lignes de fuite

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samedi 7 avril 2007

vallée de l’étrange

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Les générations futures d'êtres artificiels élimineront nécessairement la race humaine selon le même mouvement qui lui a fait éliminer les espèces animales. Ils nous tiendront rétrospectivement pour des singes, dont ils auront honte de descendre. Ils inventeront des zoos humains, nous protégeront peut-être, comme toute espèce en voie de disparition, et ils feront de nous les héros de fictions infantiles.

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 11)

Peut-être … mais peut-être pas. Qui sait si les êtres artificiels ne seront pas moins orgueilleux et moins destructeurs que les êtres humains, ce qui n'est pas très difficile ? Sur la question de leur ressemblance (physique cette fois) avec nous, Rémi Sussan a rédigé dans InternetActu un très intéressant billet, « Jusqu’où les androïdes peuvent ils ressembler aux humains ? », concernant une étrange courbe sinusoïdale creusée par une « vallée de l'étrange » qui démontre que c'est lorsqu'ils lui ressemblent trop que les androïdes font peur à l'homme.

vendredi 6 avril 2007

tableaux détachés

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Dans plusieurs entretiens et textes théoriques, Claude Simon cite (de mémoire précise-t-il) un passage de Madame Bovary, par exemple :

Il y a à ce sujet dans Madame Bovary une toute petite phrase d'une importance capitale, et qui a présidé à tout un aspect de l'évolution du roman contemporain. C'est celle-ci : « Tout ce qu'il y avait en elle de réminiscences, d'images, de combinaisons, s'échappait à la fois, d'un seul coup (comme les mille pièces d'un feu d'artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés , son père, Léon, le cabinet de Lheureux ; leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues ». Comme vous le voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité. (entretien Knapp, 1970)

Nous ne percevons le monde, je crois, que par fragments. Curieusement deux écrivains aussi différents que Tolstoï et Flaubert l'ont senti. Dans Guerre et Paix Tolstoï dit : Un homme en bonne santé perçoit, sent et se remémore en un seul instant un nombre de choses incalculable. Et Flaubert dit de madame Bovary (je cite de mémoire) : « Elle revit en un seul instant, comme les milles pièces d'un feu d'artifice, son père, sa chambre, le cabinet de Lheureux, par fragments détachés et par combinaisons. Par combinaisons ! » (entretien Lebrun, 1989)

J'ai, il y a quelques années, à l'occasion d'un colloque sur Proust, entendu avec stupeur (stupeur partagée par Barthes qui était présent et qui a, du coup, renoncé à prendre la parole) un éminent essayiste dire que Proust aurait, comme par une sorte de perversité maligne, « fragmenté le réel » pour déconcerter son lecteur. Or c'est exactement l'inverse : Proust a réussi à ordonner et «cristalliser» en un seul bloc cohérent tous ces petits fragments de « réalité » que nous sommes seulement capables d'appréhender et de retenir. Avant lui, Flaubert décrivant l'afflux de souvenirs qui submerge Emma malade « par tableaux détachés, d'un seul coup et comme les mille pièces d'un feu d'artifice » avait pressenti cette combinatoire. (entretien Calle, 1993)

ou encore dans son Discours de Stockholm.

Or dans le texte définitif de Madame Bovary, point de « fragments » ni de « tableaux détachés » :

Elle resta perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d'une manière confuse, il est vrai; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l'air comme des balles fulminantes en s'aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.
Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, III, 8

Dans la concordance en ligne, des « tableaux » (dans d'autres passages) mais toujours pas de « tableaux détachés ». On les retrouve, en revanche, dans les manuscrits de la séquence 196 (ainsi que d'autres séquences, d'ailleurs, comme si cette expression était une sorte d'indication scénaristique) : les « tableaux détachés » apparaissent dans le folio 194v, sont encore présents dans le folio 191v, mais raturés dans le folio 185. Dans la Pléiade Claude Simon, une note précise que l'écrivain cite une édition spécifique : Madame Bovary, nouvelle version précédée des scénarios inédits (texte établi par Jean Pommier et Gabrielle Leleu, Corti, 1949, p. 597).

