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écrivains

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vendredi 28 septembre 2007

j'aime pas les autres

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C'est des gens bizarres, les autres. Vous pensez qu'ils sont comme vous. Et pas du tout. Ils sont comme les autres. J'aime pas les autres. (p. 11)

Pour moi, c'est une véritable révélation : il est plus intéressant et plus gratifiant de raconter la vie que de la vivre. Je serai écrivain.
À partir de là, après avoir bénéficié d'un mois de lecture intensive pour cause d'immobilisation forcée (il paraît que l'immobilisation forcée est à l'origine de la plupart des vocations d'écrivain), je vais prendre doucement l'habitude de me promener en touriste dans ma propre vie. Cela me jouera plus d'un mauvais tour. Mais je parviendrai presque toujours à en tirer quelque plaisir a posteriori, par une habile transmutation des choses et des êtres, y compris de l'auteur lui-même. (p. 38-39)

C’est tout les autres, ça. Jamais complètement d’accord avec vous. Toujours à s’efforcer de penser le contraire de ce que vous pensez. Par pure bêtise, si vous voulez mon avis. (p. 46-47)

Les autres ne se mettent jamais à la place des autres. (p. 77)

À la Grande École, je ne fus pas toujours très à l'aise non plus. Toutes les grandes écoles ont aussi un côté petite école. La vie en général pareillement, d'ailleurs. Encore aujourd'hui, j'ai l'impression de n'être jamais vraiment sorti de la petite école. Et les professeurs ne sont pas toujours à votre goût, les élèves non plus. Les filles continuent à se comporter de manière étrange. (p. 79)

Le service militaire, c’est que des autres. (p. 91)

Surtout pas devenir monarque ou président. Il faut être le dernier des crétins assoiffé de pouvoir et de falbalas pour postuler à de telles responsabilités. Le seul bon président serait quelqu'un qui ne voudrait pour rien au monde devenir président. Encore faudrait-il réussir à le convaincre. (p. 122)

Jacques A. Bertrand, J’aime pas les autres (Julliard, 2007)

Entre légèreté et gravité, entre roman d’apprentissage et récit autobiographique, l'auteur de Tristesse de la Balance, se veut « funambul(e) sans balancier, sur la corde de la coincidentia oppositorum » (p. 77).

Jacques A. Bertrand est né en 1946 à Annonay, en Ardèche, où il vit ; il est l'un des « Papous dans la tête » de l'excellente émission de Françoise Treussard sur France-Culture, dont les archives sont disponibles en ligne.

mardi 25 septembre 2007

respectez les consignes

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Nous savons maintenant
la presse et la télévision commençaient à marteler
le monde devient chaque jour de moins en moins sûr
soyez attentifs, limitez vos déplacements, respectez les consignes, ne vous laissez pas aller, nous ne pouvons compter que sur nous même (p. 39)

Voilà le tableau
il faut être réaliste, nous allons apprendre à vivre avec IL FAUT ÊTRE RÉALISTE
c'est
notre mode de vie et nos lois
nos principes
nos valeurs communes
intimement partagées
c'est
notre existence décontractée
nos barbecues ensoleillés (photo)
nos familles recomposées (photo), qui se trouveront alors
comme ça
au hasard
pulvérisés
vaporisés
annihilés
qui partiront en fumées brunes et sales (photo) dans le ciel clair et calme de nos fins d'après-midi (photo) et parfois de nos débuts de matinée, aux heures de pointe (photo), toujours des images épouvantables de dévastation (photo) provoquent le maximum de dégâts
qui pourront heurter
qui pourront sérieusement perturber les esprits les plus fragiles vous avez compris
IL VA FALLOIR S'ACCROCHER
il va falloir s'y faire maintenant, il va falloir vivre avec, c'est ça vous ne seriez pas là sinon.

IL FAUT NOUS PRÉPARER. (p. 61-62)

Voilà.
Nous y sommes maintenant.

Nos perspectives de survie ne sont plus garanties.
Dans l'air climatisé, nous respirons doucement
nous essayons de garder notre souffle.
Nous nous économisons.

Bien à l'abri dans les étages supérieurs
nous surveillerons régulièrement
l'évolution des indicateurs de croissance
les dernières projections démographiques
la courbe des taux de suicide.
Nous constaterons
l'effondrement de la fécondité.

Nous réévaluerons chaque jour ou presque le terme probable de notre disparition
finale et définitive.

Nous passerons des heures entières
à étirer nos bras morts
à masser nos mains froides et nos yeux infectés.
Nous ferons des efforts immenses pour nous ranimer.

Nous reprendrons nos exercices
nous multiplierons les déplacements.

Nous ferons des efforts immenses
pour ne pas céder à la panique.

Bien à l'abri dans les étages
nous essaierons de ralentir le processus
nous maintiendrons un semblant d'activité.
Les colonnes de fumée noire ne cesseront pas de s'élever vers les nuages.
Bien à l'abri dans les étages
nous ressentirons le souffle des détonations. (p. 131-132)

C’est ça
Maintenant
Nous savons
Maintenant
C’EST IRRÉPARABLE

Nous nous éteindrons. (p. 139)

Hugues Jallon, Zone de combat (Verticales, 2007)

Zone de combat est composé d'une série de séquences poétiques sur la peur qui aujourd’hui nous anime et nous fait courir, une peur qui est tout à la fois consolée et amplifiée par les injonctions et recommandations qui nous cernent, les thérapeutes, les coachs et les sectes qui s’efforcent de nous prendre en main.

Né le 13 juin 1970, Hugues Jallon est directeur éditorial des éditions La Découverte. Il est déjà l’auteur de La Base. Rapport d’enquête sur un point de déséquilibre en haute mer (éditions du Passant, 2004).

On peut lire en ligne, deux articles critiques sur La base, de Chloe Delaume et de Guénaël Boutouillet (remue.net), et d'autres extraits (Vacarme).

dimanche 23 septembre 2007

compatible avec l'enfance

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Déporté sur la gauche de l'esplanade (en son milieu dans le sens de la longueur), se trouve un élément fondamental de son décor : la bouche de métro qu'a conçue l'artiste français Jean-Michel Othoniel. Jean-Michel Othoniel est un artiste de réputation internationale dont les œuvres, des installations in situ pour la plupart, baroques, féeriques, cristallines, colorées, sont confectionnées avec un matériau prépondérant : le verre. J'aime beaucoup cet artiste. Il crée des colliers gigantesques qui s'entremêlent aux branches des arbres. La bouche de métro qui se situe sur l'esplanade se trouve être habillée d'une structure granulaire dont la forme rappelle celle, évidemment, d'une couronne, mais également, et c'est de cette manière que je préfère l'interpréter, d'un carrosse. C'est quelque chose entre la couronne royale et le carrosse royal : une superposition de ces deux motifs symboliques. Les deux coupoles de cette structure sont constituées d'un ensemble de grosses perles colorées : rouges, jaunes, indigo et bleu ciel, séparées les unes des autres par des disques et épisodiquement par des boules du même métal bosselé que la balustrade. Les coupoles de Jean-Michel Othoniel ne possèdent pas le sérieux géométrique, dogmatique, épiscopal, du Duomo de Filippo Brunelleschi, ni ne font écho aux théories de l'harmonie architecturale édictées par Leone Battista Alberti dans son célèbre De Pictura (1435). Leone Battista Alberti arrive un peu trop tôt dans mon intervention car sinon il m'aurait fourni une transition de rêve pour aborder certaines considérations essentielles sur l'espace du tableau (et depuis le point géométrique que j'y occupe l'esplanade du Palais-Royal n'est rien d'autre qu'un espace pictural géométrique où règne en maître la perspective), et notamment ce concept qu'il appelle l'historia. Mais je poursuis. Le dessin des coupoles les rend douces, mignonnes, malicieuses, semblables à ces images dont les enfants aiment s'imprégner avant de s'endormir, des images dont le merveilleux résulte d'une simplification attendrissante de la réalité, altération qui vise à rendre celle-ci inoffensive, compatible avec l'enfance. Telles sont les deux coupoles de Jean-Michel Othoniel : coupoles dont le déni d'elles-mêmes et du principe mathématique qui les sous-tend les rapproche de nos désirs les plus enfouis de relâchement et de consolation. Dans le même registre, la balustrade de la bouche de métro, dont j'ai dit qu'elle était faite d'un métal mat, gris, bosselé, a l'air de se refléter à la surface d'un vieux miroir ou d'un plan d'eau. De ce fait, dans sa tremblante fragilité de reflet ou de mémoire ancienne, c'est l'époque immémoriale du conte de fées, ce sont les temps lointains et irréels, insituables, de Cendrillon, de Peau d'Âne ou de La Belle au bois dormant que la facture de l'édifice fait circuler dans sa présence, laquelle ne peut que propulser l'imaginaire de chacun dans l'atmosphère du conte de fées telle qu'elle subsiste dans sa constitution psychique. (…) Autre chose encore. J'ai oublié de préciser que la balustrade est alvéolaire et que quelques-uns des orifices sont comblés (le mot comblé est ici merveilleux car on peut dire que la présence de cette œuvre de Jean-Michel Othoniel comble en moi tout un tas de désirs immémoriaux) par des éléments du même verre coloré que les grosses perles qui ponctuent les coupoles. Et chacune de ces pièces semble une réponse (maternelle) (rassurante) (autorisée) qui vient combler une interrogation (une peur) (un vertige) enfantine (avant de s'endormir : Pourquoi ?). Et chacune de ces pièces vient donc élucider le trou béant d'une énigme et la remplir de sens : et la remplir de tendresse. Comme on le voit, mesdames messieurs, amis des antipodes, je redeviens un enfant toutes les fois que je contemple durablement le carrosse du Palais-Royal.

