lignes de fuite

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lundi 19 mars 2007

où sont passées mes pantoufles ?

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Esprit de sérieux
Le néogâteux gélatineux veut de la vertu, de la loi morale. des impératifs catégoriques, exige de l'esprit-de-sérieux, de la discipline, des tabous, des interdits, aspire à des pères, des repères, du bien, du mal, du sens univoque, des échelles de valeurs, des guerres saintes, des prières, des voitures de pompiers, des policiers partout, raffole des curés en soutanes, des nonnettes, de la sécurité pour tous, des écoles qui ânonnent, des maîtres en blouses grises, des dames-pipi, des académiciens qui plastronnent, des perroquets rouges, etc.
Le voilà donc ce discours mielleux du néogâtisme gélatineux, sirupeux, imbibé de moraline, proféré par les figures d'éponges professorales se prenant pour des prophètes de malheur. Recherche désespérée de la sagesse du style où sont passées mes pantoufles.
- Mais oui où sont-elles passées, bon sang ?
Discours d'âme morte pérorant du haut de la chaire, croyant dominer le monde avec ses clichés de grand-messe et son esprit de curé-rastaquouère. Et s'il y a une once de folie en lui ce n'est que la folie de la soupe phynancière, l'obsession du profit, l'acharnement du classement, de la hiérarchie indiciaire, la fièvre de l'irresponsabilité généralisée.

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 16-17)

Né en 1947, Daniel Accursi est enseignant et « chercheur en Pataphysique ». Il vit à Paris.

Pour que le Ha Ha explose la Gidouille, relisons aussi Alfred Jarry, mort il y a 100 ans déjà.

dimanche 18 mars 2007

un paquet de littérature

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Dans « Total respect » (Journal de la semaine, Libération, samedi 10 février 2007), Régis Jauffret (entre deux piques très savoureuses adressées à l’un de nos candidats, mais assez de politique ici !) se livre à l’autopromotion, et c’est savoureux également :

Publicité
Pour mon livre Microfictions, 1 kg 60g, imprimé en Normandie par Roto Impression. Une sorte de catalogue général de l'humanité. Lisez-le, on parle sûrement de vous dedans. Idéal pour le métro, vous ingurgiterez une histoire complète entre deux stations. Le sac tyrolien sera préféré au sac à main, son poids pourrait à la longue l'endommager.
­ Nous conseillons à nos clients les plus cacochymes de débiter l'ouvrage avec un cutter.
Vous aurez soudain la surprise de constater que vous êtes à présent à la tête de dix petits livres d'une centaine de pages parfaitement légers et portatifs. La valeur vénale de chacun d'eux est d'à peine 2, 50 €... Vous prendrez conscience alors que vous avez fait l'acquisition d'un paquet de littérature vraiment économique, et armé d'une calculette vous découvrirez avec ravissement que chaque histoire vous a été vendue à un prix propre à faire soupirer d'aise votre porte-monnaie. À peine 2 centimes et demi d'euro chacune, soit tout juste 16 centimes de nos francs Pinay. Vous ne regretterez certes jamais votre achat, car la qualité du papier vous permettra après l'avoir lu de l'utiliser pour confectionner de succulentes papillotes de saumon à l'aneth et au citron. L'encre utilisée étant hypoallergénique, vous vous en servirez également à la salle de bains pour vous démaquiller et panser les petits bobos. Il est aussi adapté à tout usage corporel, qu'il soit périodique ou plus prosaïque et quotidien. Un livre dont le moelleux réjouira tout autant les papilles, que les épidermes les plus délicats, et les méninges les plus assoiffées de culture et de modernité.

Quoique quasiment cacochyme, je n’ose pas encore jouer du cutter, et suggère plutôt aux éditeurs de fournir, avec chaque ouvrage acheté, un fichier numérique qui tiendrait dans mon pda (et mon sac à main) sans m'arracher l'épaule et me permettrait de savourer tout au long de ma journée, dans les bus et les cafés parisiens, la prose de Jauffret !

samedi 17 mars 2007

synonyme godot

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J’oubliais, hier, le savoureux et flaubertien « Glossaire général et circonstancié des élections », dont voici quelques extraits :

Démocratie
Tonner contre ses dérives

Fonctionnaires
Sangsues. Y en a trop. Heureusement que Le Point nous informe régulièrement de leurs ravages.

Gauche-droite
Clivage que les gens de droite trouvent dépassé.

Grève
Prise d’otages.

Internet
The place to be.

-itude
Utilisé à satiété depuis la boulette chinoise de Ségolène Royal, ce suffixe permet d’identifier les blaireaux dans une soirée. Exemple : « Passe-moi le vin, je vais étancher ma soifitude / Fais quand même gaffe à ton alcoolitude (rires). »

Les Français
Entité canine à qui il ne manque que la parole, et à qui certains candidats se font fort de servir de porte-voix. Exemple : « Les Français savent que j’ai raison », Nicolas Sarkozy.

Porte-parole
A intérêt à fermer sa gueule.

Pragmatisme
Apanage de la droite. Contrairement à la gauche, toujours idéologique, la droite est pragmatique.

Programme
On attend de le voir. Exemple : « Moi je ne sais pas encore, j’attends de voir son programme. » Voir : Vote blanc.

Sarkozien de gauche
Dernier grand rôle de l’intellectuel médiatique. Et après on va rentrer à la maison, hein papy ? On va rentrer à la maison et boire une soupe. Voir : André Glucksman, Marc Weitzman, Pascal Bruckner, Alain Minc (liste non exhaustive).

Slogan
De préférence oxymorique pour ne fâcher personne. Exemples : « L’Ordre juste », « La Rupture tranquille », « Le Pénis vaginal ».

Thème (de campagne)
Ce dont on parle le plus. Synonyme : Insécurité.

Utile
Autre terme pour désigner Ségolène Royal. Exemple : « Moi au premier tour, je vote Utile. »

Vrai débat
Tout le monde l’attend, ne commence jamais. Synonyme : Godot.

Changer tranquillement la France de toutes nos forces, c’est possible (Inculte, mars 2007, p. 203-216)

vendredi 16 mars 2007

c'est possible

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Pour revenir à nos candidats d’aujourd’hui, sans quitter la dérision (salutaire!), il y a le numéro double spécial Présidentielles que la revue littéraire Inculte fait paraître en ce début du mois de mars, et dont un slogan-valise barre la couverture campagnarde : « Changer tranquillement la France de toutes nos forces, c’est possible ».

