. » Mais, prises comme faits, mes défaillances peuvent aussi amener au démantèlement de l'hypothèse du Moi. Elles deviennent alors actes de résistance dans la guerre en cours. Elles deviennent rébellion et centre d'énergie contre tout ce qui conspire à nous normaliser, à nous amputer. Le Moi n'est pas ce qui chez nous est en crise, mais la forme que l'on cherche à nous imprimer. On veut faire de nous des Moi bien délimités, bien séparés, classables et recensables par qualités, bref : contrôlables, quand nous sommes créatures parmi les créatures, singularités parmi nos semblables, chair vivante tissant la chair du monde. Contrairement à ce que l'on nous répète depuis l'enfance, l'intelligence, ce n'est pas de savoir s'adapter - ou si c'est une intelligence, c'est celle des esclaves. Notre inadaptation, notre fatigue ne sont des problèmes que du point de vue de ce qui veut nous soumettre. Elles indiquent plutôt un point de départ, un point de jonction pour des complicités inédites. Elles font voir un paysage autrement plus délabré, mais infiniment plus partageable que toutes les fantasmagories que cette société entretient sur son compte.
Nous ne sommes pas déprimés, nous sommes en grève. Pour qui refuse de se gérer, la « dépression » n'est pas un état, mais un passage, un au revoir, un pas de côté vers une désaffiliation politique. À partir de la, il n'y a pas de conciliation autre que médicamenteuse, et policière. C'est bien pour cela que cette société ne craint pas d'imposer la Ritaline à ses enfants trop vivants, tresse à tout va des longes de dépendances pharmaceutiques et prétend détecter dès trois ans les « troubles du comportement ». Parce que c'est l'hypothèse du Moi qui partout se fissure.

L'Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007, p. 13-18)

lundi 7 mai 2007

une société de travailleurs sans travail

C'est peut-être le Comité invisible auteur de L'Insurrection qui vient qui a raison. Ses constats de départ, en tout cas, sont éminemment justes, par exemple concernant la valeur « travail » aujourd'hui si vantée :

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Là réside le paradoxe actuel : le travail a triomphé sans reste de toutes les autres façons d'exister, dans le temps même où les travailleurs sont devenus superflus. Les gains de productivité, la délocalisation, la mécanisation, l'automatisation et la numérisation de la production ont tellement progressé qu'elles ont réduit à presque rien la quantité de travail vivant nécessaire à la confection de chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe d'une société de travailleurs sans travail, où la distraction, la consommation, les loisirs ne font qu'accuser encore le manque de ce dont ils devraient nous distraire. (...)

L'ordre du travail fut l'ordre d'un monde. L'évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seule idée de tout ce qui s'ensuit. Travailler, aujourd'hui, se rattache moins à la nécessité économique de produire des marchandises qu'à la nécessité politique de produire des producteurs et des consommateurs, de sauver par tous les moyens l'ordre du travail. Se produire soi-même est en passe de devenir l'occupation dominante d'une société ou la production est devenue sans objet : comme un menuisier que l'on aurait dépossédé de son atelier et qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter lui-même.

L'Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007, p. 33-35)

dimanche 6 mai 2007

choisir les lignes de fuite

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... ce soir plus que jamais

samedi 5 mai 2007

les hommes sont si aveugles

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Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper.

Machiavel, Le Prince
(ch. XVIII : « Comment les princes doivent tenir leur parole »)

... mais, pour le cas où parmi les quelques centaines de visiteurs quotidiens de ce blog se cacheraient quelques indécis et, surtout, pour me défouler face aux sondages cassandres, une dernière moisson de mots et d'images pour ne pas se tromper de bulletin demain :

::: quelques « Réfutations » très éclairées,

::: l'avis des chercheurs,

::: celui de la Maison des écrivains (relayé par François Bon),

::: et des textes engagés des « écrivains des mauvais genres » ;

::: les analyses de Gérard Miller,

::: comment pour les pays aussi, la vieillesse est un naufrage, selon Olivier Bonnet,

::: et le cri du cœur d'Ariane.