encore un effort

les nouveaux comptes de Technorati :

::: plus de 70 millions de blogs dans le monde à ce jour
::: 120 000 nouveaux blogs par jour ou 1,4 chaque seconde
::: 1,5 millions de post par jour ou 17 par seconde
::: 36 % des blogs sont en japonais, 35 % en anglais ... 2 % seulement en français !

jeudi 5 avril 2007

qui pleurent comme des urnes

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Allez, encore un petit passage de Flaubert, sur les lectures d'Emma, avec une autre métaphore étrange, celle des messieurs « qui pleurent comme des urnes » :

Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis; - le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, I, 6

mercredi 4 avril 2007

ligne brisée

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L'écrivain doit parler depuis son nuage de signes propres, particules chauffées à blanc par un invisible soleil. Non pas mendier, négocier - mais imposer, cela serait-il avec les armes de la plus fine des courtoisies (voyez Proust), le jamais-ouï dont il est l'esclave.

J'aime Proust pour son vice, qui est la langue, l'exceptionnelle faculté qui est la sienne d'élever chaque phrase à la plus délicate des cérémonies. Le retentissement émotionnel de cette œuvre de pianiste hors de pair est ce à quoi les œuvres de l'art peuvent prétendre de mieux. Il faut ainsi, absolument, s’exiler - sous peine de devenir proie, d'être dévoré. (p. 39)

Dans la vie comme dans la polémique, il y a deux voies : la ligne courbe et la ligne droite. Les malins suivent la ligne courbe, les innocents la ligne droite. En cela, la ligne droite est une force. Il y a une troisième voie : la ligne brisée. C'est la mienne. Elle n'a pas le bonheur de la ligne droite, ni la rondeur fuyante de la ligne courbe. La ligne brisée : une succession d'impulsions vives, vouées à la déception d'un mouvement, au départ d'un autre. (p. 43)

Jean-Paul Michel, La vérité, jusqu’à la faute (Verticales, 2007)

Jean-Paul Michel est né en 1948.
Fondateur et directeur des éditions William Blake & Co, il est notamment l’auteur de :
- Autour d’Eux, la vie sacrée, dans sa fraîcheur émouvante (William Blake & Co, 1992)
- Difficile conquête du calme (Joseph K., 1996)
- Le plus réel est ce hasard, et ce feu. Cérémonies et sacrifices 1 (Flammarion, 1997 et 2006)
- Pour nous, la Loi (Sur Hölderlin) (William Blake & Co, 1999)
- Défends-toi, Beauté violente ! Cérémonies et sacrifices 2 (Flammarion, 2001)

mardi 3 avril 2007

comme un chaudron fêlé

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En surfant hier soir avec méfiance (1er avril oblige), j’ai pris conscience du fait que la méfiance envers le langage était souvent la règle en ligne (même le 2 avril), car tous les discours sur les informations non-validées d'internet y renforcent le soupçon qui pèse sur tout discours.

En écho à ce constat, l’un des seuls passages de Madame Bovary (dont je relis en ce moment mes passages préférés à cause de grâce à Berlol) où Flaubert se permet de laisser transparaître son point de vue, pour s’attrister du cynisme de Rodolphe et, au-delà, de l’insuffisance désespérante des mots :

Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857, II, 12

Texte dont, grâce à l’université de Rouen, on peut maintenant lire en ligne les brouillons et ratures successifs : 127v ... 128 ... 127 et 326.
Si on préfère le texte définitif, la version proposée par Wikisource est assez agréable à utiliser.

lundi 2 avril 2007

surf sans bouée

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::: ouf ! c'était bien un poisson ... mais c'est dommage de ne pas avoir gardé la page, dont je regrette de n'avoir pas fait de copie, car le relooking était ... intéressant.

::: quelques autres poissons amusants : les éditions POL sont rachetées par Auchan (libr-critique), berlol arrête le blog et Deligne refuse de dessiner.