Inculte a décidé de traiter les Présidentielles comme si elles avaient déjà eu lieu, ce qui donne un « Journal de campagne » (du 22 mars au 22 avril) riche en scandales, coups de théâtre et révélations (que je ne déflorerai pas), le compte-rendu du débat télévisé de l'entre-deux tours, les résultats et le gouvernement composé par l’élu(e) des français, des fiches sur les candidats et les « grands absents » de l’élection, ainsi que plusieurs textes d’ « éclairage », parmi lesquels je recommande « Un mois de campagne sur la blogosphère. Une immersion avec Loïc Le Meur » de Xavier Tresvaux (p. 125-133) et « Nos néo-cons à nous » de François Bégaudeau (p. 147-152) :

4. (...) Evidemment la démarche participative de madame Royal ne pouvait en aucun cas satisfaire ces tenants de la nécessité pour un pays d'avoir à sa tête (chef en vieux français) un chef (tête en vieux français) doté d'une vision. D'une vision comme Jeannne d'Arc en eut une, ou encore Aimé Jacquet en 94 lorsqu'il décide de rappeler Laurent Blanc en équipe de France. Bref un Bonaparte, un de Gaulle, ou un Mitterrand, comme sans doute ne le nieraient pas les mitterrandistes ralliés, comme Sevran, à ce Sarkozy en qui tous ont discerné une âme de grand homme. Même si ce fut un peu dur au début car le grand homme est petit, et finalement pas si gros à part au niveau du cul. Mais il fallait voir ce qu'il y avait en face. Même en cherchant des heures, on aurait trouvé peu de testicules dans la culotte de Madame Royal.
5. On aime les gens qui en ont, donc. (p. 150)

jeudi 15 mars 2007

et je me tape sur le cœur

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ROUSSELIN : Si je comparais l'Anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre ? Et le pouvoir... à un Vampire ? Non, c'est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme : « fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme : « parlementarisme, obscurantisme !... »
Calmons-nous ! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau ! Ici la place du Président (il montre la table, au milieu) ; des deux côtés les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur quoi m'appuierai-je ? Il me faudrait un tribune ! Oh ! je l'aurai, la tribune ! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade) Bien ! et je placerai le verre d'eau, - car je commence à avoir une soif abominable - je placerai le verre d'eau là ! (Il prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa chaise). Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein) Oui !
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un prend la parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple... Mais d'abord qui m'interpelle ? Où est l'individu ? A ma droite, je suppose ! Alors, je tourne la tête brusquement !... Il doit être moins loin ? (Il va déranger une chaise, puis remonte). Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais pris mon habit ? C'est plus commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main qu'il tire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop, cependant ; on ressemble à un chanteur de romances. Oh ! ça ira - avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir ! C'est égal ! Voilà une peur qui m'empoigne, et j'éprouve à l'épigastre... (Il boit) Ce n'est rien. Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un homme en vaut un autre, et j'en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête... comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !
« Et c'est à moi que ceci s'adresse, Monsieur ! » Celui-là est en face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) « A moi que ceci s'adresse à moi ! » Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. « A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le patriotisme... à moi que... à moi pour lequel... » puis, tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur ! » Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous condamne ! J'en prends acte ! » Un peu d'ironie maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. « Ah! ah ! » Essayons le rire de supériorité. « Ah ! ah ! ah! je m'avoue vaincu, effectivement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! - je les reconnaîtrai, - s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou n'importe quoi. Alors, d'un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement du mot progrès : « Depuis l'astronome avec son télescope qui pour le hardi nautonnier... jusqu'au modeste villageois baignant de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont l'inspiration... » Et je continue jusqu'à une phrase, où je trouve le moyen d'introduire le mot « bourgeoisie ». Tout de suite, éloge de la bourgeoisie, le tiers Etat, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l'ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et le peuple, qu'en faites-vous ? » Je pars : « Ah ! le peuple, il est grand ! » ; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles ! J'exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquart tisserand, Marceau tailleur ; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs seront flattés. Et, après que j'ai tonné contre la corruption des riches : « Que lui reproche-t-on, au peuple ? c'est d'être pauvre ! » Tableau enragé de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l'ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n'en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannés, et que rien n'est comparable à l'affection d'un homme de cœur !... » Et je me tape sur le cœur ! bravo ! bravo ! bravo !
UN GARÇON DE CAFE : M. Rousselin, ils arrivent !
ROUSSELIN : Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps d'aller chercher mon habit ? Oui ! - en courant (Il sort)

Gustave Flaubert, Le Candidat (1874), Acte III, scène 1

Cette pièce est rééditée par les éditions Le mot et le reste ; on peut aussi la lire en ligne grâce à Jean-Benoît Guinot.

moi aussi

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Même si j'ai passé l'âge
et même si je suis trop riche pour ça,
j'en veux un moi aussi ...
un laptop couleur bonbon avec de très jolies interfaces.

mercredi 14 mars 2007

suivre des liens

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::: pour écouter les bruits du monde
::: pour visualiser les jolies montagnes de nos recherches
::: pour goûter l'enthousiasme d'un lecteur de blogs littéraires
::: pour comprendre pourquoi je me prends les pieds dans les nageoires : je suis poissons ascendant gémeaux ... c'est normal !
::: pour regretter qu'une popularité soit fondée sur une giffle et savoir ce qui fait trembler la France
::: pour découvrir ce qu'est un troll, un blog-papier, un gadget communicant ou un fil RSS ::: par exemple :::

mardi 13 mars 2007

ornithorynque de la paix

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Et, si guerre il y a pourtant, pourquoi ne pas se plonger dans le parodique Bréviaire des artificiers de Mathias Énard, dont le sous-titre est :

« Manuel de terrorisme à l’usage des débutants
indiquant les conditions de temps et d’argent
pour y parvenir, les études à suivre, les examens à subir,
les aptitudes et les facultés nécessaires pour réussir,
les moyens d’établissement, les chances d’avancement et de
succès dans cette profession, le tout illustré de planches et
de figures, enrichi d’exemples et d’interludes divertissants,
propres à délasser l’âme dans l’étude. »

et où la dérision naît du décalage consistant à parler de la fascination-répulsion de l’époque contemporaine pour la figure du terroriste avec des mots du siècle des Lumières. Les illustrations très encyclopédiques de Pierre Marquès font partie intégrante du jeu.