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007, p. 257-259)

samedi 22 septembre 2007

la légèreté vexante d'une fugitive

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(...) elle n'en demeure pas moins comme d'habitude insaisissable et mouvementée, disparaissant dans les étages avec la légèreté vexante d'une fugitive. Je précise que ma voisine du quatrième appartient à cette catégorie d'individus qui ne s'expriment jamais qu'en s'éloignant - comme le font si bien les P-DG avec leurs subalternes dans les couloirs des entreprises. Elle est donc l'inverse exact de la chose inamovible, le contraire du réfrigérateur, un insecte, un éphémère occasionnel et affolé. Aucune tactique n'est susceptible de l'arrêter, obstruction, salut jovial, questionnement appliqué, phrase conséquente qui postulerait comme une civilité élémentaire un début de conversation. Quelles que soient les circonstances, elle donne le sentiment d'avoir été électrisée par l'imminence d'un rendez-vous énigmatique, de fomenter quelque aphorisme urgent qu'il faudrait qu'elle transcrive au plus vite - avant qu'il n'ait été dilapidé par l'imprudence d'une conversation centrifuge dans l'ascenseur, au pied de l'escalier, devant la loge de la concierge. (...)
Observant ce sourire fixe qui n’est pas un sourire mais comme la marque d’une étrange appartenance, l’idée me monte cerveau qu’elle se tient parmi ses semblables avec la même réserve aristocratique que les chiffres premiers, recluse, déifiée, inconciliable, isolée à jamais. (p. 11 et p. 13)

Que m'importe de bien écrire ? Quel sens cela a-t-il de bien écrire ? On me dit : Épouvantablement mal écrit. Quel sens cela a-t-il ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Avec Le moral des ménages, ce que je cherchais, c'était la violence, l'énergie, la brutalité délinquante d'Eminem. Voilà quel était mon modèle, mon désir, mon horizon, ma jalousie, ma référence indépassable : Eminem. Atteindre à cette puissance, à ce phrasé, à ces rythmes, à cette hostilité, à cette sincérité, à cette pure énergie. Quand Eminem se met à hurler : je voulais faire hurler mes phrases. Comment fait-on pour faire hurler une phrase ? J'ai travaillé pendant des mois à faire hurler des phrases. Et on me dit : Épouvantablement mal écrit. Le mot énergie. Au sens où peut l'entendre Preljocaj quand il s'adresse aux danseurs : Vous êtes dans le dessin Vous êtes dans la dentelle ! Allez chercher le mouvement le plus loin possible ! Peuvent-ils entendre cela les équivalents du personnage B ? Aller chercher le mouvement le plus loin possible ! (p. 504)

C'est pourtant d'une simplicité biblique. C'est pourtant d'une justesse irréfutable. Je suis obligé, de par mon extraction, de par les frustrations que je retire de la réalité, de me transcender dans une forme. Écrire, pour moi, depuis toujours, c'est inventer une forme il est exclu de me mettre à ma table si une forme qui lui serait constitutive ne s'est pas imposée à moi en même temps que l'intuition d'un livre. C'est toujours la même histoire : la quête d'un ailleurs et d'un absolu (qu'ils soient artistiques, existentiels ou amoureux) (même si cette quête est par nature illusoire: c'est mon moteur et ma douleur) par lesquels je serais susceptible de me supplanter et de m'affranchir de mon état : aller ailleurs. Adolescent, quand j'ai commencé à me penser écrivain, je percevais le chef-d'oeuvre que je rêvais d’écrire comme une sorte d'au-delà dont je redoutais terrifié qu'il me demeure inaccessible : c'est cet ailleurs, cet au-delà, cet autre règne, cet ordre ultime auquel j'aspire à accéder que manifestent les juridictions intransigeantes que j'élabore, qui dépassent ma simple substance de rêveur impénitent. D'où la peur, d'où le Maalox, d'où le Spasfon, d'où le Xanax, d'où mes paniques, d'où mes atermoiements, d'où les angoisses qui m'emprisonnent quand je m'installe à ma table pour écrire, car naturellement l'absolu que je convoite, l'ailleurs auquel je me destine sont par nature inaccessibles, inconcevables, incommensurables, et par là même d'une puissance intimidatrice qui me tétanise. (p. 506-507)

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007)

vendredi 21 septembre 2007

comme de plaisants propriétaires terriens

M’ont fait rire notamment (tout décrivant des mécanismes très justes qu’enfant moi-même d’une classe très moyenne j’ai souvent ressentis) les morceaux de bravoure sur la lutte des classes en littérature, à propos desquels Éric Reinhardt dit dans un entretien : « Comme j’aime pratiquer l’art de l’exagération, j’ai développé l’idée d’un complot contre l’émergence des écrivains issus de la classe moyenne. Tout en m’amusant de cette exagération, je pose la question du sectarisme et du repli sur soi de cette bourgeoisie intellectuelle de gauche ».