::: un générateur de textes très réussi : l'Encyclopédie mutante de Pascal Nordmann

::: une intéressante interview vidéo de Marion Mazauric, créatrice des excellentes éditions Le Diable Vauvert.

dimanche 1 avril 2007

un petit tas de feuilles sèches

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Un livre n'est rien qu'un petit tas de feuilles sèches, ou alors une grande forme en mouvement : la lecture. (Jean-Paul Sartre, Situations, I)

::: « Alors, dernier Salon du Livre en papier ? » se demande Hervé Bienvault (Aldus)

::: l'intéressant « point de vue d’un éditeur » (E la nave va)

::: une fiction : « Après le typhon numérique, le monde de l’édition littéraire se reconstruit » dans Anticipedia

::: un dessin de Deligne, « Culture.com » pour rire un peu

::: et un remue.net 2.0 et relooké (à moins que ce ne soit un poisson d'avril ?)

samedi 31 mars 2007

s'en tenir à l'impossible

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Soyons clairs. Il s'agit d'une déclaration de guerre. Une déclaration de guerre contre le possible tel qu'il est partout désigné et tel qu'il nous enferme : possible étriqué du petit roman réaliste aussi plomb-plomb que plombant, auquel devraient ressembler nos vies. Famille travail Shopi. Déclaration de guerre contre le discours qui voudrait nous persuader qu'il ne faut pas s'accrocher à de l'impossible, qu'il ne faut pas faire les malins, ne pas vouloir autre chose que ce qui est, qui nous rappelle que l'on pourrait être moins bien lotis, qu'il ne faut pas cracher dans la soupe, que ce n'est pas si mal, qu'il faut se contenter de ce que l'on a. L'impossible apparaît alors comme une voie toujours nouvelle, aux contours mal tracés, flous, indéfinis, ou encore comme une branche à laquelle se raccrocher et se tenir.

Mathias Lavin, Aurélie Soulatges et Isabelle Zribi, « Ouverture »,
S'en tenir à l'impossible, Action restreinte, 8, deuxième semestre 2006

La revue Action restreinte a maintenant un site.

J'y découvre le blog d'Isabelle Zribi : Le Livre des temps nouveaux.

vendredi 30 mars 2007

tout discours roule de tous côtés

Grâce à Daniel Bougnoux, j'ai relu ce que Platon écrit dans Phèdre à propos de l'invention de l’écriture, accusée (déjà !) de tuer la connaissance en fabriquant des « savants imaginaires » :

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J’ai donc oui dire qu’il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu’à ce dieu les Égyptiens consacrèrent l’oiseau qu’ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Thoth. C’est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l’écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent Thèbes l’égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Thoth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés, et il lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu’il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Thoth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture :
« Roi, lui dit Thoth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :
« Très ingénieux Thoth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils confèreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.
Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
(…)
Ainsi donc, celui qui croit transmettre un art en le consignant dans un livre, comme celui qui pense, en recueillant cet écrit, acquérir un enseignement clair et solide, est vraiment plein de grande simplicité. Sans contredit, il ignore la prophétie d’Ammon, s’il se figure que des discours écrits puissent être quelque chose de plus qu’un moyen de réveiller le souvenir chez celui qui déjà connait ce qu’ils contiennent.
(…)
C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.

Platon, Phèdre, 274c-275e

jeudi 29 mars 2007

épars en molécules

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sans oublier, cité par Jean-Pierre Enjalbert (Qui est vivant ?, Verticales, 2007, p. 53), le toujours vivant Diderot :

Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c'est qu'à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d'ici vous vivrez en détail.

Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 octobre 1759

mercredi 28 mars 2007

la bonne question

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Qui est vivant ? est le titre d’un recueil hors-commerce, « une manière de catalogue en chantier, en vigueur, en mouvement », constitué en grande partie d’inédits, proposé par les éditions Verticales (avalées l'an dernier par Gallimard mais toujours vivantes !)

De beaux textes d’auteurs que j’aime lire (ceux d'Olivia Rosenthal, Chloé Delaume, Régis Jauffret, Lydie Salvayre, Jean-Paul Michel, Claro, Yves Pagès, Philippe Adam, François Bégaudeau, Nicole Caligaris, etc.), mais aussi l’occasion de découvrir des écrivains dont je vais lire très vite d’autres livres, par exemple :

Patrick Chatelier

Henri Michaux est vivant.
Celui qui dit qu'il est mort, je le tue.