Mon maître, lorsqu’il travaillait, déambulait en robe de chambre et en pantoufles dans notre demeure, absorbé dans ses pensées, s’arrêtant par instants pour tracer des croquis obscurs sur de grandes feuilles de papier. Il buvait fréquemment de généreuses rasades de rhum, boisson qu’il adorait. La plupart du temps il ne paraissait pas avoir besoin de moi. Je m’ennuyais de ne pas avoir à le servir et m’allongeais donc souvent devant la télévision pour me distraire, comme il est coutume dans notre île des Caraïbes. Je laissais divaguer mon esprit. Je pensais que mon maître ne prêtait aucune attention aux programmes que je pouvais regarder, mais un soir, alors qu’on donnait une émission consacrée à la destruction des tours, il me réprimanda ainsi :
« Ces Arabes sont des peigne-culs, Virgilio mon ami, ils ne méritent pas ton admiration. Évidemment, en bon nègre abruti par le petit écran, ton erreur est compréhensible. Il t’est facile de les idolâtrer pour des raisons futiles, la destruction de bâtiments affreux, la performance inédite de l’aviation civile, le sens de l’ordre et de l’organisation qu’on dit si rare dans ces pays lointains, ou même la gifle retentissante que ces David ont infligé à Goliath. Soit. Mais leur geste, Virgilio, le sens de leur geste est ridicule. Sans parler de leurs lunettes de soleil. Des peigne-culs. Des ignares. La débauche de moyens, de flammes, de symboles, de déclarations pompeuses, tout cela est aussi oiseux et déplacé qu’un terrain de golf à Riyad.

Mathias Énard, Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007, p. 17-18)

Mathias Enard est né à Niort en 1972.
Après des études d’arabe et de persan et de longs séjours au Moyen-Orient, il s’installe en 2000 à Barcelone. Il y anime plusieurs revues culturelles ; il participe aussi au comité de rédaction de la revue Inculte. Il a publié :
- La Perfection du tir (Actes Sud, 2003) Prix des cinq continents de la francophonie, Prix Edmée de La Rochefoucauld
- Remonter l’Orénoque (Actes Sud, 2005)
On peut lire en ligne un entretien (aVoir-aLire, 2003)

lundi 12 mars 2007

ariane ma sœur

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Maryline Desbiolles, à propos de ce quartier de l'Ariane qu'elle évoque dans son roman, émet à propos d'Ariane abandonnée à Naxos (celle-ci, de Daumier, nous change des nudités alanguies qui la représentent en général) une série d'hypothèses qui en tant que webmestre d'un labyrinthe ne peuvent que m'intéresser :

Et si, décidément, c'était Ariane qui avait abandonné Thésée en se donnant au sommeil, si Dionysos était le sommeil prenant Ariane ? Après avoir fait l'amour avec Thésée, Ariane se tourne sur le côté et s'endort. On la voit au Louvre, elle a passé son bras (le marbre derrière sa tête, ses seins haut placés sous l'étoffe plissée, ses cuisses, ses genoux rapprochés, elle crawle doucement dans la mer oublieuse et tiède. Elle n'a rien de fragile, rien de pathétique, rien d'abandonné. Ariane n’est pas laissée à elle-même sur l'île de Naxos où elle s'était réfugiée avec Thésée. Ariane est une île. Ariane s'est tournée sur le coté, Thésée ne dort pas, il a les yeux ouverts. Il a cru qu'Ariane était sa douce moitié et qu'il l'épouserait parfaîtement sur l'île de Naxos, mais il n'y a pas de place pour lui, dans son sommeil Ariane remplit toute l'île, elle est une île, elle le repousse sur le rivage, nuitamment Thésée reprend la mer avec les jeunes Athéniens qu'il a sauvés du Minotaure. Sur le chemin du retour à Athènes, Thésée s'arrête à Délos, une autre île, très petite, vide d'Ariane, il consacre dans le temple une statue d'Aphrodite qu'Ariane lui a donnée, et danse avec les jeunes Athéniens une danse compliquée où il mime sa descente dans le labyrinthe. Le Minotaure n'était qu'une baudruche qu'il a d'ailleurs tuée, qu'il a dégonflée à coups de poing. Le caché, l’obscur, le compliqué, il y a un fil qui vous y conduit, un fil donné par l'amoureuse, mais l'amoureuse elle-même, mais l'évidence d’une île, comment l'aborder ? Thésée qui est descendu dans le labyrinthe, qui a tué le Minotaure, délivré ses jeunes victimes, puis est remonté vers la lumière, Thésée n'a pas su aller jusqu'à Ariane allongée à coté de lui. Et tout à sa douleur d'avoir perdu sa moitié, Thésée oublie de changer les voiles noires de son bateau, de les remplacer par des voiles blanches, signe de victoire, comme son père, Égée, lui avait demandé de le faire. Le vieil homme guette le retour du héros, à la vue des voiles noires il croit que son fils a trouvé la mort chez les Crétois et se jette dans la mer. Thésée a-t-il vraiment oublié de changer les voiles ? La mort d’Égée est-elle une méprise ? Thésée n'a-t-il pas connu la défaite ? Il n'a pas su épouser Ariane, il n'a pas su se débrouiller avec la lumière retrouvée (quelquefois ce n’est pas une pelote de fil que donne Ariane à Thésée mais une couronne lumineuse, Ariane est liée à la lumière). La mer dans laquelle s'est jeté le père de Thésée a pris son nom, la mer Égée, la mer de la défaite des hommes, la mer au goût d'amertume où s’abîment ceux que l'île a rejetés. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette mer d'amertume de l'image des trottoirs de l'Ariane où les hommes se tiennent debout entre eux, des hommes jeunes, obscurs, la mine renfrognée, l'air de ne pas être à toucher avec des pincettes. Dans les histoires qu'on m'a racontées à l'Ariane les hommes, souvent, n'ont pas le beau rôle, abandon, duplicité, alcoolisme, violence, beaucoup de violence, mais je ne peux m'empêcher d'y voir le signe d’une défaite. Trop de frères à l'Ariane, trop de sœurs compatissantes qui délivrent, parfois à leur corps défendant, une pelote de fil pour cheminer dans l’obscurité, trop de sœurs aimantes. L’amoureuse n'est pas une sœur, pas même une alliée, l'amoureuse n'est pas une semblable mais une intruse. Trop de semblables à l’Ariane. Il arrive, et c’est sans doute injuste, que ce soit Thésée que je plaigne, Thésée cherchant sa route sur les mers, condamné à se battre, à prouver sa valeur, cependant que dort Ariane pleine de son magnifique abandon. Ariane donne le fil à Thésée mais à condition qu'il l'épouse, sa générosité n'est pas folle. Elle se garde bien de descendre avec Thésée dans le labyrinthe, elle le laisse seul s'aventurer dans les plis de l'obscurité, comme il navigue seul pour rentrer à Athènes sur les plis de la mer. La sœur d'Ariane, Phèdre, qui bien plus tard épouse Thésée mais s'éprend d'Hippolyte, le fils de Thésée, Phèdre plus violemment passionnée, plus noire, dit au jeune homme en guise de déclaration d'amour qu'elle n'aurait pas hésité, elle, à descendre dans le labyrinthe. Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue Se serait avec vous retrouvée ou perdue. Ces deux vers m'ont toujours émue, même et surtout en classe de quatrième quand je les découvris et ne les compris pas. La répétition du « avec vous » est poignante. Avec vous avec vous. Monsieur M'Boup connaît-il Phèdre par cœur ? Saurait-il me la réciter et bercer la mélancolie qui me gagne ? Avec vous avec vous. Les voiles noires sont sur mes épaules. Les femmes sont effrayantes, bornées comme des îles, les hommes sont perdus, et Phèdre qui, par amour, s'est faite homme en descendant avec vous dans le labyrinthe, et Phèdre qui outrepasse les limites de son sexe, Phèdre qui outre. Phèdre va mourir.

Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 65-68)

dimanche 11 mars 2007

pourtant pas la guerre

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C'est pourtant pas la guerre. Elle prononcera plusieurs fois cette phrase, sur le même ton, elle qui a connu la guerre, celle de 40 : elle était une petite fille en 1940, difficile de croire qu'elle ait jamais été une fille : elle a une voix de vieux soudard, et encore moins une petite fille, son visage est à présent couvert de rides, une peau épaisse de tortue, plissée à mort, vous savez mon âge ? me demande-t-elle en me regardant, et droit dans les yeux est une formule assez bâclée pour dire qu'elle enfonce son regard dans le mien, ses yeux bleus, durs, presque féroces qui voudraient peut-être me faire peur, j'essaie de minimiser pour lui être agréable, de ne pas dire ce qui me vient à l'esprit, 200 ans ? 160 ? J'avais 11 ans en 1940, faites le compte. C'est pourtant pas la guerre, dira-t-elle à chaque fois qu'on entendra claquer des pétards ou brailler un peu fort, la fenêtre de la cuisine où elle me reçoit est ouverte sur l'été du quartier (il faut dire pour être tout à fait exacte que retentissent soudain plusieurs coups de feu : carabine? pistolet ? carabine, diagnostique-t-elle, elle s'y connaît en armes à feu). C’est pourtant pas la guerre, pourrait être le titre d'un roman d’un se passerait dans les quartiers. Elle répète la phrase à intervalles réguliers, si sèchement que je ne peux pas imaginer qu'elle est gâteuse. Le gâtisme serait du coté du gnangnan, ou alors réussit-elle à me taire peur ? Elle peut compter sur d'autres phrases en forme de slogans publicitaires qu'elle balance de temps à autre au-devant d'elle et sur lesquelles elle s'arc-boute pour ne pas s'effondrer. La peur, je devais pas la connaître, je connaissais que mon père. Elle m’apparaît alors tout entière, les veux en feu, montée sur les ergots de sa phrase caparaçonnée. (…) Vous gagnez des sous avec ça ? ses yeux bleus, durs, presque féroces. Mais elle aime bien que je l'interroge, elle aime bien que je prenne des notes dans mon carnet posé sur les genoux parce que j'ai peur de le salir sur sa table, et que nous soyons assises toutes les deux, elle l’interrogée et moi la scribe, de part et d'autre de l'étroite table de formica bleu, pour le peu que j'en vois, la table est encombrée de papiers, cendrier, casserole, récipients de toutes sortes, de sa tasse à café à elle, en métal, moi non merci je ne prends rien, encombrée comme la cuisine tout entière de boites et de sachets, je ne regarde pas trop. (…) Et c’est moi qui radote, elle ne l’a pas dit autant de fois, mais la phrase n’arrête pas de me battre dans les tempes, à chaque fois plus véhémente, plus hystérique, le p p de pourtant pas, pe pe, martelant de plus en plus fort, une cadence martiale qui se serait emballée et que j’entendrais de trop comme le cœur, la nuit, dont on préfèrerait ignorer le travail lancinant. (…) C’est pourtant pas la guerre. p t p l g. pe te pe le gue asséné par les sabots du cheval sur lequel elle se tient, emplumée et pailletée.

Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 9-14)

Maryline Desbiolles est née à Ugine en 1959, elle vit dans l'arrière-pays niçois.
Elle a publié :
Une femme de rien : roman (Mazarine, 1987)
Les bateaux-feux : récits (Alinéa, 1988)
Les chambres : nouvelles (Blandin, 1992)
Le premier été (Gardette/Le Noroît, 1994)
Quelques écarts : poèmes (Tarabuste, 1996)
Les tentations du paysage : poèmes (Tarabuste, 1997)
La seiche : roman (Seuil, 1998)
Anchise : roman (Seuil, 1999) Prix Fémina
Le Petit col des loups : roman (Seuil, 2001)
Amanscale : roman (Seuil, 2002)
Le goinfre : roman (Seuil, 2004)
Vous (Melville, 2004)
Manger avec Piero (Mercure de France, 2004)
Primo : roman (Seuil, 2005)
Les Corbeaux : pièce radiophonique (Seuil, 2007)

En ligne, sur C’est pour tant pas la guerre :
- la page Sitaudis
- un article de Christine Ferniot, Télérama, 13 janvier 2007
- une page d'Etonnants voyageurs

samedi 10 mars 2007

moléculaire défi

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Je ne résiste pas à l'envie de citer le S + 7 originel de Raymond Queneau, « La cimaise et la fraction » :