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Je propose à Marie-Odile Bussy-Rabutin de bien vouloir se livrer à une petite expérience de laboratoire en postulant l'existence de deux personnages théoriques : le personnage A (par exemple moi) et le personnage B (par exemple ladite Tiphaine de l'autre jour). (...) Postulons le soir. Postulons l'automne. Postulons novembre. (...) Le personnage A et le personnage B ont chacun dix-huit ans. Le personnage A et le personnage B vont au théâtre du Rond-Point, au bas des Champs-Élysées, voir Les Exilés de James Joyce. Le personnage A a vécu une semaine assez atroce. Il est en classe préparatoire à HEC au lycée Jacques-Decour et un certain nombre de devoirs sur table se sont succédé cette semaine (histoire, philosophie, mathématiques) qu'il a la conviction d'avoir ratés. Le personnage A a peur de la vie. Le personnage A ignore ce qu'il va devenir. Le personnage A ne veut pas devenir comme son père. Le personnage A, arrivé en avance aux abords du théâtre, s'assoit sur un banc non loin d'une fontaine imposante, sous les arbres d'une allée. Le personnage A a décidé d'aller seul au théâtre. Le personnage A se laisse malmener par le vent qui tourbillonne. Le personnage A lève les yeux vers le ciel et y voit de nombreux nuages lourds qui avancent à toute vitesse dans la même direction. Je vous prie de bien vouloir mémoriser ceci ma chère Marie-Odile Bussy-Rabutin : la ligne droite des nuages coupe obliquement les Champs-Élysées : ce désaxement du ciel par rapport à la géographie urbaine plaît beaucoup au personnage A. Un tumulte extraordinaire environne le personnage A : vacarme du vent, violence physique des tourbillons, branches noires qui remuent, papiers et sacs plastique qui volent. Violence : étreinte et insistance devrait-on dire : le personnage A sent sur son corps la physicalité du vent. Le personnage A est terrorisé. Le personnage A vient de paniquer. Assis sur une banquette du métro pour se rendre au théâtre, oppressé, au bord des larmes, le personnage A s'est mis à voir la vie en noir. Je pose alors à Marie-Odile Bussy-Rabutin un ensemble de questions : Quel est son avenir ? Va-t-il se retrouver, devenu adulte, sans diplôme, sans appuis, sans argent, dans une annexe sordide du monde contemporain ? Il est seul. Il ne peut compter que sur lui-même. Ses parents ne peuvent lui être d'aucune utilité. Il lui suffit de regarder le visage de sa mère pour s'engloutir en lui-même dans l'angoisse la plus profonde. Il suffit qu'une pensée où son père serait englobé (tel un cosmonaute dans une capsule spatiale) lui traverse l'esprit une seconde (le ciel de son esprit) pour qu'un frisson instantané, cosmique, réfrigérant, lui parcoure l'épine dorsale. Et quand bien même il réussirait ses études, que ferait-il de sa vie ? Travailler dans une banque ? Travailler dans la finance ? Travailler dans le marketing ? Le personnage A est un exilé, un apatride, un orphelin, une entité détachée : nulle terre hospitalière ne se propose de l'accueillir. Le personnage A entrevoit son avenir comme un monumental désastre. Le personnage A repense un instant à son enfance et cette pensée ne fait que renforcer cette perception qu'il peut avoir de son avenir. Le personnage A enfouit ses mains gantées dans les poches de son manteau et continue de regarder le ciel. Quelque chose dans ce spectacle des nuages noirs qui circulent à toute vitesse selon un axe inflexible le rassure et l'apaise. Un flash métaphorique illumine son esprit. Il semble au personnage A que les nuages sont animés par l'énergie d'une détermination inexorable : élan massif de tout le ciel par-delà la stratosphère urbaine. Marie-Odile Bussy-Rabutin : le personnage A se dit qu'il est là-haut et non pas ici-bas. Le personnage A éprouve l'ivresse de se sentir dans un rapport de complicité analogique avec la vitesse et l'obliquité des nuages. Il se dit qu'il sera sauvé par quelque chose de comparable à ce qui pousse le ciel avec une telle vitesse et selon un axe aussi déterminé. Une puissance. Une force intérieure. Le hasard et la chance. Le désir et la volonté. Une puissance et une force qui renverseront les obstacles : Nul obstacle n'interrompt la course de ce ciel sombre et mouvementé. (...) Le personnage A regarde sa montre : dix-neuf heures trente. Le personnage A se lève et se dirige vers le théâtre du Rond-Point. James Joyce, à l'égal des nuages, est quelque chose qui le porte également. James Joyce, à l'égal des nuages, qui ne sont pas seulement un banal phénomène climatique, n'est pas seulement une banale référence culturelle, un super-écrivain qu'il faut lire, un monument de la littérature sur lequel un nombre incalculable de gloses sont publiées chaque année. C'est vital : cela sauve le personnage A du désastre. Le personnage A ignore de quelle manière cela fonctionne pour les autres - par exemple pour les étudiants en lettres ou pour les jeunes bourgeois de gauche qui l'ont lu à huit ans. Ce qu'il sait, le personnage A, ce qu'il sait de l'intérieur, c'est que James Joyce l'a sauvé : c'est que James Joyce l'a accueilli quelque part où il se sent vivant et mélodieux : James Joyce lui donne l'envie de continuer à vivre. Et c'est donc avec une étrange ferveur que le personnage A pousse à présent les portes du théâtre du Rond-Point : Lui qui est athée, ma chère Marie-Odile, agnostique, et qui le sera toute sa vie, il se prépare à quelque chose de sacré. Il se rend ce soir-là au théâtre, pour rejoindre l'univers de James Joyce, comme un chrétien irait à la messe. Qu'en est-il à présent du personnage B : Êtes-vous d'accord pour observer le comportement du personnage B ? Le personnage B vit à Paris depuis qu'il est né. Le personnage B a été élevé dans une bibliothèque : la bibliothèque paternelle. Le personnage B est la fille d'un homme cultivé, élaboré, abouti, raffiné, de gauche. Le personnage B a toujours vu cet homme qui est son père comme un homme important empreint de dignité. Le personnage B habite à Paris un grand appartement des beaux quartiers. Le personnage B, depuis la maternelle, fréquente un certain nombre de ses semblables, destinés par la hauteur de vue de leurs parents au même type d'accomplissement. Le personnage B travaille bien à l'école. Le personnage B lit Proust à dix ans, Faulkner à onze, Woolf à douze, Céline à treize. Et puis ça s'accélère le personnage B prélève compulsivement dans la bibliothèque des chefs-d'œuvre absolus qu'il ingurgite en peu d'années. Le personnage B n'a pas été sauvé à dix-sept ans par James Joyce : le personnage B a lu James Joyce à douze ans : James Joyce lui appartient légitimement. La littérature circule dans l'atmosphère au même titre que l'oxygène que l'on respire. Et la pensée. Et la philosophie. Le personnage B a décidé à seize ans qu'il ferait une grande école de la République : Normale sup par exemple. Le père du personnage B approuve ce choix : C'est un excellent choix, dit au personnage B le père du personnage B. Le personnage B a vu défiler à la maison, à la table familiale, un grand nombre d'individus qui avaient fait cette école. Le personnage B, à juste titre par ailleurs, a toujours été impressionné par l'esprit, la culture, la conversation des individus qui avaient fait cette école. C'est pour ça que je veux faire cette école moi aussi, dit le personnage B au père du personnage B. Elle a raison. Le personnage B a raison : j'aurais fait pareil à sa place, ma chère Marie-Odile. Simplement, à dix-huit ans, j'ignorais même que cette école existait ! Le personnage A, au moment où il pousse la porte du théâtre du Rond-Point, est doublement ému. D'abord par Joyce et par la perspective d'une anfractuosité joycienne qui s'offrira à l'abriter. Et ensuite car c'est la première fois que le personnage A va au théâtre - si l'on fait abstraction des pièces de Robert Hossein qu'il est allé voir au palais des Congrès avec le lycée de Corbeil-Essonnes où il était scolarisé. Le personnage A a trouvé cette pièce par hasard en couverture de Pariscope. Le personnage A a été saisi de voir le nom de James Joyce en couverture de Pariscope. Le personnage A a téléphoné au numéro indiqué sur la couverture de Pariscope. Pour rien au monde le personnage A ne se serait rendu au théâtre ce soir-là accompagné par un ami. Le personnage B est déjà allé au théâtre des centaines de fois depuis qu'il est né. (Je prends soin d'énoncer ces vérités de la manière la plus impassible qui se puisse concevoir, paisible et pacifique : comme on écosse des haricots devant un feu de cheminée.) Le père du personnage B donne au personnage B un grand nombre de conseils sur les pièces qu'il faut voir. Ce soir-là le personnage B s'est entouré d'un certain nombre d'amis. Ils se sont rendus au théâtre en taxi car il fait froid, il vente, il pleut, Un temps typiquement automnal, peu clément, dont il faut s'abriter. Il est arrivé que le personnage A croise par hasard dans des soirées (auxquelles l'avait convié Marie Mercier) des équivalents du personnage B. À chaque fois que le personnage A a croisé quelque part des équivalents du personnage B, les équivalents du personnage B ont méprisé, ont tenté d'humilier, d'offenser, de ridiculiser le personnage A. Ils ont fait sentir au personnage A que la culture leur appartenait : on a instruit le personnage A qu'il usurpait le droit qu'il s'octroyait de revendiquer une connaissance intime (j'allais dire amoureuse) des œuvres de Mallarmé, de Joyce ou de Breton : un imposteur, un clandestin, un lettré frauduleux. Le personnage A se rend compte de ceci qui l'étonne : les équivalents du personnage B se comportent avec le patrimoine culturel comme de plaisants propriétaires terriens : ils le clôturent et en défendent l'accès. Et si vous franchissez la clôture, ma chère Marie-Odile, on vous fait sentir cruellement l'outrecuidance que vous manifestez. Le personnage A a mémorisé un certain nombre d'épisodes où des équivalents du personnage B lui ont fait sentir les insuffisances culturelles qui l'entravaient. Le personnage A ne dispose d'aucune légitimité pour afficher son amour de la littérature : même pas sa sincérité. C'est cette réalité qu'il est difficile de faire admettre aujourd'hui, ma chère Marie-Odile, car l'on voudrait faire croire que le plus grand nombre, sans distinction d'aucune sorte, est le bienvenu dans la culture et la sophistication intellectuelle. Quelle supercherie Marie-Odile ! Le personnage A n'éprouve aucune animosité pour les équivalents du personnage B : il voudrait qu'ils l'admettent. Ce sont les équivalents du personnage B qui éprouvent de l'animosité pour le personnage A et les éventuels équivalents du personnage A. Je noterai que jusqu'ici ce stratagème d'intimidation a parfaitement réussi : On observe que les équivalents du personnage A sont peu nombreux : il s'en rencontre rarement : on les oriente aimablement vers la bureautique.

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007, p. 366-373)

jeudi 20 septembre 2007

autoportraits mentaux aléatoires

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Comme l'écriture. Exactement comme l'écriture. Je me jette aveuglément dans la phrase, je m'y jette à corps perdu sans avoir peur, je lâche mes coups avec confiance (comme on le dit des tennismen), ma gestuelle mentale est profonde, généreuse, aboutie, il y a toujours cette seconde d'oubli où on s'absente à soi-même pour s'en remettre aveuglément à l'ampleur instinctive du jeté (presque un petit suicide), du lancer, de la frappe délivrée - aucune vision intellectuelle de l'issue n'est possible : la conscience se condense tout entière dans le bras, dans la main, dans les doigts - et la phrase s'accomplit comme un miracle, la balle passe au ras du filet, la balle s'écrase sur la ligne de fond, la balle reproduit dans les airs le tracé de la ligne sur le sol et franchit avec éclat l'adversaire qui se trouve au filet (dans l'écriture l'adversaire c'est soi-même et la peur de soi-même : c'est lui en général qui intercepte la phrase que l'on écrit mollement, sans confiance, avec le bras qui tremble). (p. 311-312)

Il fallait des couilles, une cuirasse en acier trempé, ce dont naturellement Laurent Dahl se trouvait démuni, pour affronter les traders sur leur ligne, si sûrs d'eux, si insultants à son égard. Ses jambes tremblaient. Son cœur battait. Un douloureux boulet de fonte s'incrustait dans son ventre. Il avait, dans un tiroir de son bureau, du Spasfon pour les crampes, du Maalox pour les brûlures, de l'Aspégic pour les migraines, du Primpéran pour les nausées, de l'Altocel pour les diarrhées. Il abusait, à l'opposé des certitudes de Clotilde, de la chimie et des médicaments, qui colmataient les brèches, réduisaient les fissures, atténuaient les stridences, minimisaient les douleurs diversement localisées que ces altercations occasionnaient. Laurent Dahl assumait avec difficulté les affrontements auxquels le conduisaient ses enquêtes opiniâtres : il détestait les conflits et rapports de force frontaux : il détestait les climats délétères et les soupçons d'ostracisme : il aimait être aimé. (p. 344-345)

