Après avoir lu les réponses de François
Bon et de Berlol à un article où Francis Marmande (Le Monde, 8
février 2007) accuse la « toile cirée » d'internet de tuer la
littérature, j'ai envie d'ajouter mon grain de sel en ricochant sur une autre
expression. Comme trop souvent ceux qui accusent aujourd'hui internet de tous
les maux, Francis Marmande cite en effet Victor Hugo :
« Oui, sans doute, voir le « Ceci tuera cela » de Hugo dans
Notre-Dame de Paris. La Toile tuera le livre, vous avez raison, mais vous
n’avez que raison. Cette mort promise du livre, de la littérature, du journal,
plonge dans la joie sale qu’ont toujours éprouvée les nouveaux barbares devant
ce qui les rassure. Rien à dire, rien à faire contre la conjuration des
imbéciles et la revanche des 4 × 4. Vous avez raison, mais vous avez tort
d’avoir raison. Nous n’avons que pauvrement raison d’avoir tort. »
... et comme chaque fois ce détournement d'intention et le fait que jamais
personne ne pense à replacer cette citation dans son contexte hugolien
m'agace.
La sentence « Ceci tuera cela » est en effet proférée dans
Notre-Dame de Paris par le peu sympathique archidiacre de la
cathédrale, Claude Frollo, en 1482 ; elle est ensuite développée par Hugo
dans un long chapitre qui précise le sens de ces « paroles
énigmatiques » : « ceci » c'est le livre et « cela »
l'architecture religieuse ; l'écrivain applaudit à la victoire de
« ceci », celle du livre, qui, depuis le moyen âge, s'est heureusement
confirmée au moment où il écrit.
Quelques extraits de ce texte, qui de plus est très beau (et souvent
pourrait fort bien décrire internet) à l'appui de ce propos :
Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher
quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de
l'archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice.
À notre sens, cette pensée avait deux faces. C'était d'abord une pensée de
prêtre. C'était l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie.
C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du sanctuaire devant la
presse lumineuse de Gutenberg. C'était la chaire et le manuscrit, la parole
parlée et la parole écrite, s'alarmant de la parole imprimée ; quelque
chose de pareil à la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Légion ouvrir
ses six millions d'ailes. C'était le cri du prophète qui entend déjà bruire et
fourmiller l'humanité émancipée, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la
foi, l'opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du
philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s'évaporer du
récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d'airain et qui
dit : La tour croulera. Cela signifiait qu'une puissance allait succéder à
une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l'église.
Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait
à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à
apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non
plus du prêtre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'était pressentiment
que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode
d'expression, que l'idée capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec
la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si
durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable
encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second
sens ; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art. Elle
voulait dire : L'imprimerie tuera l'architecture.
(…)
L'invention de l'imprimerie est le plus grand événement de l'histoire. C'est la
révolution mère. C'est le mode d'expression de l'humanité qui se renouvelle
totalement, c'est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une
autre, c'est le complet et définitif changement de peau de ce serpent
symbolique qui, depuis Adam, représente l'intelligence.
Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ;
elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l'air. Du
temps de l'architecture, elle se faisait montagne et s'emparait puissamment
d'un siècle et d'un lieu. Maintenant elle se fait troupe d'oiseaux, s'éparpille
aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l'air et de l'espace.
Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus
indélébile ? De solide qu'elle était elle devient vivace. Elle passe de la
durée à l'immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper
l'ubiquité ? Vienne un déluge, la montagne aura disparu depuis longtemps
sous les flots que les oiseaux voleront encore ; et, qu'une seule arche
flotte à la surface du cataclysme, ils s'y poseront, surnageront avec elle,
assisteront avec elle à la décrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de
ce chaos verra en s'éveillant planer au-dessus de lui, ailée et vivante, la
pensée du monde englouti.