Celui qui profère que Marcel Proust est d'un ennui à périr, je l'amerris.

Celui qui moque le fou sans œuvre, le sage sans production, celui qui hue le griot sans papier, je lui saute sur le steak chevalin pour le noyer dans la rivière d'Auteuil. Je lui coupe l'alimentation, je l'enrhume, je le tousse, je l'escogriffe, je l'embastille en lui-même, je lui pile le logo, je lui sectionne la talonnette d'Achille, les trompettes de Falloppio et les organes, présents ou potentiels, des intelligences.

Car celui qui par trois fois aura trespassé, saura peut-être distinguer entre le vif et l'ordure. (p. 36)

Jean-Luc Giribone

Écrire, pour certains, procède d'une faille, d'une lézarde, d’une zébrure dans le tissu même de la vie. Ces instants éclairants que je viens de vivre, ces personnages hauts en couleur que je viens de rencontrer, cette scène spectaculaire à laquelle j'ai assisté... tout se passe comme s'ils n'étaient pas pleinement achevés. Pour qu'il le soient, il leur faut encore un écho, une réplique, la projection de ce qu'ils sont sur un autre écran. Comme si la vie possédait en elle-même un défaut essentiel, et que seule la réplique de certains de ses fragments pouvait dissiper ce sentiment...
Celui qui tente d'écrire n'est donc pas plus vivant que les autres ; à tout prendre, il le serait plutôt un peu moins, car ce défaut, c'est aussi le sien. C'est pourquoi Kafka nous dit que, de tous les membres de la tribu, il est le plus faible. Par l'écho qu'il tente de donner à la vie, il ne veut pas surpasser les autres, mais simplement les rejoindre - car il a tendance à supposer qu'ils habitent simplement, directement, ce lieu de vie qu'il s'efforce d'atteindre par littérature interposée. (p. 63)

Ludovic Hary

Est vivant celui dont le cerveau cadastral (découpeur de régions, roi des idées claires, mais pas trop, hein ? !, sachez, Sire, qu'une lumière excessive tue les ombres, écrase les reliefs),
marche
synapse dans la synapse
avec le cerveau des émotions (hou, le vilain mot, pour certains),
les deux s'épaulant l'un l'autre.
Vous avez noté ?
(…) Nous dirons qu'un vivant saura tantôt goûter, tantôt gloser, sans que l'un ne chasse l'autre. (p. 66)

Jane Sautière

Donc vivants. Et ici. Au coude à coude avec les autres, marchant aux mêmes cadences, mais pas tous, il y en a souvent un, une, pour faire démailler les autres, une chaussure mal arrimée, une valise à roulettes traînée et poussée, un trop vieux, parfois un SDF distancé, dis-tant, encore plus opaque que nous, et qui se fout de tout. Plus opaque et plus épais que nous, la foule le contourne, un roc fiché dans cette coulée humaine. (…)
Il ne faut pas se retourner et voir le troupeau derrière, la force obstinée. Vie sans corps, élémentaire comme l'amibe. (…)
Mais, ici, la vie est étrange, presque absente, nouée dans le grand organisme de la foule, qui produit du mouvement, mais pas de l'existence. (…)
Il y a les moments où on ne s'appartient plus, les moments de foule si dense, où on a à peine la marge de tanguer sur son propre pas et de heurter l'épaule du voisin, et juste après, lorsque les trajectoires peuvent à nouveau s'impulser, revient le règne de la force et de la brutalité, les pas qui coupent, talonnent, tranchent, écrasent, dépassent, louvoient ; on mesure la pression sociale d'être dominant. Moi-même enfoncée comme un clou dans la trajectoire de l'autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d'été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler le mouvement. (p. 168-171)

ou Sandrine Soimaud

www.ki-vit-vend.com

Qui sommes-nous,
Créatifs, à but lucratif, notre vocation est d'organiser des happenings tonitruants, de promouvoir les Ego, en les plaçant sur le devant de la scène, en deux temps, trois événements.