Je vais mettre en réseau des éléments qui n'ont rien à voir les uns avec les autres. Des éléments qui vont tenir ensemble par la seule force de la structure conceptuelle qui les rassemble. C'est comme un logiciel de calcul. C'est comme un logiciel mathématique qui produirait des autoportraits. (p. 533-534)

Comme tout système digne de ce nom, philosophique ou mécanique, le mien possède un regard, un regard supposé, un regard théorique, un point de vue déterminé. Comme en peinture d'ailleurs, avec la position de l'œil du regardeur qui détermine le point de fuite. En l'occurrence, ce point de vue est celui d'un observateur attablé sur la terrasse du Nemours, le café du Palais-Royal. (p. 534)

Cela s'appelle le système Cendrillon. Il résulte de ce système la formation d'un certain nombre d'autoportraits mentaux aléatoires. Les éléments fondamentaux de ce système, que celui-ci est destiné à connecter de mille manières, sont les suivants. C'est une liste large. Le Palais-Royal. L'automne. Cendrillon. La salle de bal. Le soulier. L'espace. Le temps. Le présent. L'extase. Le théâtre. La femme. La reine. L'instant. La grâce. La danse. La magie. Le sortilège. Le passage. L'au-delà. L'au-delà ou l'ailleurs. Tout converge vers cet espace qui se situe hors champ, symbolisé dans mon système par la virgule de pierre qui donne accès, depuis l'esplanade, aux jardins du Palais-Royal. Ce système me résume. Ce système énonce qui je suis. Je vais dire qui je suis à l'auditoire de Gênes en faisant fonctionner devant lui cette petite machine conceptuelle. Les rouages que je viens d'énumérer s'amusent les uns avec les autres comme des écoliers dans une cour de récréation. L'ailleurs est donné par Cendrillon. L'affranchissement et l'accession à la lumière (tels qu'entrevus dans Brigadoon et Le Trou) sont donnés par Cendrillon et par la figure irradiante de la reine. Cendrillon est donnée par la salle de bal. Le carrosse de Cendrillon est donné par la bouche de métro de Jean-Michel Othoniel. La salle de bal est donnée par les sept lustres de l'esplanade. L'automne aussi est donné par la salle de bal. L'espace de l'automne et l'espace de la salle de bal de Cendrillon coïncident parfaitement : c'est l'esplanade du Palais-Royal qui superpose leur transparence à la faveur d'une vérification géométrique qui fait extase. La magie est donnée par l'automne. La magie est donnée par Cendrillon. Le Trou est donné par ma cave au Palais-Royal. Proserpine est donnée par ma cave au Palais-Royal. L'automne est donné par Proserpine. Le temps est également donné par Cendrillon. L'absolu est donné par minuit. Le Présent est donné par le Théâtre Français. L'ailleurs est donné par la virgule de pierre. La danse, la grâce, l'instant, sont donnés par le studio de Preljocaj à l'Opéra, situé au bout de l'avenue, mais aussi par l'esplanade du Palais-Royal, qui s'impose également comme une scène de théâtre. Brigadoon est donné par la danse. Le soulier de Cendrillon est donné par Christian Louboutin, dont tu n'ignores pas que les bureaux sont situés au Palais-Royal. La reine est donnée par le Palais-Royal. La reine est donnée par Médée. Les souliers de Christian Louboutin sont donnés par les pointes des étoiles. (p. 535-536)

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007)

Je l’ai ouvert avec un peu de méfiance, en raison du buzz sentant le succès fabriqué qui l’accompagne, mais j’ai été séduite : Cendrillon est un grand roman ambitieux et inventif, qui mélange avec jubilation les tons, passant sans cesse du réalisme social à l’art poétique puis à l’enchantement du conte, tantôt midinette, tantôt caustique, parfois un peu bavard, souvent très drôle, à la fois narcissique et plein d’autodérision.
Dans ce roman dont il me plait qu’il s’ouvre et se referme sur l’image d’un homme en fuite, prêt à sauter dans un avion (en abandonnant son soulier de vair ?), Éric Reinhardt met en scène ceux qu’il aurait pu être, ses « avatars synthético-théoriques », qui dessinent quatre lignes de fuite possibles pour un même adolescent humilié.

Éric Reinhardt est né en 1965 à Nancy. Il vit et travaille à Paris et est éditeur de livres d’art.
Il est l’auteur de Demi-sommeil (Actes Sud, 1998), Le Moral des ménages (Stock, 2002) et Existence (Stock, 2004).

On peut lire en ligne deux entretiens :
« Réaffirmer l'importance du poétique dans nos vies » (Le Monde)
et « Les 3/4 des romans actuels sont ringards » (Technikart)
et de très nombreux articles et billets, que je vous laisse demander à google, en conseillant, tout de même, « Le carosse des humiliés » de Philippe Lançon, (Libération, 23 août 2007).

mardi 18 septembre 2007

faites un exercice

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Le vocabulaire scientifique console et protège le médecin. Il lui permet de continuer à mener une vie normale après avoir annoncé aux autres que la leur ne le serait plus jamais. Mais le vocabulaire scientifique peut aussi, tel un boomerang, se retourner contre celui qui l’emploie et le frapper en plein visage au moment où il s’y attend le moins. (p. 31)

Il y a trop de maladies, beaucoup trop. Et il y a aussi trop de médecins. S’il y avait moins de médecins, certaines maladies ne porteraient pas de nom. On ne les connaîtrait pas. Elles flotteraient dans l’univers vague des maladies non identifiées et on pourrait ainsi être sûr de ne pas en être atteint. Alors que tous ces noms et toutes ces maladies et tous ces symptômes sont constamment autour de nous et nous menacent. Nous sommes menacés par les maladies et notre résignation est entamée, à un moment ou a un autre, par une peur sourde dont rien ne peut nous affranchir. (p. 61)

On n'est
On n'est pas
On n'est pas là
On n'est pas là pour
On n'est pas là pour disparaître

Des fois, ma mémoire chavire. C'est comme un trou noir à l'intérieur duquel je sais qu'il y a quelque chose que je devais chercher. Je ne me souviens plus quoi, mais il y avait là, dans le trou, quelque chose et ce quelque chose me manque. C'est bizarre d'éprouver le manque de quelque chose qu'on ne connaît pas. D'habitude, quand quelque chose manque, on sait ce que c’est, c'est d'ailleurs pour ça qu'il ou qu'elle manque. Le manque, c'est quand on me retire une chose dont je sais qu'elle m'est nécessaire et dont l'empreinte reste en moi vivace. Mais là, c'est autre chose, un manque flottant, un manque profond que je ne peux pas circonscrire. C'est pire, bien pire, parce que j'ai beau réfléchir, je ne sais pas ce qui manque. (p. 64)

Faites un exercice. Imaginez-vous dans la situation de celui dont l’histoire a été engloutie.

Imaginez-vous à table, dans l’ignorance de ce que vous mangez, de l’endroit où vous vous trouvez, des objets qui vous entourent, des gens qui vous parlent familièrement et qui vous paraissent des étrangers. (p. 145)

Pour se venger du docteur Alzheimer qui allait à coup sûr réussir mieux que lui dans le domaine scientifique, le professeur Kraepelin a décidé de donner le nom de son concurrent à une maladie qui transforme un être de raison en animal apeuré et sans défense. (p. 162)

On peut développer pendant des années une terrible maladie sans le savoir. On peut, pendant des années, continuer à vivre normalement alors qu'à l'intérieur un travail méthodique de destruction de l'organisme s'est engagé. En même temps, quelle que soit la maladie dont on meurt, on peut dire cela de tous et de chacun. À partir du moment où le corps acquiert sa forme adulte et, si on veut, définitive, commence le lent cheminement vers la fin. Tout ce qui advient, accidents divers, émotions fugitives ou moins fugitives, participe d'une manière obscure et indéchiffrable aux modes particuliers que choisira la mort pour nous frapper. Si on pense l'existence à partir de sa fin, il devient possible voire inévitable de croire à la fatalité. Il n'y a plus de hasard et cela n'est pas rassurant. (p. 189)

Il est particulièrement difficile de découper des citations dans ce récit à la fois prismatique et très construit, en une rigoureuse spirale qui aboutit à ce constat :