La cimaise et la fraction
La cimaise ayant chaponné tout l'éternueur
Se tuba fort dépurative quand la bixacée fut verdie :
Pas un sexué pétrographique morio de mouflette ou de verrat.
Elle alla crocher frange
Chez la fraction, sa volcanique
La processionnant de lui primer
Quelque gramen pour succomber
Jusqu'à la salanque nucléaire.
« Je vous peinerai, lui discorda-t-elle,
Avant l'apanage, folâtrerie d'Annamite !
Interlocutoire et priodonte. »
La fraction n'est pas prévisible :
C'est là son moléculaire défi.
« Que ferriez-vous au tendon cher ?
discorda-t-elle à cette énarthrose.
- Nuncapation et joyau à tout vendeur,
Je chaponnais, ne vous déploie.
- Vous chaponniez ? J'en suis fort alarmante.
Eh bien ! débagoulez maintenant. »

Ce « moléculaire défi » de la fraction est fort bien venu alors que l'on se demande si l'heure est venue de l'avènement de l'ordinateur quantique, qui sera peut-être capable de décrypter les « explosions combinatoires » et le « pliage des molécules » : pour l'heure « Orion » est tout juste capable de dresser le plan de table d’un « banquet de mariage particulièrement complexe » (tout cela aurait très certainement plu à Raymond Queneau !).

vendredi 9 mars 2007

écrire fait aussi passer les minutes

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Après l'avoir écouté avec jubilation lire aux Jeudis de l'Oulipo sa version de « La cimaise et la fraction », je viens de terminer le roman d'Hervé Le Tellier, Je m’attache très facilement (Mille et une nuits, 2007). Le titre est emprunté à Romain Gary et l'histoire, nous dit la quatrième de couverture, est « le récit clinique de trois jours d'une Bérézina amoureuse », avec comme fil conducteur, sur le mode burlesque, le problème de l'âge de « notre héros » (auquel on s'attache très facilement !) :

Il convient, en ce début du récit, d'en dire un peu plus sur notre héros. Il va avoir cinquante ans. Il n'y a pas cinquante façons d'aborder la cinquantaine. Il y en a deux : dans la première, on se persuade que l'on est encore jeune ; dans la seconde, on se plaint d'être déjà vieux. Notre héros devrait refuser les deux, l'une par réalisme, l'autre par un acte de volonté inouï, mais il se contente d'un obstiné mouvement de balancier, selon les matins et les soirs. Il n'a pas tout à fait tort : après tout, dans dix ans, son taux de testostérone commencera sans doute à baisser, et en l'absence de béquilles médicamenteuses, cette question définitionnelle pourrait être définitivement réglée. Il suffira de dire que, si ce ne sont pas ses premières vieilles années, ce sont du moins ses dernières jeunes années. (p.10-11)

Une lectrice (ou un lecteur) se tromperait en imaginant le texte nouveau moins sincère que le premier jet, dont il ne diffère que par des détails. Au contraire, sur son clavier, notre héros précise sa pensée, il ajuste les mots pour tenter de cerner au plus près ses sentiments. Les phrases expulsent aussi le tragique, et il n'est pas mécontent du rôle salvateur qu'il leur fait jouer. Si notre héros avait conservé mémoire de ses lectures anciennes, il se souviendrait qu'Aristote déjà dans sa Poétique baptise « catharsis » cette purge des passions par l'exercice d'un art.
Certes.
Plus prosaïquement, écrire fait aussi passer les minutes, ce qui n'est pas peu. (p. 39-40)

Il a toujours dix-sept ans. Mais jusqu'à quel âge, bon dieu, aura-t-il dix-sept ans ? Pourquoi son cœur ne vieillit-il pas comme sa peau, comme ses yeux ? Souffrira-t-il encore, dans dix ans, dans vingt ans, de passions qu'il ne pourra même plus espérer vivre ? Est-ce un signe de force, de faiblesse, de folie, de ne pas parvenir à vieillir ?
À ce jour, les réponses manquent. (p. 74)

Assis dans la voiture, très vite, trop vite, il écrit un petit poème sur son carnet de poche noir. Car, à ses heures, notre héros poétise. Il y possède un petit talent, et compense ses faiblesses stylistiques et l'approximation technique par un sens aigu de l'autodérision et une touchante simplicité. Son poème commence par :
Au coin de la A32,
et de la S70
ce qui en fait sans doute l'une des seules poésies en langue française où le chiffre 2 appelle une rime en « eux » : ce sera « amoureux » , ou « malheureux », ou les deux.
Résumons-le ici brièvement : notre héros y explique en vers de mirliton que 1) bien que blessé, il ne se résigne pas, 2) qu'il garde l'espoir de revoir notre héroïne à Paris. Une parabole météorologique conclut le poème avec une rime en « onde », qui n'est ni « blonde » ni « monde ».
Notre héros recopie son poème, d'une écriture fine, serrée, puis il déchire la page avec précaution et la range dans la poche de sa chemise, sans la plier. (p. 85-86)

Elle a trente ans, c'est presque vingt. Lui cinquante, autant dire soixante. Qu'il inverse cette logique morbide et tous deux auraient le même âge, mais l'heure n'est pas à l'optimisme. Il courbe l'échine devant l'absurde superstition du chiffre des dizaines. Lorsqu'il plonge dans cet état de liquéfaction mentale, d'abattement, notre héros se sent vieux à faner les fleurs rien qu'en les touchant. (p. 101)

Hervé Le Tellier est né en 1957.
Il est mathématicien, linguiste, journaliste, et membre de l’Oulipo depuis 1992.

- Quelques critiques sur le site de l’Oulipo
- Un portrait de Martine Laval dans Télérama, 7 février 2007.

jeudi 8 mars 2007

une immense incertitude

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Si les hommes créent ou fantasment des machines intelligentes, c'est parce qu'ils désespèrent secrètement de leur intelligence, ou qu'ils succombent sous le poids d'une intelligence monstrueuse et inutile : ils l'exorcisent alors dans des machines pour pouvoir en jouer et en rire. Confier cette intelligence à des machines nous délivre en quelque sorte de toute prétention au savoir exhaustif, comme de confier le pouvoir à des hommes politiques nous permet de rire de toute prétention à gouverner les hommes. Si les hommes rêvent, contre toute évidence, de machines originales et géniales, c'est qu'ils désespèrent de leur originalité, ou qu'ils préfèrent s'en dessaisir et en jouir par machines interposées. Car ce qu'offrent ces machines, c'est d'abord le spectacle de la pensée, et les hommes, en les manipulant, s'adonnent au spectacle de la pensée plus qu'à la pensée même.