Rendez-vous sur notre espace perso et notre forum-événement de l'année : Qui est vivant ?
Vous y trouverez les divers avis, et dénonciations variées et anonymes qui nous sont parvenus afin de nous aider à résoudre cette question. Ces différents documents, y compris quelques petites poésies affligeantes et moroses, oeuvres d'internautes privés d'oméga 3, sont consultables, à tout moment, sur : no$ archive$ pavante$. Quant aux oméga, il suffit de cliquer sur le lien monsaumon.com pour vous en procurer.

La mise du prix « Qui est vivant ? »
Devant l'affluence et la divergence des points de vue nous avons dû nous résoudre à faire appel à une sommité, pour les départager. Par sommité, nous désignons notre source, notre mine de pensée, le moteur de nos inspirations culturelles : Google dont personne ne songera à nier ni la supériorité, ni la polyvalence. (p. 187)

(ces liens là ne mènent à rien, dommage, ce pourrait-être amusant)

mardi 27 mars 2007

déplacements

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Gageons que François Bon va encore susciter la jalousie et en agacer plus d'un, en ajoutant à ses multiples casquettes celle de directeur éditorial : les éditions du Seuil lui ont en effet confié une collection intitulée Déplacements, qui a été présentée ce matin au Salon du livre : on peut lire sur son site la plaquette de présentation et l'entretien accordé à Livres hebdo. Le nom est beau, le programme alléchant, les deux premiers titres paraîtront en mai, et je me rejouis notamment de lire un nouveau texte de Jérôme Mauche.

(entre parenthèses, il faudrait aussi prêter un webmestre aux Éditions du Seuil, qui sont parmi les derniers grands éditeurs à ne pas avoir de fenêtre internet depuis que le « magazine interactif » initialement mis en place ne fonctionne plus)

Mais François Bon reste néanmoins avant tout un écrivain, qui rend compte avec distance, dans « il dirige quoi, l’auteur », du colloque « François Bon, éclats de réalité » qui lui a été consacré le week-end dernier à l'université de Saint-Etienne.

post-scriptum : sur la collection Déplacements, on peut lire aussi un billet de La Littérature

(autre parenthèse : j'ai du mal à me faire à ce titre-pseudo ! mais après tout certains blogueurs font bien parler fort opportunément les morts, alors pourquoi pas la Littérature?)

lundi 26 mars 2007

moderne archidiacre

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::: pour prolonger le billet d'hier, on peut écouter : « Que peut-on attendre de l'encre électronique ? » (Michel Alberganti, Science publique, France culture, 23 mars 2007)

::: et lire Nathalie Crom, « Un malade imaginaire » (Télérama, 24 Mars 2007)

::: des élements intéressants également dans le débat intitulé « Démocratie, information et représentation », avec Barbara Cassin et Daniel Bougnoux, en dépit de l'obstination à ne pas comprendre de notre moderne archidiacre Frollo, Alain Finkielkraut, qui très symptomatiquement ouvre l'émission par ces mots :
« Dès que j’ouvre les yeux sur le monde environnant, c’est-à-dire sur les portables et les écrans d’ordinateurs, je me fait l’effet d’un vestige, d’un dinosaure, d’un mammouth, d’un has been, d’un mort qui a oublié de mourir ... » (Répliques, 17 mars 2007) !

dimanche 25 mars 2007

quel nouveau joujou ?

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Ces livres électroniques (e-book ? readers ? livrels ?) qui inquiètent tant le monde du livre sont néanmoins fort peu présents encore au Salon du livre : en cherchant bien, J’en ai trouvé un seul, en démonstration (mais pas en vente) sur le stand des éditions M21, qui publient Gutenberg 2.0, le futur du livre, de Lorenzo Soccavo, avec une contribution de Constance Krebs.

Des readers, pourtant, il y en a déjà plein, dont certains très beaux.

Le reader retenu pour Gutenberg 2.0 est l'iLiad d’iRex, un assez bel objet. Il coûte cependant 659 € (quand même !) quand ses concurrents, par exemple celui de Sony, sont annoncés autour de 350 €. Amazone entretient même un buzz autour de la sortie d’un reader nommé Kindle à moins de 100 €.