C'est trop compliqué
d'être un homme
de travailler de dialoguer de s'étonner de sourire d'encaisser sans rien dire
de ne pas douter
de soi
des autres
c'est compliqué
d'être curieux d'être ouvert d'être attentif d'être prêt
au meilleur comme au pire
de supporter
la douleur l'abandon la déception la jalousie
c'est compliqué
d'aimer
d'être sûr de soi
d'être rassurant
d'être fort
c'est compliqué
de ne pas en vouloir aux femmes
à toutes les femmes
d'éduquer des enfants
de rester là
de regarder la télé d'un air détaché
de réprimer ses désirs
de faire comme si c'était normal
comme si c'était normal de vivre
et de mourir
comme si ce n'était pas révoltant
humiliant
désespérant
comme si on n'avait rien de mieux à faire
qu'attendre
c'est compliqué
d'accepter la mort
de ses parents
de ses amis
et bientôt la sienne
de ne pas succomber à la panique
à la lâcheté
c'est compliqué
d'être propre bien habillé correct présentable
de se contrôler
de se maîtriser
de se contenir
de se respecter
de manger avec des couverts
de boire dans des récipients
de se lever
de se coucher
de chier aux bons endroits
et à heures fixes
de se raser
de bricoler
d'être tolérant d'être indulgent
d'être humain
c'est compliqué
de comprendre ou de cacher quand on ne comprend pas
d'être ingénieux ou de cacher quand on ne l'est pas
de s'habituer ou de cacher quand on ne s'habitue pas
d'être furieux sans le montrer
d'être triste sans le montrer
d'être seul sans le montrer
d'être là plutôt qu'ailleurs
d'être prisonnier
c'est si compliqué
il prend un couteau sur la table
et comme elle continue à parler
avec des mots qu'il ne saisit pas
il l'efface
et il s'efface avec elle
d'être un homme
c'est trop compliqué
(p. 214-216)

Olivia Rosenthal, On n'est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)

Olivia Rosenthal est née en 1965 et est maître de conférences à Paris 8.
Il faut lire tous ses romans, publiés aux éditions Verticales, depuis le premier, intitulé Dans le temps en clin d'œil aux derniers mots de la Recherche.

Sur On n'est pas là pour disparaître, on peut lire et écouter en ligne :
- une page France Culture et Télérama : émission Tout arrive!, entretien, article
- un beau billet de Philippe De Jonckheere (15 septembre 2007)
- et d’autres citations dans le Journal LittéRéticulaire de Berlol

lundi 17 septembre 2007

la face télégénique de la violence

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Un paillasson.
Et moi qui avais passé une partie de ma jeunesse au Café des Ormeaux à expliquer comment combattre le Capital par la pensée, moi qui m'étais toujours enorgueillie d'être un écrivain de la révolte, un écrivain qui violait la syntaxe, un écrivain qui saccageait le beau style pour en faire de la charpie, moi qui me flattais d'être une démolisseuse de la phrase, une terroriste de la narration, la progression ? fadaise ! le dénouement ? foutaise ! la psychologie ? pfuit ! les conventions ? à balayer ! les personnages ? vieilleries d'un autre siècle !, un écrivain révolutionnaire quoi, bien que ce mot fît honte, moi donc, l'écrivain de toutes les rébellions, je n'osais dire merde de vive voix à un marchand de hamburgers.
Force m'était d'en convenir : j'avais le cœur poltron. (p. 78-79)

J'avais dû, comme lui, dissimuler aux autres mes basses extractions, ce qui expliquait en partie cette prudence à parler qui nous était commune et qui limitait le plus souvent nos discours aux sujets de première nécessité, prudence à parler dont nous parvenions à nous défaire, lui en buvant, moi en écrivant des livres dans une langue très oublieuse de ses origines.
J'avais dû tout apprendre des règles implicites qui arbitraient le monde littéraire dans lequel, depuis dix ans, j'évoluais, sans parvenir réellement à m'y plier, sans parvenir à m'y sentir à l'aise, toujours gauche, mal assurée, d'une timidité native, refusant de mon propre chef de fréquenter la fine fleur des gens de lettres, ce qui passait pour une mise à l'écart du milieu, souffrant de cette méprise qui faisait de ma réclusion volontaire un ostracisme subi, supportant aussi mal de demeurer solitaire dans mon appartement que de me voir contrainte d'en sortir, et toujours d'une discrétion et d'une modestie parfaites, lesquelles faisaient dire à mes voisins : Elle n'a pas l'air d'un écrivain. (p. 107)

Lydie Salvayre, Portrait de l'écrivain en animal domestique (Seuil, 2007)

Cette farce sur la servitude volontaire appartient à la veine cocasse et jubilatoire de l’œuvre de Lydie Salvayre, qui s’y moque de la posture éthérée de l’écrivain tout autant que de la vulgarité libérale, très à la mode ces temps-ci :

Je finis par penser que Tobold avait compris avant tout le monde que la vulgarité, qui m’apparaissait comme la face maquillée de la violence, sa face avenante, télégénique et tape-à-l’œil, sa face commerciale en quelque sorte, que la vulgarité, désormais, était payante. (p. 149)

en abusant avec bonheur de l’imparfait du subjonctif :

Le 26 août, il organisa à Little Rock une conférence sur la philanthropie innovante, à laquelle participèrent son ami Bill (Gates), son ami Bill (Clinton) et le très fringant Ted Turner, lequel conseilla aux participants de donner le plus d'argent possible aux populations démunies, seul moyen d'éviter qu'elles ne s'énervassent, qu'elles ne s'enflammassent et qu’elles ne dévastassent la Terre entière, mais en ayant soin de garder toujours quelques milliards de dollars par-devers soi, on ne sait jamais, une révolution est vite arrivée, par ces temps de désordre. (p. 234)

de la caricature baroque :

(...) c'était, je crois, ce que Tobold attendait de moi, que j'en fisse trop, que j'appuyasse, que je surlignasse, que j'en rajoutasse des couches et des couches sur le faux en espérant qu'il fît vrai, selon la méthode littéraire dite baroque, fort appréciée des Hispaniques qui sont tous des exagérés, mais tenue en suspicion par les Français, qui ne plaisantent pas, comme on le sait, avec le sens de la mesure. (p. 74)

et des citations incongrues :

Sharon, assise face à lui, croisa et décroisa ses jambes à toutes fins utiles (nous offrant un assortiment merveilleux de figures destinées à incarner la question du voilement/dévoilement telle que la pose Martin Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?) et en vint, après les gracieusetés et badinages requis, à l’objet de sa visite. (p. 83)

Son hommage à Rabelais, intitulé « Au Très Illustre et Révéré François Rabelais, docteur en médecine », dans les pages du NouvelObs éclaire sur le pari - éminemment réussi - de Lydie Salvayre : susciter le « grand rire (...) précieux à la santé de l'âme ».

voir aussi deux articles en ligne :
Jérôme Garcin (NouvelObs, 6 septembre 2007)
et Martine Laval (Télérama, 3006, 25 Août 2007).

dimanche 9 septembre 2007

le mont Fuji tout proche

La question revint, et se précisa, ce qu'il fichait là, dans la ville ? Si c'était d'un japon champêtre qu'il s'était amouraché, avec ses monts brumeux et ses sentiers déserts, ses bords de mer et ses pruniers, que ne battait-il la campagne ? La cherté des transports et la médiocrité de sa débrouillardise étaient-elles de simples prétextes ? Non, non, non, se répondait- il, et même si je savais conduire, sillonner le pays en Twingo n'aurait pas pour moi le moindre charme. La nature au japon était encore très belle, il n'en doutait pas une seconde, il en doutait si peu qu'il l'imaginait aisément, il l'imaginait si bien que la voir était superflu. Son esprit était ainsi fait que de savoir le mont Fuji tout proche le dispensait d'en faire l'ascension. Sans compter la probabilité d'une déception proportionnée, le regret de ne pas l'avoir fait était presque aussi délicieux que la vision du mont Fuji elle-même, il en aurait mis sa main au feu. Du reste, c'était le début de l'été, l'époque des cerisiers en fleur était passée, s'il avait voulu se vautrer dans son rêve, il serait parti fin avril, ou bien à l'automne, et pour Kyôto de préférence, en vue d'y voir rougir les temples et de traîner dans les feuilles mortes - aux accents discrets d'un shamisen. Il n'avait pas prémédité longuement ce voyage. Sur un coup de tête, il s'était vu y engloutir de risibles économies.
Quinze jours plus tôt, il ne pensait pas du tout à fuir. (p. 43-44)

Tu es content de ton séjour ?
Je ne voudrais pas exagérer, mais je ne me rappelle pas m'être jamais senti aussi ... aussi léger.
Et en y repensant il n'aurait pu dire mieux, ou plus que ça, cette sensation de légèreté. Inappréciable, quand tout d'ordinaire lui semblait peser des tonnes, son passé, sa peur de la mort, la moindre chose qu'on attendait de lui, son corps, les choses, la vie, quoi, tout ce qu'il n'avait pas choisi. Propos d'ivrogne, peut-être, peut-être pas, il se sentait réellement changé, heureusement déboussolé, démagnétisé. Ce qu'il avait pu mariner - quand il suffisait de tourner la tête, d'un pas de côté. Chez lui c'était encore la nuit, il ferait jour lorsqu'il s'y poserait. Le wagon était presque vide, étincelant de propreté, il glissait dans un silence parfait. Ernst s'était installé dans le sens contraire de la marche, afin de ne pas perdre une miette de tout ce qu'il quittait. Dix jours loin de soi, c'était un début, s'il en tirait trois minutes de musique, ce serait le bout du monde, ce serait bien. Au diable les symphonies. La banlieue s'étira et ses centaines de maisons grises et de jardinets identiques, puis ce furent les rizières, les forêts touffues de l'aller qui se balançaient doucement dans le vent. (p. 108-109)