Ce n'est pas en vain qu'on les nomme virtuelles : c'est qu'elles maintiennent la pensée dans un suspense indéfini, lié à l'échéance d'un savoir exhaustif. L'acte de pensée y est indéfiniment différé. La question de la pensée ne peut même plus y être posée, pas plus que celle de la liberté des générations futures : elles traverseront la vie comme un espace aérien, attachées à leur siège. Ainsi les Hommes de l'Intelligence Artificielle traverseront leur espace mental attachés à leur computer. L'Homme Virtuel, immobile devant son ordinateur, fait l'amour par l'écran et ses cours par téléconférence. Il devient un handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral. C'est à ce prix qu'il devient opérationnel. Comme on peut avancer que les lunettes ou les lentilles de contact deviendront un jour la prothèse intégrée d'une espèce d'où le regard aura disparu, ainsi peut-on craindre que l'intelligence artificielle et ses supports techniques deviennent la prothèse d'une espèce d'où la pensée aura disparu.

L'intelligence artificielle est sans intelligence, parce qu'elle est sans artifice. Le véritable artifice, c'est celui du corps dans la passion, celui du signe dans la séduction, de l'ambivalence dans les gestes, de l'ellipse dans le langage, du masque dans le visage, du trait qui altère le sens, et que pour cette raison on appelle trait d'esprit. Ces machines intelligentes, elles, ne sont artificielles que dans le sens le plus pauvre, celui de décomposer les opérations de langage, de sexe, de savoir, en leurs éléments les plus simples, de les digitaliser pour les resynthétiser selon des modèles. Générer toutes les possibilités d'un programme ou d'un objet en puissance. Or l'artifice n'a rien à voir avec ce qui génère, mais avec ce qui altère la réalité. Il est la puissance de l'illusion. Ces machines, elles, n'ont que la candeur du calcul et de l'opérationnel, et les seuls jeux qu'elles proposent sont des jeux de commutation et de combinaison. C'est en cela qu'elles peuvent être dites vertueuses et non seulement virtuelles : c'est qu'elles ne succombent même pas à leur propre objet, et ne sont même pas séduites par leur propre savoir. Ce qui fait leur vertu, c'est leur transparence, leur fonctionnalité, leur absence de passion et d'artifice. L'Intelligence Artificielle est une machine célibataire.

Ce qui distinguera toujours le fonctionnement de l'homme et celui des machines, même les plus intelligentes, c'est l'ivresse de fonctionner, le plaisir. Inventer des machines qui aient du plaisir, voilà qui est heureusement encore au delà des pouvoirs de l'homme. Toutes sortes de prothèses peuvent aider à son plaisir, mais il ne peut en inventer qui jouiraient à sa place. Alors qu'il en invente qui travaillent, "pensent" ou se déplacent mieux que lui ou à sa place, il n'y a pas de prothèse, technique ou médiatique, du plaisir de l'homme, du plaisir d'être homme. Il faudrait pour cela que les machines aient une idée de l'homme, qu'elles puissent inventer l'homme, mais pour elles il est déjà trop tard, c'est lui qui les a inventées. C'est pourquoi l'homme peut excéder ce qu'il est, alors que les machines n'excèderont jamais ce qu'elles sont. Les plus intelligentes ne sont exactement que ce qu'elles sont, sauf peut-être dans l'accident et la défaillance, qu'on peut toujours leur imputer comme un désir obscur. Elles n'ont pas ce surcroît ironique de fonctionnement, cet excès de fonctionnement en quoi consistent le plaisir ou la souffrance, par où les hommes s'éloignent de leur définition et se rapprochent de leur fin. Hélas pour elle, jamais une machine n'excède sa propre opération, ce qui peut-être explique la mélancolie profonde des computers… toutes les machines sont célibataires. (pourtant la récente irruption des virus électroniques offre une anomalie remarquable : on dirait qu'il y a un malin plaisir des machines à amplifier, voire à produire des effets pervers, à excéder leur finalité par leur propre opération. Il y a là une péripétie ironique et passionnante. Il se peut que l'intelligence artificielle se parodie elle même dans cette pathologie virale, inaugurant par là une sorte d'intelligence véritable.)

Le célibat de la machine entraine celui de l'homme Télematique. Tout comme il se donne devant son computer ou son wordprocessor le spectacle de son cerveau et de son intelligence, l'Homme Télématique se donne devant son minitel rose le spectacle de ses phantasmes et d'une jouissance virtuelle. Dans les deux cas, jouissance ou intelligence, il les exorcise dans l'interface avec la machine. L'AUTRE, l'interlocuteur sexuel ou cognitif, n'est jamais réellement visé, dans une traversée de l'écran évocatrice de la traversée du miroir. Ce qui est visé, c'est l'écran lui même comme lieu de l'interface. La machine (l'écran interactif) transforme le processus de communication, de relation de l'un à l'autre, en un processus de commutation, c'est à dire de réversibilité du même au même. Le secret de l'interface, c'est que l'Autre y est virtuellement le Même - l'altérité étant subrepticement confisquée par la machine. Ainsi le cycle le plus vraisemblable de la communication est-il celui des minitélistes roses qui passent de l'écran à l'échange téléphonique, puis au face à face, et puis quoi faire ? Eh bien, "on se téléphone", et puis on repasse au minitel, tellement plus érotique finalement, parce qu'ésotérique et transparent à la fois, forme pure de la communication, puisque sans promiscuité que celle de l'écran et d'un texte électronique en filigrane de la vie, nouvelle caverne platonicienne où voir défiler les ombres du plaisir charnel. Pourquoi se parler, quand il est si facile de communiquer ? (...)