Mais le problème principal est sans doute la non polyvalence de ces joujoux, dont j’aimerais assez pour ma part qu’ils acceptent de lire mes propres fichiers et les livres numériques de format (très) variés accumulés sur mon disque dur, et si possible de naviguer ou de récupérer des données sur internet : à quand la mise sur le marché d’un croisement d’origami, de smartphone et de reader ?

::: la Cité des Sciences propose un dossier bien conçu
::: le blog papier électronique
::: de Lorenzo Soccavo : le blog NouvoLivrActu
::: de Constance Krebs, on peut lire aussi un entretien et « Du livre électronique à l’encre électronique. Nouveau papier, nouveau livre ? » (BBF, 51, n° 4, mai 2006).

samedi 24 mars 2007

tsunami

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::: « Quand internet change tous les métiers du livre », une table ronde organisée cet après-midi au Salon du livre par Livres Hebdo : Fabrice Piault (rédacteur en chef adjoint) interroge un écrivain (Alain Mabanckou), deux éditeurs (Catherine Lucet et Claude de Saint-Vincent), un libraire (Denis Mollat) et un bibliothécaire (Louis Klee) : tous parlent fort bien, quoique brièvement, de l'apport immense d'internet dans leur activité, tout en apportant des nuances et en formulant des interrogations sur l'avenir ... puis, très vite, une question fuse dans la salle : vous nous décrivez des « vaguelettes », mais internet n’est-il pas plutôt le « tsunami » qui va engloutir libraires et éditeurs et tuer le livre ?

::: dans son numéro de cette semaine (682) (et en pdf sur le site), « LivresHebdo explore le Net et Second Life ».

::: et puis tout de même, découvrir le portail (béta) d’Europeana, présenté aujourd’hui au Salon.

vendredi 23 mars 2007

l’écrivain se prend pour la littérature

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L’écrivain est un personnage à peu près seul. Animal parfois médiocre, toujours isolé sur son radeau. Il n’a rien à faire avec personne. L’écriture repliée sur elle-même comme un chat roulé en boule au soleil. Ceux qui voyagent, ceux qui ne quittent jamais leur rue, célibataires ou pères de famille nombreuse. L'écriture est toujours une solitude insoluble dans la fréquentation des autres. Personne ne peut rien pour vous, et même l’écriture est indifférente, sourde aux sanglots des soldats qui montent à l’assaut la peur au ventre. Si vous écrivez, mieux vaut être un héros ou avoir l’audace des fous. Méditer sur l’écriture avant d’écrire, est une façon de ne pas écrire. Les méditateurs, la littérature leur tire douze balles dans le dos. (…)
- La littérature est mégalomane.
- Et de surcroît, l’écrivain se prend pour la littérature. La littérature qui s’imagine éternelle au milieu des galaxies et du temps. L’écrivain est un petit monsieur.
- En ce qui me concerne, je ne suis guère plus grand qu’un tabouret de comptoir.

Régis Jauffret, Microfictions (Gallimard, 2007, p. 509-510)

Régis Jauffret est le lauréat du Prix France Culture Télérama 2007 pour son roman Microfictions.

Le site de Télérama propose deux vidéos où l'auteur présente son livre et lit quatre de ses « microfictions » les plus réussies.

jeudi 22 mars 2007

pourquoi je suis là ?