Didier da Silva, Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007)

samedi 8 septembre 2007

d'aise, il soupira

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Ce n'était pas un stylite dans son désert, ni un ermite dans sa forêt, il était à Tôkyô par un bel après-midi de juin et, soit volonté soit caprice, il hurlait ces simples mots : Rien à foutre de la réalité. Il s'appelait E.T.A. Hoffmann, comme le poète, ses amis l'appelaient Ernst ou Theodor, jamais Amadeus, c'était trop ridicule.
Comme il s'exprimait en français et qu'il hurlait intérieurement, il n'attirait pas l'attention. Il avait beau s'être juché sur un banc du square dit de la Place du Chien, celui-ci faisant face à l'entrée du métro le plus fréquenté, il n'y avait pas de chance qu'il suscite autre chose que l'indifférence la plus absolue, du reste les Japonais se fichent des Occidentaux comme de leur premier hamburger. Des flots d'adultes cravatés et de jeunes gens peroxydés le croisaient sans lui jeter un seul regard et cette solitude le ravissait, elle augmentait sa joie d'avoir trouvé une phrase qui soit à la fois un sésame, une devise, un programme. Rien à foutre de la réalité. Rien à foutre de la réalité ? À cheval sur les frontières de l'inaudible, son murmure ne souffrait pas de la concurrence des cris, appels, jingles et musiquettes des proches rues commerçantes. Il se situait dans une autre sphère, celle de sa conscience, silencieuse en dehors de moments de panique, d'épisodes migraineux.
Il en eut bientôt assez d'être debout. Sans interrompre sa psalmodie, il prit le parti bourgeois mais commode de s'asseoir sur le banc, il était fait pour ça, et le temps pas moins doué passa, passa, si bien que le soir tomba.
Dans l'intervalle, Peu me chaut la réalité fut préféré et adopté, la répétition du mot foutre se révélant pénible, à l'usage. (p. 13-14)

L'avait frappé, en y mettant le pied, que tout semblait converger là. La circularité des lieux n'est pas seule en cause, le grand carrefour de Shibuya - le square n'en occupe qu'une dixième partie, d'ailleurs excentrée - ne propose rien de moins, dirait-on, que d'occulter le reste du monde. Il paraît peu probable, par exemple, qu'au-delà de cette arène de hauts immeubles high-tech se maintienne la vaste blague qu'on connaît sous le nom d'Europe. Il n'y croit plus. Ce n'est ni si enviable ni si vrai que cette tiédeur grise qu'il boit à longs traits, que l'élégance des mots, signes, lignes, partout continuée, que la grâce tranquille de milliers de personnes traversant un théâtre de verre, de fibre optique, d'acier coloré. Ernst feint de penser qu'il n'a pas de passé et la ruse fonctionne, dans ce décor infiniment urbain et très résolument moderne il ne se sent plus une contradiction, ici coexistent, pacifiés, le néon Sprite et l'idéogramme séculaire, l'hystérie consumériste et l'ambigu sourire princier d'une lycéenne translucide. Il s'éprouve quantité négligeable, paquet d'histoires mortes, témoin, enfant, idiot, c'est loin d'être désagréable. (p. 16-17)

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Les sushis étaient quelconques, le thé vert insipide avec ostentation. Il y avait une paix si grande dans ce décor impersonnel, ces échoppes désertes, ce repas médiocre, à l'écart du milieu de nulle part, à cent lieues de sa célèbre beauté. À demain temples et jardins, lotus et pagodes, l'extase au surlendemain. On voit plus nettement son âme dans des espaces qui n'en ont pas.
Il considéra son âme. Elle avait disparu. D'aise, il soupira. (p. 24)

C'est une chose apparemment commune, de l'eau tombant du ciel. Mais si c'est une eau tiède et douce, qu'elle tombe en gouttes fines et régulières et diffuse une lumière grise, rehaussée d'un blanc frémissant sur le contour des objets qu'elle frappe, et qu'elle nimbe subitement la statue d'un shôgun comme il passe devant les hautes murailles de Chiyoda-ku, c'est une chose folle, inconcevable.
Ernst n'a pas dormi depuis près de quarante-huit heures, la désinvolture avec laquelle son cerveau associe d'habitude le mot de pluie à ce phénomène n'est plus que l'ombre d'elle-même. Le prodige demeure et sa stupéfaction s'accroît, les ombres aussi et l'éclat qui les frange, l'effet produit est tout à fait semblable aux premiers scintillements du cinématographe.
Il n'y avait pas, dans un périmètre immédiat, âme qui vive. Un corbeau vint se poser sur la tête du shôgun, qui du coup n'eut plus l'air si sévère, Ernst allait en sourire. Statue, pluie et corbeau, ces trois éléments combinés ne formaient pas une vision datable. Cette incertitude, d'autant plus saisissante qu'elle prenait place en un temps, le matin, que son corps ne reconnaissait pas, pour lui c'était obstinément la nuit, fut la source dans le cœur de ce corps d'une émotion intense, comme la confirmation extérieure de ce qui, depuis deux jours, tenait lieu plus haut de pensée. Sans qu'il y soit pour rien, la réalité se diluait et pour finir se niait. C'était trop d'étrangeté d'un coup. (p. 33-34)

Didier da Silva, Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007)

Didier da Silva est né en 1973 dans les Bouches-du-Rhône.

Hoffmann à Tôkyô est son premier roman ; c'est le récit délicat et impressionniste, entre drôlerie et contemplation, de la manière dont un narrateur parvient (en dépit d'un manque total de méthode) à dissoudre sa déprime dans un Japon plus rêvé que réel.

jeudi 6 septembre 2007

tout à fait libérée

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Je m'appelle Suzanne, j'ai cinquante-deux ans. Cela fait bien trente-cinq ans que je travaille. Douze ans dans ce bureau. Et voilà qu'on me voit assise sans bouger sur un banc à huit heures du soir.
Et ça fait combien de temps que je me suis mariée ? dit Suzanne. Cela fait bien trente ans. Oui. Cela fera trente ans. Il y aura trente ans l'an prochain que je me suis mariée, vingt ans que j'habite cette ville. Et qu'est-ce que cela fait si je reste assise maintenant sans bouger, ce que tout le monde peut voir, sans compter se demander, une femme sur un banc, à huit heures du soir sur un banc, toute seule et assise sur un banc, le banc de la rue Montalbert, si déserte à huit heures du soir. Qu'est-ce que cela fait donc, le banc de la rue Montalbert est presque sur mon chemin, il est donc naturel que je m'assoie puisque je suis si lasse. (p. 11)

Et puisque je suis là, dit Suzanne.
De plus en plus assise.
Et puisqu'il faut sécher.
Mon manteau tout mouillé. Je ne suis pas convenable. Mes chaussures, pleines de boue, je ne suis pas convenable ; et mes bas déchirés, mon sac, tout est trempé, tout est devenu sale...
Mais mes pieds. Non. Vraiment. Je ne peux quand même pas mettre mes pieds ici. Pas encore sur le banc. Puisqu'il ne fait pas nuit, dit Suzanne. Et puisqu'il ne pleut plus, attendre que ça sèche. Déjà ça. Attendre ça. Et mes cheveux aussi. Mouillés comme ils le sont ils ne sont pas convenables, je n'ai plus de coiffure. Et mon manteau mouillé, il ne ressemble à rien, je ne suis pas convenable. Trente-cinq ans de travail pour en arriver là. Assise sur un banc. (p. 16-17)

Mais qu'on ne me voie plus dans la nuit qui avance, c'est ça qui me soulage, dit Suzanne. Puisque je ne rentre pas. Puisqu'on ne me voit plus. Puisque je suis une ombre. Puisque je suis partie et ne fais plus partie de ce monde, des femmes, qui rentrent à l'heure le soir, dans leur maison, le soir, à six ou sept heures, tous les soirs, après le travail et les courses ; qui retrouvent leur mari, leurs enfants, leur maison, la table et la cuisine ; qui dorment dans leur maison, à côté de leur mari, dans la chaleur du lit et les bras de leur mari ; qui parlent de leur travail, si ça s'est bien passé, et qui parlent de l'école, et comment s'en sortir, et quel avenir ensuite, à table, dans la cuisine, et encore dans le lit, à côté de leur mari, quand tous les enfants sont couchés. Et tout ça tous les jours, semaine après semaine, année après année, et la vie n'est que ça, et il peut bien y avoir toutes les difficultés, toutes les peines du monde, ça ne compte jamais, puisque tout recommence. (p. 22-23)

Parce que ça s'est passé, dit Suzanne.
Ce qui semblait immense, impossible à réaliser, s'est accompli tout seul du seul fait que le temps passe.
Et comme les choses sont simples quand elles ne bougent plus ! dit Suzanne. Les voilà bétonnées dans un ensemble clos qu'on ne peut renverser. Comme il est bon alors de ne plus rien vouloir et d'être comme de l'eau qui coule, tout simplement, sur la pente d'un chemin... Et comme les choses soudain qui semblaient solennelles nous apparaissent naïves, plus du tout mystérieuses mais limpides comme l'eau claire. Plus rien n'est à attendre d'agréable ou de déplaisant et rien n'arrivera plus, puisque c'est fait, maintenant, que peut-il se passer ?
Je pense à ma jeunesse comme à une demoiselle qui me rendrait visite, mais elle est pressée et me quitte, et sur le banc désert je ne suis plus qu'une dame entourée de grands arbres et qu'on ne salue plus. Ma peau tiède et mouillée m'apparaît en rêve fripée : je suis une vieille femme assise sur un banc, tout à fait libérée de la tâche d'être jeune, qualifiée et jolie. (p. 36-37)

Et je devrai alors dans le bois de ce banc m'enfoncer pour de bon, être de sa matière et de sa couleur verte, ou simplement rester, laisser faire les années (au bout d'un moment on sait bien que les choses de ce monde deviennent transparentes), et alors je ferai partie du paysage, partie de la ville, de ces rues, des places et des jardins, comme la rue Montalbert, comme la place du même nom, comme les platanes, les bancs, les pierres des monuments, comme les colonies de pigeons ou n'importe quel pauvre. (p. 42-43)

Christina Mirjol, Suzanne ou le récit de la honte (Mercure de France, 2007)

ce « récit » aux accents beckettiens est le monologue terrible et obsessionnel d'une femme, qui, le soir de son licenciement, refuse de continuer et s’assoit sur un banc pour ne plus en bouger.