le rien n'est jamais vraiment rien

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Quant à Ariel Kyrou il conclut ainsi son essai :

L'essence profonde de l'être humain se cache peut-être dans un ustensile de cuisine fait main. Ou dans un bijou lamentable, primaire, masse de métal fondu aux formes aléatoires. C'est l'une des clefs du Maître du Haut-Château. Dans un monde entièrement faux, gouverné par l'illusoire, l'ego nazi ou, ce qui est presque équivalent, le nihilisme de notre temps et son règne du tout calculable, le salut est dans le rien. Mais un rien qu'un vidéaste, qu'un musicien, qu'un créateur du virtuel, qu'un activiste ou qu'un artisan peut approcher et dépasser par hasard, parfois sans même s'en rendre compte. Car pour un tel artiste, le rien n'est jamais vraiment rien. Il traduit la nécessité d'un nettoyage radical, d'une création débarrassée des normes de l'art et de son marché, lavée des préceptes fallacieux des industries de la musique, épurée des inepties de la littérature instituée ou des grands studios de cinéma. L'œuvre détournée par le rien crie un « non » sans concession aux oukases de la convention pour terminer sur un « oui » sans ambiguïté à l'humain retrouvé. Elle est de l'ordre d'une épreuve de vérité. Mais sans préméditation. C'est une implosion métaphysique au cœur du quotidien le plus banal. L'œuvre ainsi dynamitée de l'intérieur frôle le néant pour mieux échapper à l'appétit féroce du Léviathan, dont l'ambition est de tout assimiler. Elle se brise en un milliard de morceaux puis se recompose, méconnaissable par la Machine, à jamais incalculée et incalculable. Cette implosion se réalise dans un trou noir, ouvert sur l'infini. Ce passage par le néant si plein de hasard et d'imprévisibilité est la seule façon d'effleurer l'absolu sans se tromper sur son identité. Sans se faire arnaquer par les grands prêtres de toutes obédiences, ces truands qui nous présentent leur dogme comme la voix de Dieu. Et qui ont pris la place du poète, cet homme troué. Au Panthéon de cette religion ou au royaume de l'information, je préfère l'esprit Dada de Kurt Schwitters et Marcel Duchamp, ou le surréalisme primaire de Max Ernst et de Benjamin Péret. À leur divinité ou à son soi-disant contraire marchand, je préfère cette céramique imprégnée du néant créateur, broche sans qualité que tient entre ses mains le jeune cadre japonais imbibé de philosophie taoïste du roman de Philip K. Dick : « (...) On prend conscience du wu dans les objets de rebuts tels qu'un vieux bâton, une boîte de bière rouillées abandonnée au bord d'une route. Cependant, dans ces cas-là, le wu se trouve à l'intérieur de l'observateur. » C'est-à-dire en vous et moi. En nos fictions et légendes à inventer et à réinventer.

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 247-249)

vendredi 4 mai 2007

l'autosatisfaction de ne pas comprendre

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Pour revenir aux technosciences, feuilleter le livre de Bernard Stiegler m'a permis de relire ce passage intéressant, qui évoque furieusement quelques uns de nos modernes Frollo et où l'on retrouve même Madame Bovary :

Si la relation entre le philosophe et la technique se présente essentiellement, originellement et durablement comme un conflit – il en va ainsi dès Platon -, à partir du XIXe siècle, la situation se complique : tandis que la technique, via l’industrie, se rapproche de la science (c’est l’apparition de la technologie à proprement parler), le monde de ceux qu’on va dès lors nommer les « intellectuels » se coupe, en même temps que de cette technique devenue technologie, de la science, de l’économie, et, finalement, de l’économie politique.
S'instaure alors un rapport - ou plutôt un non-rapport (il y a certes des exceptions) - que je crois catastrophique. Et c'est ainsi qu'à la fin du XXe siècle, au début de ce XXIe siècle, il arrive assez souvent que l'on entende des philosophes dire, soit avec un air presque effarouché, soit avec une sorte d'autosatisfaction, avec une jouissance très semblables à celles du M. Homais de Madame Bovary : « Moi, la technique, je n'y ai jamais rien compris », ce qui veut toujours dire aussi : « Et je ne ferai jamais rien pour y comprendre quelque chose. » « J'ai un ordinateur et un téléphone portable, et je ne comprends absolument pas comment ça marche » : on entend souvent dire cela avec une espèce de contentement de soi complètement idiot et assez misérable - comme si le fait de ne pas comprendre comment un système fonctionne était quelque chose dont on pouvait se vanter. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose de Hegel si l'on ne s'estime pas capable de comprendre le fonctionnement d'une diode ? Hegel lui-même, qui a écrit par exemple sur l'électricité, aurait de toute évidence trouvé cela grotesque.

Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 15-16)

jeudi 3 mai 2007

ce que je propose, c’est pire

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C'est tout de même pas mal internet : on peut regarder les débats électoraux tout en les commentant en direct en très nombreuse compagnie, par exemple chez Guy Birenbaum.

On trouve la transcription intégrale du débat dès ce soir sur le site de Libération et on trouvera demain la video sur Arte, où les internautes pouvaient également voter en temps réel pour dire s'ils étaient convaincus.

Jeanne Balibar, invitée sur le plateau de France 3 qui suit le débat, tient un propos très juste, hélas vite interrompu par le journaliste qui trouve que c'est trop long ou trop intello : « je vais parler de spectacle puisqu'on est dans la politique spectacle (...) il y a deux types d'acteurs : il y a les acteurs qui sont en lien direct avec la pensée qu'ils ont à défendre, avec ce qu'il y a dans un texte, avec les idées qui sont derrière les personnages qu'ils ont à jouer, et puis il y a les autres, qui sont toujours en train de regarder l'image d'eux-mêmes dans le rôle (...) et moi j'ai vraiment eu le sentiment que c'était à ces deux types d'acteurs-là que j'avais à faire (...) elle y croit (...) il passe son temps à se mettre en scène dans le rôle du partenaire : écoutez madame, vous voyez bien madame, etc. »

Pour être moi-aussi de parti pris, j'ai trouvé celui qui n'a pas hésité à avouer « ce que je propose, c’est pire » très mauvais comédien ce soir, rouge et énervé, se tortillant de manière enfantine sur sa chaise, l'œil fuyant son adversaire pour s'adresser, en quête d'approbation, à l'autre mâle du plateau, le très silencieux PPDA ; alors que, même si ses poses de tragédienne et de mère m'ont comme chaque fois un peu agaçée, « Ségo la classe », comme le dirait Philippe Sollers, a imposé une image très présidentielle.

post scriptum video : une actualité d’anticipation qui fait froid dans le dosles deux techniques du boa et de l’araignée …ou, à la minute 15 et des poussières de cette video, l'amusant petit échange sado-maso entre les deux candidats : « SR : Dès que vous êtes gêné, vous vous posez en victime. / NS : Avec vous, ce serait une victime consentante ! / SR : Tant mieux alors, au moins, il y a du plaisir. »

mercredi 2 mai 2007

une vérité composée de fictions

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Ariel Kyrou cite aussi souvent Bernard Stiegler, par exemple, à propos de la « science-fiction »  :

Les êtres humains sont artificieux et techniques en ce sens qu'ils ne trouvent pas leur être à l'intérieur d'eux-mêmes mais au milieu des prothèses qu'ils fabriquent, qu'ils inventent : cela veut dire qu'ils sont libres et en même temps voués à l'errance, ce que j'ai appelé la désorientation originaire. Ils ont à inventer leur être-là, leur existence. (...)