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Pourquoi sommes-nous là ? Mon père ne me répond pas. Seule cette question le désarme. Pourquoi, pourquoi m'as-tu amenée là ? Si l'un de mes parents me sollicite, je retorque par cette question. Fais la vaisselle. Non, pourquoi je suis là ? Fais la cuisine. Non, pourquoi je suis là ? Aide ta sœur, ne te conduis pas comme ça, ne lis pas, travaille, travaille dans la maison. Pourquoi vous m'avez amenée là ? J'ai toujours été en dehors.
À douze ans on me demande de rentrer. Rentre, tu es musulmane. À douze ans alors que je ne peux tenir chez moi, on me dit, Rentre. Rentre. Fais le ramadan. je quitte la maison, sac au dos et Black Boy de Richard Wright en poche pour toute compagnie. Me prenant pour un hobo en quête d'un lieu meilleur. Je ne sais combien de temps je disparais. Quatre, huit jours ? Je ne sais plus. Partout où je me présente on me dit que j'ai des parents. Partout on me dit qu'il faut que je rentre. On me le demande de tous cotés. On prévient ma mère. Je fais dire qu'au moindre reproche, je pars pour de bon. Je reviens. Je gagne la partie. Pas de ramadan et le droit de vivre autant que je le veux dans ma pièce du grenier. Il m'est toutefois interdit de me mettre à table avec les purs. Les pratiquants que sont ma mère, mon père et ma saur. Mes frères n'ont pas d'obligation religieuse. Je fais à cette occasion mon jeûne. Je refuse de manger le soir, même seule. Ma sœur, que mon entêtement scandalise, s'indigne et se dresse contre moi. Prenant à partie ma mère, lui reprochant notre accord, elle cogne à la porte de tous mes refuges. Elle cogne fort pour me dégager. Je ne crois pas en Dieu. Je ne peux pas, lui dis-je. Fais comme moi. Je ne veux pas de leur vie. Fais comme moi. N'obéis pas. Elle cogne toujours. Je ferme les veux. J'attends. Je ne la supporte plus. Prise de rage, de colère après elle, ses assauts permanents, la vulgarité de son comportement, son goût pour la querelle, ses excès orientaux, je l'empoigne pour la frapper, lui disant mon dégoût d'elle et de sa bêtise, elle se sauve, hurlant que je suis folle, qu'il faut m'interner, me lâchant des insultes que je refuse et que seule sa bouche sait prononcer. Arbi ak mweche affouwathim, Que Dieu bouffe ton foie. Ak mi ghnek, Qu’Il t'étrangle. Ak mi weth sou kavach, Qu’Il te frappe avec une hache. Thakzent. Pourriture. Je suis ébranlée. Ébranlée par ces mots qui m'arrivent des ténèbres. Ces scènes me plongent dans des coins de fadeurs tristes où seule ma mère me rejoint dans le silence. D'où viennent ces mots ? Qui les lui a appris ? Ma mère se tait. Je vois ma sœur comme un démon. Je honnis ce Dieu qui lui donne une telle licence. Je la hais, je la fuis. Je n'ai aucune indulgence. Je ne peux comprendre sa violence, je ne sais rien de ses années terribles en Algérie et de son enfance massacrée. Ce n'est que bien plus tard que je l'apprendrai. L'horreur de ce qu'elle a vécu je ne peux l'envisager enfant. Refoulant les fantômes qui nous assaillent par un combat sans merci, nous rivaliserons de luttes aveugles pour gagner en lucidité sur leurs méfaits. À ce moment je veux que la maison soit l'affaire de tous et non des seules femmes et filles. Je veux les mêmes droits que mes frères. Je ne ferai rien qui les soulage. Je le dis et je leur dis. Ce genre d'attitude ne souffre aucun compromis. J'ignore donc comment on fait le couscous et toutes ces bonnes choses que régulièrement mes sœurs font pour moi aujourd'hui.

Zahia Rahmani, France, récit d'une enfance (Sabine Wespieser, 2006, p. 91-93)

Zahia Rahmani est née le 25 septembre 1962 en Algérie.
Elle à publié :
- Moze (Sabine Wespieser, 2003)
- « Musulman » roman (Sabine Wespieser, 2005)
- France, récit d'une enfance (Sabine Wespieser, 2006)

On peut lire en ligne :
- une notice sur le site DzLit : littérature algérienne.
- un entretien avec Doreen Bodin pour Zone littéraire.

mercredi 21 mars 2007

là-bas en ligne de mire

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Vous habitez ici. Vous travaillez ici. Vous vivez ici. Dans cet ici qu’avant vous nommiez là-bas.

Vous habitez la ville, vous occupez des chambres, des appartements, vous vivez dans des cités lointaines, des immeubles délabrés, des chambres d'hôtel et puis quelques foyers. Vous dites abandon, réquisitionnés. Vous dites marchands de sommeil.