Suis-je un homme suis-je une machine ? Dans le rapport du travailleur aux machines traditionnelles, il n'y a aucune ambiguïté. Le travailleur est toujours de quelque façon étranger à la machine, et donc aliéné par elle. Il garde sa qualité précieuse d'homme aliéné. Tandis que les nouvelles technologies, les nouvelles machines, les nouvelles images, les écrans interactifs, ne m'aliènent pas du tout. Ils forment avec moi un circuit intégré. Vidéo, télé, computer, minitel, ce sont, telles les lentilles de contact, des prothèses transparentes qui sont comme intégrées au corps jusqu'à en faire génétiquement partie, comme les stimulateurs cardiaques, ou ce fameux "papoula" de K. Dick, petit implant publicitaire greffé dans le corps à la naissance et qui sert de signal d'alarme biologique. Toutes nos relations, volontaires ou non, avec les réseaux et les écrans quels qu'ils soient; la forme même de la communication et de l'information est du même ordre : celle d'une structure asservie, non pas aliénée, celle d'un circuit intégré. La qualité d'homme ou de machine est indécidable. Le succès fantastique de l'IA ne vient-il pas du fait qu'elle nous délivre de l'intelligence réelle, du fait qu'en hypertrophiant le phénomène opérationnel de la pensée, elle nous délivre de toute l'ambiguité et la singularité de la pensée, et de l'énigme insoluble du rapport de la pensée avec le monde ? Le succès fantastique (encore que forcé et sollicité) de toutes ces technologies interactives ne vient-il pas de leur fonction d'exorcisme, et du fait que l'éternel problème de la liberté ne peut même plus être posé ? Quel soulagement ! Avec les machines virtuelles, plus de problème ! Vous n'êtes plus ni sujet, ni objet, ni libre, ni aliéné, ni l'un, ni l'autre : vous êtes le même dans le ravissement de ses commutations. On est passé de l'enfer des autres à l'extase du même, du purgatoire de l'altérité aux paradis artificiels de l'identité. Est-ce là le principe d'une liberté nouvelle ? D'aucuns diront d'une nouvelle servitude, mais l'Homme Télématique n'ayant pas de volonté propre, ne saurait être serf.

Ce qui reste c'est une immense incertitude. L'incertitude qui est à la racine même de l'euphorie opérationnelle, et qui résulte de la sophistication des réseaux d'information et de communication. Les sciences ont anticipé sur cette situation panique d'incertitude en en faisant un principe : l'approximation maximale du sujet et de l'objet dans l'interface expérimentale, l'évanouissement de leur position respective, génère ce statut définitif d'incertitude quant à la réalité de l'objet et à celle, objective, du savoir. Peut-être est-ce un progrès de la science, mais ce n'est plus un progrès objectif (comment pourrait-il être objectif quand ni l'objet ni les résultats de la science ne le sont plus ?). C'est un progrès qui délivre la science de l'objectivité, qui l'éloigne définitivement du monde réel et de ses propres finalités. Voilà qui est passionnant, et qui est le noyau d'une situation qui s'empare aujourd'hui de tous les registres humains : politique, social, sexuel, économique. L'incertitude en matière d'économie, liée précisément à la résurrection triomphale de cette "discipline'" est tout à fait réjouissante. Mais aussi bien l'expansion soudaine et fabuleuse des techniques de communication et d'information est liée à l'indécidabilité du savoir qui y circule, l'indécidabilité de savoir si il y a du savoir là dedans, tout comme dans la communication l'indécidabilité de savoir si il s'agit véritablement d'une forme d'échange, d'une forme réelle de l'échange.

Je défie quiconque d'en décider, sauf à faire semblant de croire que toutes ces techniques mènent finalement à un usage réel du monde, à des rencontres réelles etc… - mais alors, si c'est pour rejoindre le réel, pourquoi fallait-il le quitter, et pourquoi cet immense détour ? On ne comprend plus du tout l'enjeu de ces techniques si c'est pour leur assigner un objectif aussi mince. Non, l'enjeu crucial, actuel, c'est le jeu de l'incertitude. Nulle part nous ne pouvons y échapper. Mais nous ne sommes pas près de l'accepter, et le pire est que nous espérons réduire cette incertitude par plus d'information et de communication encore, dans une sorte de fuite en avant homéopathique, aggravant par là même la relation d'incertitude. Mais là encore, la chose est passionnante : la course-poursuite des techniques et de leurs effets pervers, de l'homme et de ses clones virtuels sur la piste réversible de l'anneau de Moebius est commencée.

Jean Baudrillard, « Le Xerox et l'infini », Traverses, 44-45, septembre 1987, p. 18-22

... même si je ne suis pas totalement d'accord, les bonnes questions sont posées.

::: cet article dans sa totalité, et d'autres
::: le billet de David Calvo me plaît
::: Le Monde propose un dossier très complet
::: Télérama reprend en entretien datant de janvier 2006

mercredi 7 mars 2007

être vivant

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Personne au fond ne se reconnaît vraiment le droit de vivre. Mais ce verdict de mort reste en général bien au chaud, caché derrière la difficulté de vivre. Si celle-ci parfois est levée, la mort est là soudain, d'une façon inintelligible.
(Cool memories, Galilée, 1987)

Être vivant, c’est garder la possibilité de mourir. Ce qui n’est pas vrai en sens inverse. C’est pourquoi il vaut mieux être vivant que mort.
(Cool memories, 4, Galilée, 2000, p. 83)

Jean Baudrillard est mort.

mardi 6 mars 2007

super-héros ou dilettante

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Écrivain (en 10 leçons) de Philippe Ségur (Buchet Chastel, 2007) est un roman très drôle, qui commence par :

Ma vocation d'écrivain est une conséquence directe de mon échec dans la carrière de super-héros. (p. 13)
Ma mère m'a beaucoup soutenu dans mes débuts de super-héros. Elle me trouvait beau. Elle me trouvait intelligent. Nous tombions assez facilement d'accord sur le fait que j'étais promis à une haute destinée. Nous ne divergions que sur les modalités pour y parvenir. Je tenais par-dessus tout à la combinaison rouge et cornue de Daredevil. Elle préférait le casoar des élèves de Saint-Cyr ou le bicorne des polytechniciens. Je lui disais : « Maman, tu veux me rendre ridicule. » Elle me répondait : « De la blague. Trouve-toi d'abord une bonne situation, tu feras super-héros ensuite. » Je dois admettre qu'elle n'avait pas tout à fait tort. Peu de super-héros poussent le perfectionnisme jusqu'à se dissimuler en garçons coiffeurs ou en videurs de boîte de nuit. (p. 15)
A l'âge de onze ans, ma vie a connu un véritable tournant. Je me suis mis à écrire. L'écriture est une activité nettement moins dangereuse que de se promener dans la cour de son immeuble un mercredi après-midi en tenue de Méga-Condom. J'ai pu m'y livrer sans dommage avec une grande ardeur. Ma mère ne voyait pas d'un très bon œil cette nouvelle passion. « De la blague, disait-elle. Trouve-toi d'abord une bonne situation, tu feras écrivain ensuite. » Elle considérait les gens de lettres comme des saltimbanques, des crève-la-faim qui ne tenaient rien de solide. D'ailleurs la plupart mouraient jeunes, ce qui prouvait à quel point ils étaient incapables. Les seuls qui trouvaient grâce à ses yeux avaient un vrai métier. Ils étaient ambassadeurs, ministres, chirurgiens. Ils écrivaient des livres à temps perdu, pour se distraire. L'absence de soucis matériels était la condition préalable d'une bonne création. Généralement, elle la rendait même superflue et ainsi tout rentrait dans l'ordre. (p. 18)

et finit par :