La science devenue technoscience explore les possibles et les réalise sous forme de fictions au sens ou tout artefact a partie liée à la fiction : elle devient ainsi une science-fiction, qui n'est plus guidée par un critère de vérité issu d'un ciel des idées, c'est-à-dire des modèles que les essences formaient dans le platonisme. Cela signifie qu'il faut reconsidérer en profondeur la question de la fiction en général, et son rapport à la vérité. J'ai essayé, dans mon propre travail, d'en tirer les conséquences et, en particulier, comme passage d'une science conçue comme description de l'être à une science conçue comme inscription de nouveaux possibles, cela constituant la technoscience à proprement parler. La question n'est pas de refuser ce devenir : il ne fait en fin de compte que déployer ce qui est contenu dans le caractère originairement hypomnésique de tout savoir. La question est, en revanche, désormais, de savoir distinguer entre bonnes et mauvaises fictions, et d'apprendre à penser une vérité qui ne serait pas l'opposé de la fiction, mais composée de fictions.

Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 45 et p. 122)

mardi 1 mai 2007

notre devenir machine

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Le pire et le plus répandu des malades mentaux de notre présent est peut-être cet individu que le psychiatre du travail Christophe Dejours appelle le « normopathe ». Soit le jeune cadre obéissant, « universel, terne et modèle » que le juge Burgaud incarne selon le journaliste Emmanuel Poncet. Ce même Burgaud, triste et insipide comme une chaussette neuve, qui se lamente, à propos de l'affaire d'Outreau dont il était le juge : « Je suis mis en position d'accusé alors que j’estime avoir rempli ma mission honnêtement, loyalement et conformément à la loi. » Oui, cher frère normopathe, tu as rempli ta mission. Je comprends ton point de vue. Car tu as été biberonné à la culture de la performance. Tu t'es contenté d'appliquer ton savoir de veau galonné, gestionnaire et bien-pensant. Trop confiant peut-être en tes capacités de bon élève, tu as juste été lâché très tôt dans l'arène par tes pairs et supérieurs. Oh ! je te l'accorde, cher rigoureux soldat de la société, tu es tout sauf un nazi. Ton humanité, faible et hésitante, pathétique même, a percé la vitre des écrans lorsque les ânes de l'Assemblée t'ont vigoureusement interrogé. Sauf que Poncet n'a pas tort d'affirmer avec quelque salutaire provocation que tu as servi l'institution judiciaire un peu « comme Eichmann lorsqu’il prétendait servir sa hiérarchie ». Question de banalité du mal, pour reprendre les mots d'Hannah Arendt. Cher ami grisâtre, tu aurais dû « regimber », selon les termes d'un auteur que tu n'as pas dû lire : Philip K. Dick. Je sais, c'est facile à dire, et plus difficile à accomplir. Mais tu aurais pu être faible et pathétique avant le scandale et ta lente cuisson sur le gril, plutôt qu'après, face aux caméras. Tu as préféré être un parfait rouage, tu as choisi de continuer à réciter les litanies de la bien-pensance et les oukases d'une loi dont les tables sont crevées. Tant pis pour toi.
L'acte de bonté se vit en l'instant, résultat imprévisible d'une vie d'homme quelconque, c'est-à-dire singulier. Sans statut ni vernis. Licencié d'un MacDo à l'aube du millénaire pour avoir offert un hamburger à une mendiante, le jeune René Millet n'a pas été fort, honnête et loyal. Il ne s'est pas conformé à la loi de son employeur. Il a été faible. Il a même librement accepté cette faiblesse. Il est coupable et responsable. Il a préféré sa vérité à celle de sa boîte, et il en a paumé son emploi. Dick, dans ses interviews, tisse un lien entre le soldat qui refuse de torturer - et il y en a eu à Abou Ghraib - et le professeur de gym qui, sciemment, fait en sorte que le gros garçon ne monte pas à la corde comme les autres gamins de la classe. Le combat contre notre devenir machine ne se calcule pas, mais commence ici et maintenant, dans le quotidien le plus trivial. Au cœur des réalités les plus sauvages. (…)
La vision de Philip K. Dick a quelque chose de naïf et de désespérément romantique. Mais elle est vitale. Le triptyque anarchiste composé de la sauvagerie, de l'empathie et du refus de tout calculer est l'unique argument contre ceux qui justifient la « domestication » de l'espèce humaine, de Platon à Peter Sloterdjik. Sloterdjik a certes raison d'éclairer nos têtes d'autruche, et de souligner la façon dont l'homme se construit désormais tout seul son environnement, sa « sphère », sa Grande Serre, son cocon post-humaniste à défaut d'être demain « post-humain ». Le philosophe a raison, et je m'incline face à la puissance de sa lucidité. Mais je préfère finalement avoir tort avec Dick ou Ballard, et refuser en toute mauvaise foi cette idée que l'homme serait « fondamentalement un produit et ne peut être compris que si Ion se penche dans un esprit analytique sur son mode de production ». Je n'en veux pas, de cet « esprit analytique » ! Et je veux moins encore de cet être humain réduit à un « produit » !