Christina Mirjol est née à Casablanca en 1949.
Elle est aussi l’auteur de textes pour le théâtre :
Les Cris (Éditions du Laquet, 1999)
La fin des paysages. Polyphonies : récit (Éditions du Laquet, 2001)

mardi 4 septembre 2007

dans toutes les directions

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J'ai commencé à m'intéresser aux cartes quand j'ai compris qu'elles n'entretenaient que des rapports très lointains avec le réel. Séchés, découpés, compressés, coloriés, annotés, les lieux y sont comme des ailes de papillons dans un album : des trophées à manipuler avec précaution. (p. 9)

Pendant un an, j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue. Au cours de cette quête, j’espérais, comme les héros de mes livres d’enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde. (p. 10)

À errer sur ces périmètres vacants où rien n'accrochait le regard, j'éprouvais le même sentiment de flottement qu'à la lecture des Corps conducteurs de Claude Simon ou de L'lnquisitoire de Robert Pinget, textes qui ne comportent pas de perspective clairement ménagée mais déploient, telles des cartes, leurs minutieuses descriptions dans toutes les directions et où chaque détail, même le plus trivial, est riche d'un mystère jamais épuisé. Pareils livres manifestent l'étendue, contrairement aux récits de voyage, qui se contentent de réduire l'espace à un itinéraire et d'aligner dates et noms comme on collectionne les cartes postales. (p. 99-100)

Les lieux vides et flous que j'explorais m'offraient le surplus d'inconnu que me refusait désormais la fiction, musique d'ambiance moulinée par la télévision et les magasines, pâte grise égalisant les surfaces, arrondissant les angles et bouchant les fissures. J'étais revenu au réel pour trouver du merveilleux, alors que c'est précisément cette quête qui m'en avait, à l'origine, éloigné. Mais le monde s'était, depuis, considérablement agrandi, et dès qu'on quittait les itinéraires balisés où il présentait sa face usuelle, acceptable, tout s'obscurcissait. C'était dans ces endroits où la réalité excéderait le texte que je voulais me tenir le plus longtemps possible, regardant les phrases gigoter en tous sens comme des poissons fraîchement capturés. (p. 103-104)

Philippe Vasset, Un livre blanc. Récit avec cartes (Fayard, 2007)

Un livre court mais dense, très personnel et très abstrait, qui parle de l’écriture et de la société, de la conscience et de la réalité, de l’aventure et de la contemplation, du passage du temps.

Visiter aussi zones blanches ? Atelier de géographie parallèle : « ce site n’est pas une carte » mais on peut passer des heures à explorer les photographies, sons, vidéos et textes qu’il propose, pour prolonger cette parenthèse du texte :

(ce livre connaîtra un sort similaire : avant même sa publication, certains des lieux qu'il décrit auront été effacés par le reflux urbain, et d'autres seront apparus. Pour éviter qu'elle n'aboutisse, comme la carte qui lui a servi de support, à une représentation figée, l'expérience commencée ici sera poursuivie sur un site Internet, http://www.unsiteblanc.com, avec l'aide des membres de l'Atelier de géographie alternative, un groupe mis en place pour figurer graphiquement ce qui échappe aux représentations usuelles de l'espace). (p. 62)

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Philippe Vasset est né le 7 juin 1972.

Sur Un livre blanc, on peut lire :
- François Bon, « Zones vides de la ville » (tiers livre)
- Dominiq Jenvrey, « Fiction documentaire (1) » (remue.net)
- Fabrice Gabriel, « Carte blanche », (Les Inrockuptibles, 612, 21 août 2007, pas en ligne)
- et, sur le site des éditions Fayard, on trouve un entretien video et une bio amusante :

« N'ayant pu faire aventurier international faute des fonds nécessaires à une indispensable greffe de pectoraux, Philippe Vasset s'est rabattu sur le journalisme et l'écriture. Il a publié chez Fayard deux romans peuplés d'aventuriers tous plus internationaux les uns que les autres, Exemplaire de Démonstration (2003 - traduit en anglais, italien et russe) et Carte muette (2004), et un récit totalement dépourvu d'aventures ou d'aventuriers, Bandes alternées (2005). Fatigué de tours du monde en jet privé, d'atterrissages forcés sur des pistes cahoteuses et de rations périmées avalées à l'arrière d'un pick-up, il a consacré son dernier ouvrage, Un livre blanc, à l'exploration des marges de Paris (où il a tout de même réussi à se faire voler son sac).
Philippe Vasset est également rédacteur en chef d'Intelligence Online, une publication spécialisée sur le renseignement, activité qui est à l'aventure internationale ce que le bain moussant est à la starlette.
Lorsqu'il n'est pas absorbé corps et âmes dans une enquête internationale à haut risque, Philippe Vasset regarde les Simpsons à la télé. »

lundi 3 septembre 2007

un réel prismatique

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Igor devait photographier certaines choses séance tenante.
La photographie répondait au fonctionnement de son système nerveux. (p. 67)

Igor était d'une humeur très étrange. Depuis l'orage, tout se passait comme s'il ne percevait plus le monde qu'au travers des paillettes de verre qui irisaient la surface des meubles et des objets de chez lui. Il découvrait un réel prismatique, composé de souvenirs minces, miroitants, fugitifs, aussi peu visibles que des écailles de poisson sur le bord d'un évier.
Troublé par le mode de fonctionnement inédit qu'adoptaient sa mémoire et sa pensée, il entreprit d'écrire sur un petit carnet noir à élastique des impressions et des images comme l'on note des rêves de peur qu'ils ne s'enfuient au réveil.
Le visage d'un homme dans les rues de Mexico.
Un banc chaud.
Les traces d'un pied humide sur le carrelage.
Un visage penché sur une carte dépliée.
La lumière à travers l'eau d'une fontaine.
*
Il dîna d'une omelette aux fines herbes. Il fit tourner avec le pouce dans la paume de sa main un coquillage fin et luisant comme de la porcelaine. Il appela Monica à Madrid. Il la remercia d'un autoportrait qu'elle lui avait envoyé la veille par internet. Un autoportrait pris avec son téléphone portable tenu à bout de bras. Bougé. Elle faisant le singe. Puis Igor proposa à Monica de passer quelques jours chez lui le dernier week-end de septembre à l'occasion du vernissage d'une exposition collective au musée de l'Élysée à Lausanne. Elle lui dit qu'elle espérait vraiment venir.
Comme toujours ils étaient l'un et l'autre émus de se parler. Et ils étaient frappés par la quantité de choses qu'ils arrivaient à se dire en si peu de temps et en parlant si peu d'eux-mêmes.
*
Le soleil se couchait. C'était l'heure préférée d'Igor. Nuages cyclamen. Montagnes bleu sombre s'obscurcissant. Le chant d'un oiseau. Puis la nuit. Dernier soir d'été. Les gens qui marchent tard dans les rues.
Igor prit dans sa bibliothèque un volume Taschen consacré à Edward Weston. Il ouvrit le catalogue à la page Nude. Oceano.
*
Le lendemain matin Igor nagea près du pont de la Veveyse. Il avançait, la tête orientée vers les vignes. Le ciel était limpide, l'eau calme.
Personne ne s'aperçut de sa disparition. (p. 97-99)

Célia Houdart, Les merveilles du monde (POL, 2007)

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Le beau premier roman de Célia Houdart raconte, dans une prose délicate, prismatique elle-aussi et pleine de surprises, l'histoire d'un photographe en cours de dilution – de fenêtres brisées en yeux aveuglés - dans la nature, omniprésente.