Vous habitez cet abandon, vous l'avez investi avec d'autres, chacun a pris un logement et les choses débrouille se sont mises en place, rattraper l'électricité, remplacer carton les fenêtres. Tirer l'eau. Rafistoler. Remettre en état quand depuis longtemps c'était condamné fermé. Chacun a pris appartement ou c'est serré serré, un peu les uns sur les autres mais c'est bien comme ça. Vous êtes nombreux. Vous êtes là chez vous le temps que ça durera, peut-être que d'ici peu il vous faudra repartir aller voir plus loin, autre abandon ou alors vraie maison si la chance le veut. Si les papiers le veulent.

Vous êtes vous, multiples tu. (…)

Vous avez tenté. Vous avez parcouru du chemin pour parvenir. C’était long. Vous aviez là-bas en ligne de mire. En guise d’horizon. Vous aviez rêvé mieux.
Autre.
Vous aviez rêvé bonheur.

Emmanuel Darley, Le Bonheur (Actes sud, 2007, p. 11et 42)

Emmanuel Darley est né en 1963.
Il a publié trois romans :
Des petits garçons : roman (POL, 1993)
Un gâchis, roman (Verdier, 1997)
Un des malheurs (Verdier, 2003)

et des pièces de théâtre :
Badier Grégoire (Théâtre ouvert, 1998)
Une ombre : théâtre (Théâtre ouvert, 2000)
Souterrains : théâtre (Théâtre ouvert, 2001)
Indigents : théâtre (Actes Sud-Papiers, 2001)
Qui va là, suivi de Pas bouger : théâtre (Actes Sud-Papiers, 2002)
Plus d’école : théâtre (École des loisirs, 2002)
Là-haut, la lune (École des loisirs, 2003)
C'était mieux avant (Actes Sud-Papiers, 2004)
Flexible, hop hop! suivi d'Être humain (Actes Sud-Papiers, 2005)
Quelqu'un manque (Espaces 34, 2006)
en ce moment à l'affiche : Flexible, hop hop!.

En ligne :
- Son site et son « journal pas du tout quotidien »
- Notice Actes sud
- Notice Verdier
- Page remue.net

mardi 20 mars 2007

spiraliser le monde

Le néogâteux gélatineux ne rit jamais. Avec condescendance, il jette dans la même opprobre la modernité qui n'est que bougisme et l'éloge de la jeunesse qui n'est que fasciste. Pour se dédouaner d'être réactionnaire, ce contorsionniste enfonce avec rage les portes ouvertes en affirmant qu'il n'y a pas de progrès en art, pour mieux masquer sa haine du neuf. Et pas de progrès en morale pour justifier son incapacité à la création. Il hurle les cheveux en l'air qu'il faut arrêter le train du renouveau qui écrase tout sur son passage. Il est prêt à se jeter sur les rails. Retenez-le, mes amis !
Assez de l'absurdité de la technique toute-puissante avec ses machineries maléfiques, ses clones nucléaires et ses puces génétiques qui démangent le monde et rendent les hommes étrangers à eux-mêmes.

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 21-22)

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« Le grand secret est là : la pensée se fait dans la bouche » (Tzara).
Les idées débouchent non pas du cogito cartésien ou de l'inconscient freudien mais de la bouche. Bouche de cratère, bouche de métro, bouche d'égout, bouche de cheval, bouche à bouche. Débordante, déconnante, voltigeante.
Picabia l'a dit : « Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction. »
La pensée n'est pas une ligne droite, une chaîne à la Descartes ou un moule kantien, mais une ronde endiablée comme dans un film de Max Ophuls. Elle danse, rock'n-rolle d'une idée à l'autre, fait des farandoles et des arabesques. Légère, aérienne, insouciante, insolente. Loin de cet esprit de sérieux qui assassine la vie. Cercle joyeux donc. En fait, c'est une spirale ubuesque qui monte comme un escalier en colimaçon et spiralise le monde.
Une spirale non pas pour aller quelque part, comme l'affirme toute la philosophie, obsédée par les points d'arrivée, les destinations, les finalités, les buts, les tout-le-monde-descend, mais Nulle Part, « là où il y a des arbres au pied des lits et de la neige blanche dans le ciel bleu » (Ubu).

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 99)

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