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p.189-191)

Pour lire des extraits des textes théoriques de Philip K. Dick auxquels Ariel Kyrou fait allusion, je renvoie à lignes de fuite 1, là et aussi là.

lundi 30 avril 2007

nés avec ou sans mère

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Selon une extrapolation mathématique des performances intellectuelles de leurs machines, ces joyeux scientifiques que Dominique Lecourt appelle des techno-prophètes sont pourtant persuadés que nos machines seront très bientôt plus intelligentes que nous. Et qu'elles prendront notre place. Indigne d'un nanar de science-fiction avec ou sans Schwarzy, ce scénario du futur est indigent. Car les savants de l’IA nient la vie au nom du cerveau, qu'ils ont, il est vrai, fort développé. La notion d'autonomie, ils la gonflent aux anabolisants de l'efficacité, de la rentabilité et de l'intelligence pure. Sans même se demander qu'est-ce que l'intelligence ? Comme si cette qualité floue et multiple pouvait se résumer au QI ou à la vitesse de traitement de l'information ! Ces brillantissimes têtes d'œuf n'ont pas compris tout ce que l'intelligence doit à la paresse et aux moments inutiles. Pas d'intelligence sans vie, pas de vie sans autonomie, pas d'autonomie sans capacité à apprendre, et pas d'apprentissage sans essais et erreurs, sans bêtises, sans rêves incompréhensibles et- autres indispensables incongruités du corps et de l'esprit. Réduire la vie au calcul ? Quelle fumisterie ! C'est bien là le message de Dick, avec son mouton électrique ou ses ridicules chariots mécaniques, ses déchets sur roues, ces choses qui n'ont pour seule qualité qu'une insondable « volonté de vivre ». Francisco Varéla, grand neurobiologiste aujourd'hui disparu, parlait d'une inscription corporelle de l'esprit. Nous n'existons qu'au travers d'un dialogue permanent avec le monde. De nos incessantes relations avec ce que nous sentons et ressentons, ce que nous voyons, touchons, entendons, portons à notre bouche. Les machines que nous élevons sont donc le reflet de nos désirs conscients et inconscients, et des actes qui s'ensuivent. Comme des enfants, elles peuvent vivre et grandir en fission avec nous, se séparer de nous sans pour autant nous détruire, ou au contraire se transformer en poisons nucléaires pour l'éternité. Lorsque nous sentons, touchons, même mangeons et déféquons, nous autres humanoïdes dialoguons humblement avec l'univers. Pourquoi nos chères machines vivantes ne feraient-elles pas la même chose, le plus modestement du monde ?
(…) Designer et président du labo Flower Robotics, Takuya Matsui considère la création de robots comme un acte d'empathie. Ses deux choses artificielles, Posy et Pierrot Noir, en deviennent l'exact opposé des caricatures de robots guerriers de la SF hollywoodienne. À l'évocation des chercheurs qui « pensent science, mécanique, logique... mas oublient la vie », ce trentenaire sourit, un peu triste. Lui voit ses robots comme des « concentrés de mécanique très belle », des petits bouts de philosophie concrète, ou encore des fleurs : « Comme elles, ils ont une âme. Au Japon, nous aimons les fleurs. Nous les admirons. Nous leur donnons I’eau dont elles ont besoin. Nous leur parlons et leur disons « Je t aime » : S'il n'y a pas d’interactivité entre l’humain et la fleur, celle-ci fane et meurt. La démarche est la même avec un robot. Et la technologie en général. (...) La clef est dans la redécouverte de la nature. Le robot n’est qu'une interface entre l’homme et la nature. Si on comprend mieux ce qu’est un robot, on comprend mieux I’homme ».
Au fond, le robot ne dit pas grand-chose sur sa propre carcasse, mais beaucoup sur nous autres, êtres de chair et de neurones naturels. les robots d'une intelligence surhumaine de techno-prophètes comme Hugo de Garis racontent notre désir de grandeur et de domination, notre folie de la mise en équation de la planète. En revanche, le mouton électrique de Philip K. Dick, le Aïbo et les robots de compagnie qui naissent au Japon traduisent notre besoin d'amour-. C'est là, dans cette empathie pour ce qui semble être le contraire de l'humain, à savoir une pure mécanique ou un humain devenu lui-même une insoutenable machine, que réside peut-être aujourd'hui la clef de ma quête d’une vérité qui ne soit ni révélée ni relative. L’empathie, quelque part, est une fiction ressentie, un sentiment irrationnel d'une terrible puissance, mais qui peut se justifier de façon rationnelle. L'empathie, comme sa sœur impossible la vérité, suppose d'être vécue puis d'être pensée via un patient labeur sur soi-même. Cœur de l'interrogation métaphysique de mon écrivain fétiche Philip K. Dick, elle est ce lien vital entre vivants et semi-vivants, entre tous nos fils et filles, nés avec ou sans mère.