Et quand on observe que ce mode d'expression est non seulement le plus
conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable à
tous, lorsqu'on songe qu'il ne traîne pas un gros bagage et ne remue pas un
lourd attirail, quand on compare la pensée obligée pour se traduire en un
édifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d'or,
toute une montagne de pierres, toute une forêt de charpentes, tout un peuple
d'ouvriers, quand on la compare à la pensée qui se fait livre, et à qui il
suffit d'un peu de papier, d'un peu d'encre et d'une plume, comment s'étonner
que l'intelligence humaine ait quitté l'architecture pour l'imprimerie ?
Coupez brusquement le lit primitif d'un fleuve d'un canal creusé au-dessous de
son niveau, le fleuve désertera son lit.
(…)
Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu'ici d'une façon nécessairement
incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux
testaments, la maçonnerie et l'imprimerie, la bible de pierre et la bible de
papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes
dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l'écriture
de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en
obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé
depuis la pyramide jusqu'au clocher, de Chéops à Strasbourg. Il faut relire le
passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le
livre écrit par l'architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de
l'édifice qu'élève à son tour l'imprimerie.
Cet édifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calculé
qu'en superposant l'un à l'autre tous les volumes sortis de la presse depuis
Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre à la lune ; mais ce n'est
pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on
cherche à recueillir dans sa pensée une image totale de l'ensemble des produits
de l'imprimerie jusqu'à nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme
une immense construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l'humanité
travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes
profondes de l'avenir ? C'est la fourmilière des intelligences. C'est la
ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel.
L'édifice a mille étages, Çà et là, on voit déboucher sur ses rampes les
cavernes ténébreuses de la science qui s'entrecoupent dans ses entrailles.
Partout sur sa surface l'art fait luxurier à l'oeil ses arabesques, ses rosaces
et ses dentelles. Là chaque oeuvre individuelle, si capricieuse et si isolée
qu'elle semble, a sa place et sa saillie. L'harmonie résulte du tout. Depuis la
cathédrale de Shakespeare jusqu'à la mosquée de Byron, mille clochetons
s'encombrent pêle-mêle sur cette métropole de la pensée universelle. À sa base,
on a récrit quelques anciens titres de l'humanité que l'architecture n'avait
pas enregistrés. À gauche de l'entrée, on a scellé le vieux bas-relief en
marbre blanc d'Homère, à droite la Bible polyglotte dresse ses sept têtes.
L'hydre du Romancero se hérisse plus loin, et quelques autres formes hybrides,
les Védas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux édifice demeure toujours
inachevé. La presse, cette machine géante, qui pompe sans relâche toute la sève
intellectuelle de la société, vomit incessamment de nouveaux matériaux pour son
oeuvre. Le genre humain tout entier est sur l'échafaudage. Chaque esprit est
maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Rétif de la Bretonne
apporte sa hottée de plâtras. Tous les jours une nouvelle assise s'élève.
Indépendamment du versement original et individuel de chaque écrivain, il y a
des contingents collectifs. Le dix-huitième siècle donne l'Encyclopédie, la
révolution donne le Moniteur. Certes, c'est là aussi une construction qui
grandit et s'amoncelle en spirales sans fin ; là aussi il y a confusion
des langues, activité incessante, labeur infatigable, concours acharné de
l'humanité tout entière, refuge promis à l'intelligence contre un nouveau
déluge, contre une submersion de barbares. C'est la seconde tour de Babel du
genre humain.
Victor Hugo, Notre Dame de Paris (Livre Cinq, chapitre 2)
Sans vouloir faire parler les morts (quoique lui-même ait fait tourner les
tables dans ce but) je gage que Victor Hugo (à qui je veux bien pour cela
pardonner son « nos lectrices nous pardonneront... » peu féministe)
se serait trouvé du côté de ceux que Marmande qualifie de « nouveaux
barbares » et aurait vu dans la toile une troisième « tour de
Babel » davantage qu'une « toile cirée » ...