Un dilettante, ça ne gagne pas sa vie, un dilettante.
Un dilettante, ça s'amuse tout le temps.
Dix heures par jour la semaine.
Et les dimanches. Et les congés.
Allez expliquer ça aux gens réellement utiles à la société. Aux fabricants de dossiers, aux organisateurs de réunions. Allez vous justifier devant les producteurs de nécessités premières. Allez leur dire que les livres sont votre raison de vivre. Allez leur dire qu'ils vous ont sauvé la vie. Tâchez de leur faire comprendre cette petite chose de dix heures par jour, dimanche compris, congés itou, cette chose infime, pas commercialisable. Ils vous regarderont avec un air de compréhension et de bonté, avec ce fichu air de compassion qu'ils ont tous pour les poètes. Il y en a même un ou deux qui vous diront : « tu as raison. » Ils feront : « moi aussi, j'ai un hobby. » Ils feront : « dès que j'ai une minute à la maison, je bricole. »
Pauvre poète, pauvre fou.
Essayez donc d'écrire deux fois plus pour oublier ça. (p. 185-188)

Philippe Ségur est né en mai 1964 dans le Tarn.
Il enseigne le droit à l'université et a publié :
Métaphysique du chien (Buchet-Chastel, 2002)
Autoportrait à l'ouvre-boîte (Buchet-Chastel, 2003)
Poétique de l'égorgeur (Buchet-Chastel, 2004)
Seulement l'amour (Buchet-Chastel, 2005)
Écrivain (en 10 leçons) (Buchet Chastel, 2007)
Messal : poèmes (n & b éditions, 2007)

On peut consulter en ligne :
- son site
- le blog de Clarabel
- une page du site netcomete.

lundi 5 mars 2007

fenêtres nocturnes

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Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?» Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Charles Baudelaire, « Les fenêtres », Le Spleen de Paris

dimanche 4 mars 2007

fenêtres froides et humides

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Emmanuelle Pagano a elle aussi donné un nouveau visage, blanc et bleu très sobre, « avec de belles belles fenêtres froides et humides », à son site, qui ne s'appelle plus (?) « Les corps empêchés ». Les nostalgiques peuvent voir comment c'était avant et son blog « dans la marge » est plus accessible à sa nouvelle adresse, directement sur la page d'accueil.

samedi 3 mars 2007

lotophage

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avant : « Après les quinze jours de dépression la phase maniaque est de retour. Donc là elle remplit comme une siphonnée son fameux site nouvelle version en trouvant la vie formidable. »

après : « Ma tête est aussi vide que le site V2 est plein. C'est étrange. Je pensais que ça me rassurerait, sept années compilées, traces quasi exhaustives. Mais visiblement je ne pense pas, je ne pense plus. Ou alors d'un travers parfaitement malhabile. »

De fait, la V2 du site de Chloé Delaume est très réussie, avec de très beaux nénuphars et aussi de très riches archives (textes publiés dans des ouvrages collectifs, des articles de presse, etc.).

vendredi 2 mars 2007

tourner la page

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::: n'a pas toujours été une évidence, comme le montre « Introducing the book » , une video norvégienne très drôle sur le passage du volumen au livre (découverte grâce à Daniel Garcia)

::: le « Browse & Search » de Random House, intéressant livre « widget » (pour Hubert Guillaud) ou « encapsulé » (pour Olivier Ertzscheid)

jeudi 1 mars 2007

falsification efficace

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Le deuxième roman d'Antoine Bello, Les falsificateurs, décrit la réalité mondiale comme le terrain de jeu d'une organisation secrète internationale, le CFR (Consortium de falsification du réel) qui recrute de jeunes génies du mensonge, eux-mêmes en proie au doute et ignorants des buts de l'entreprise : c'est à la fois un thriller efficace, un roman d'initiation, une réflexion sur ce qu'est une fiction et une parabole sur l'histoire / Histoire, vouée à être réécrite, falsifiée. Petit extrait des cours d’efficacité dans la falsification donnés à l’académie du CFR :

On croit plus facilement à une histoire que l’on aime. Ceci dit, attention, tout le monde n’a pas les mêmes goûts. Certains aimeront une histoire parce qu’elle les fait rire, d’autres au contraire parce qu’elle les fait pleurer. Certains parce qu’elle les fait réfléchir, d’autres au contraire parce qu’elle leur fait oublier leurs soucis. Par conséquent, la façon dont vous racontez une histoire doit impérativement dépendre du public à qui vous la destinez. Si, comme c’est le plus souvent le cas, vous vous adressez à plusieurs publics distincts, racontez-leur la même histoire, mais de façon différente. Et surtout, raccrochez-vous aussi souvent que possible à des canevas narratifs universels : le challenger qui défie les champions et l’emporte à la surprise générale, l’homme sans passé qui revient venger les siens, la jeune femme qui rompt avec un milliardaire pour épouser l’ami d’enfance qui l’aimait en secret, etc.

Antoine Bello, Les falsificateurs (Gallimard, 2007, p. 142-143)

Antoine Bello est né le 25 mars 1970 à Boston.
Il vit à New York, dirige le groupe Ubiqus et a crée rankopedia.
Il a publié auparavant :
- Les Funambules, nouvelles (Gallimard, 1998)
- Éloge de la pièce manquante (Gallimard, Série noire, 2000)

on peut lire en ligne :
- un entretien avec Sabrina Champenois, « C'est lui tout caché » (Libération, 12 février 2007)
- un entretien avec Bernard Strainchamps (Bibliosurf)
- un article d'Isabelle Rüf, « Quand les mots changent les choses » (Le Temps, 3 février 2007)

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