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 152-155)

dimanche 29 avril 2007

souvenirs du futur

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Or le propre d'une fable réussie, qu'elle soit signée par Ballard, Voltaire, Kafka, Gibson, DeLillo ou Dick, est de se concrétiser en nos vies. Une fable procède par décalage : elle s'empare de la vérité qui nous blesse et que l'on refuse de regarder en face, puis la transforme en monstre de foire, de sorte qu'elle nous apparaît par effet retour en son essence tragique. Une vérité nue, retournée, déshabillée par l'outrance. La science-fiction très « réelle » des maîtres de la parano, justement, ne tient que par son art de l'exagération, dévoilant , « l'esprit » du temps par une caricature de sa « lettre ». Aujourd'hui, devant mon poste de télévision ou à l'écoute de mes amis, de l'intérieur du monde de l'entreprise comme à la vision des hommes-machines, ces autistes qui naviguent dans la rue avec leurs écouteurs, j'ai le sentiment que la caricature devient réalité. Que le monde qui m'entoure est désormais une fiction totale. Puis, lisant ou discutant avec Paul Virilio, Jean Baudrillard ou François Meyronnis, je prends conscience que je ne suis pas seul à penser que cette fable de science-fiction, au départ impertinente car impensable, gagne chaque jour en pertinence... Ces grands pessimistes me rassurent sur mon état autant intellectuel qu'émotionnel. Leurs textes me démontrent que cette fiction néo-futuriste devient « vraie » malgré ou plutôt à cause de son impossibilité même... Mais je ne peux me satisfaire de leur indéniable lucidité. J'ai besoin de fictions ouvertes, de textes moins univoques que les leurs.
Inouïes, les histoires délirantes d'un Philip K. Dick, les anticipations sadiques d'un J. G. Ballard ou les fulgurances spéculatives d'un William Gibson résonnent en moi comme les inconscientes métaphores des dégâts du temps présent, eux-mêmes inouïs... Leurs écrits semblent se transformer en bombes à retardement, les vérités latentes qu'ils racontaient au moment de leur création explosant aujourd'hui au cœur de notre capitalisme cool, infantile, cybernétique et transgénique. Plongeant leur tête et leur plume dans le plus frappé des avenirs, ces auteurs ont ouvert une porte sur nos ébats d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Mais cette ouverture n'est pas une impasse. Leurs fictions sont mes antidotes aux poisons des fictions dominantes. Par la grâce inattendue de leur paranoïa et les paradoxes de leur désespoir encore teinté d'espérance, ils ont deviné la lente fureur de notre décervelage. Notre futur s'incarne peut-être dans leurs souvenirs à eux. Dans leurs souvenirs du futur qu'il nous appartient de redécouvrir pour mieux nous souvenir et anticiper notre propre futur.

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 23-24)

Ariel Kyrou, né en 1962, est selon les moments professeur d'histoire des cultures actuelles, arts et nouvelles technologies, conseiller à la rédaction du mensuel Chronic'art ou directeur associé de l'entreprise Moderne Multimédias. Il a publié également Techno Rebelle, Un siècle de musiques électroniques (Denoël, 2002). Cet essai est peut-être un peu pessimiste parfois à mon goût, mais a le grand mérite de réunir en une même stimulante réflexion technosciences, récits et films de science-fiction et description de la société actuelle.

On peut lire en ligne un entretien (NextModernity) et trois articles (Samizdat).

samedi 28 avril 2007

parler en mieux

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Transmettre sa nervosité, transmettre son stress, je ne demande que ça, qu'on me transmette son stress. La musique ne calme pas mes nerfs, elle les chauffe à blanc.
Je ne fais de bonnes choses que stressée. NTM me porte sur les nerfs, c'est une bénédiction.
Un mot, quelques syllabes, qui me tapent sur le système, je m'y accroche, crispée, tendue, percluse de crampes, et je prends le train de la phrase. C'est toujours comme ça avec la musique, on s'accroche à un mot et on prend le train. Quand j'écoute « Sympathy for the devil », je m'accroche et mon cerveau grésille sur pleased to meet you. Le texte ne m'importe pas, mais il y a des mots qui ne sont pas anodins. Il y a toujours un, deux, trois mots qui déclenchent quelque chose, un mouvement, un geste, qui fixent toute l'attention, toute l'énergie, qui m'aspirent, me vrillent les nerfs. Il y a par exemple le mot « feu », le mot « bombe ».
La greffe du stress prend toujours sur NTM, sur la scansion affolée du verbe, nationale est la lobotomie que nous acceptons, il n'y a pas de couleur pour être cartonneur. Une batterie déglinguée au fond des artères, empire du rythme. Le beat qui fédère, cellule rythmique initiale insécable, échantillon mis en boucle, et sur lequel viennent se fixer, s'imbriquer une multiplicité d'autres événements rythmiques, une multitude de lignes superposées, contaminées, qui s'appellent, se toisent, se répondent, se provoquent ; et ces lignes à leur tour perturbées, déviées, agressées par d'autres événements singuliers, par d'autres motifs : bruits, scratches, séquences parlées. Un fourbi inextricable, et aux platines le dj Concepteur Détonateur S.
(...)
Rapper c'est parler en mieux, c'est parler avec tous les accents, toutes les intonations, toutes les nuances, toutes les modulations de fréquence, c'est parler avec des hauts et des bas, se rompre, accélérer, décélérer, aller, venir, suspendre et replonger, c'est parler la bouche pleine, c'est épouser enfin toutes les dépressions des terrains accidentés et mouvants que nous habitons. Rapper c'est parler à ras du sol, l'oreille collée au goudron qui renvoie l'écho de ceux qui marchent, c'est parler la gueule dans la terre, c'est parler avec au fond de la gorge le temps qu'il fait. Rapper c'est avoir une très haute idée de ce que parler veut faire, peut faire ; rapper c'est ne pas se contenter de parler, c'est parler de telle sorte que la matière des mots nous ébranle bien au-delà de tout ce qu'ils veulent dire. Rapper c'est inventer parler, disloquer parler, laisser passer les bruits alentour, bouillons sonores, masse bruyante hérissée, qui nous tombe dessus comme une grêle coupante.

Joy Sorman, Du bruit (Gallimard, 2007, p. 67-69 et p. 149-150)

Joy Sorman est née en 1973.
Son premier roman, Boys, boys, boys (Gallimard, 2005) avait obtenu le Prix de Flore.
On peut lire un entretien dans Buzz littéraire et une critique de Jacques Morice dans Télérama.

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