Célia Houdart est née le 17 mars 1970 à Boulogne Billancourt.
Elle est depuis 1997 metteur et scène et plasticienne.
Voir en ligne son site et son blog.
Un bel article de Fabrice Gabriel, « L'éveil au monde » (Les Inrockuptibles, 612, 21 août 2007) est repris sur le site des éditions POL, qui proposent aussi les premières pages du livre.

jeudi 30 août 2007

l’œuvre est amère et non triomphale

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G. qui a inspiré ce livre, et qui nourrit la même ambition, m'a dit, il faut bien occuper sa vie. (p. 14)

À Lausanne, dans une rue descendante et par grand soleil, une femme d'une soixantaine d'années attend gentiment, assise à un arrêt de bus. La rue est un peu déserte en ce jour d'été, peut-être l'est-elle toujours, c'est une rue calme avec des immeubles bas. La femme est bien habillée, elle est droite, propre et fraîche. Elle attend le bus sagement pour aller visiter une amie (dont j'imagine aussi l'appartement suisse, rangé et un peu obscur) ou déjeuner chez un parent, sa fille, son fils... Elle aussi occupe sa vie.
Occuper sa vie, dans la bouche de G., signifie se tenir hors de soi. Peut-on l'imaginer assis, seul, en attente là où rien ne bouge ?
Celui que j'observe, et que j'ai encore du mal à nommer, non plus. Bien qu'on soit saisi par l'isolement que révèlent certaines images, certaines photos. (Une impression assez marquante pour être également à la source de ces lignes.) (p. 16)

« Je cherche le silence et la nuit pour pleurer », les mots de Chimène dans Le Cid. Les hommes que je contemple veulent le contraire. Surtout pas la nuit, surtout pas le silence. Encore moins les pleurs. Rien qui puisse ressembler au temps. (p. 23)

C'est véritablement un de vos personnages, dit un ami à qui je viens de lire certains passages de ce texte. (p. 85)

Mon cahier des jours derniers. Que de répétitions. Dans mon cahier, les jours s'égrènent et se confondent, frénésie monotone où cependant l'histoire s'écrit.
Il n'y a pas de lieux dans la tragédie. Et il n'y a pas d'heures non plus. C'est l'aube, le soir ou la nuit. (p. 126)

Samuel me dit, toi tu as forcément gagné. Quoi qu'il arrive. Et si on n'est pas au deuxième tour, tu auras gagné sur toute la ligne. Tu auras une vraie tragédie.
J'éprouve le saugrenu du mot gagné.
Par essence, l’œuvre est amère et non triomphale.
Celle-ci en particulier. (p. 147)

(…) et c’est exactement cela, me dis-je, que fuient les hommes don je parle, l’endroit où il n’y a rien à attendre, les lambeaux d’hier, le train monotone, l’existence qui passe inaperçue. (p. 181)

Yasmina Reza, L’aube le soir ou la nuit (Flammarion, 2007)

Sentant venir le commentaire assassin, je précise que j’ai acheté et lu ce livre, en dépit d’une couverture médiatique assez dissuasive :
1. pour me faire mon avis moi-même
2. par esprit de contradiction
3. parce que comme personnage romanesque, N. m’intéresse (comme président, moins, mais mon avis n’a pas été suivi par la majorité)
4. parce que j’aime beaucoup la causticité de Yasmina Reza et la manière très singulière dont ses livres en prose notamment (Une désolation, Dans la luge d’Arthur Schopenhauer) décrivent la complexité des comportements humains.
5. parce que je me demande avec insistance pourquoi elle a fait ce livre
6. pour faire comme tout le monde
7. pour faire parler les commentateurs !?

... et j’ai bien fait, car j'y lis autre chose que ce qu’on veut nous vendre : une sorte de tentative d’épuisement d’un homme politique, tentative impressionniste, voire pointilliste (un peu comparable, finalement, au projet de Philippe Vasset scrutant les blancs des cartes) et qui débouche sur un sentiment de vide absolu, malgré l’agitation affolée des jambes terminées par les « pompons » remuants des chaussures (l'un des leitmotiv).

Yasmina Reza est née le 1er mai 1959 à Paris.
La pièce qui l'a rendue célèbre, Art (1994), est disponible en vidéo.

Si vous souhaitez des extraits plus « politiques », voyez le NouvelObs ou Rue89 ; et pour lire des articles plus complets, le NouvelObs, Libé, le Monde, Livres Hebdo, L’Express ou Pierre Assouline (rien que trois billets !)

mercredi 29 août 2007

le choix des adhérents et des libraires

Le Prix du roman FNAC a été attribué aujourd’hui (mardi) à Nathacha Appanah pour Le dernier frère, paru aux Éditions de l'Olivier.
Ce titre a été sélectionné parmi les quelque 300 romans français et étrangers lus durant l'été par 300 libraires et 400 adhérents de l'enseigne. Le prix existe depuis 2002 et ses précédents lauréats étaient Dominique Mainard (Leur histoire), Pierre Charras (Dix-neuf secondes), Jean-Paul Dubois (Une vie française), Pierre Péju (Le rire de l'ogre) et Laurent Mauvignier (Dans la foule).

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Nathacha Appanah est née en 1973 à Mahébourg, sur l’île Maurice.
Elle vit en France depuis 1998, travaille pour une ONG à Paris, et a déjà publié trois romans chez Gallimard :
Les Rochers de Poudre d'or (Gallimard, 2003) Prix RFO du livre
Blue Bay Palace (Gallimard, 2004)
et La Noce d'Anna (Gallimard, 2005)

On peut lire une présentation plus complète de l’auteur et de son livre, ainsi que les premières pages du roman, dans le catalogue rentrée des Éditions de l’Olivier.

Les pages « Rentrée littéraire 2007 » de la Fnac sont un peu fatigantes à force d'animations, mais on y trouve un blog, des entretiens et des vidéos.
Sur la rentrée, voir aussi la sélection très pratique de Bibliosurf et le « Cabinet de lecture » de Rue89.

dimanche 26 août 2007

choses légères qui consolent de la mélancolie

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Ils m'amusent, les grands voyageurs, quand je les entends déblatérer sur les enchantements des pérégrinations autour du monde. Ils donnent l'impression de s'en aller jouer à saute frontières en sifflotant, la tête légère, la semelle aérienne, l'humeur badine. Tu parles Charles. Comme s'ils n'éprouvaient ni regret ni déchirement à quitter leur maison, leur chambre, leur lit, leurs pantoufles, la tiédeur des draps qui portent encore l'empreinte de leurs rêves et de leurs doux aveuglements nocturnes.
Bien sûr, je n'ignore pas que le voyage procure quelque félicité. Le dépaysement, la nouveauté, les pagnes de raphia, les paréos, les sampans, les jonques, les baobabs, le Popocatépetl, le pétrel à bec rouge : j'admets les ravissements et les étonnements que procure une fréquentation de l'étranger vu de près. Mais ce sont là des gourmandises qu'on ne déguste qu'une fois sur place. Le départ est une autre paire de manches.
C'est là qu'on éprouve la pesanteur de notre condition. On n'y échappe pas. Personne ne s'en va le cœur léger. Quoi qu'on en ait, s'extirper du douillet des jours n'est jamais une partie de plaisir. Le vague à l'âme monte, la mélancolie gagne, on craint de se noyer dans une tristesse. C'est comme si le cœur se mettait à bégayer. Les plus jobards trompent leur angoisse en plastronnant devant des quidams de rencontre de manière à reculer l'instant de la solitude, les plus minutieux piègent leur inquiétude en s'y reprenant à dix fois pour boucler des bagages qu'ils vont redéfaire dès qu'ils auront cru en être venus à bout, et les plus honnêtes ne trompent ni ne piègent rien, tout occupés qu'ils sont à se ronger les ongles et les sangs. (p. 134)

Dans les bons bistrots comme le Barnabé, la lumière commande le temps. À proximité de la vitrine et de la porte, la clarté se montre propice à la hâte, aux petits verres sur le pouce et aux propos vigoureux. Plus on s'enfonce dans la salle, en suivant un éclairage qui hésite et se met à chuchoter, plus on pénètre dans une sorte d'épaisseur du silence, au sein d'une atmosphère brune qu'éclairent à peine quelques appliques placées au-dessus de la vieille banquette grenat. Les minutes s'allongent, une vague torpeur s'installe, les mots pèsent plus lourd.
Le Barnabé est un bistrot qui sait la vertu des ombres et le respect qu'on leur doit.
Je m'asseyais à une table du fond. Je commandais un chocolat chaud. Je laissais mes pensées dériver.
On songe très bien en écoutant des âneries de comptoir. Je prêtais l'oreille à quelques déclarations, je grappillais des mots, je prenais mon temps, je savourais des brins d'existence. (p. 212-213)

Il m'a dit vous connaissez l'histoire du type qui voulait apporter un peu d'animation dans la vie de son poisson rouge ? Parce que, entre nous, c'est plutôt mélancolique, une existence de poisson rouge. Les fausses algues, les bulles d’air, même les faux galions engloutis en plastique, ça va bien un moment, mais on en a vite fait le tour. Alors le type, pour lui changer les idées, à son poisson, il lui a installé une piscine miniature au fond de son bocal. C'est con, non ?
Je n'étais pas d'accord. Il y avait une idée, dans cette histoire. On en a débattu pendant un moment et puis voilà, j'ai fini mon verre, j'ai salué tout le monde bien poliment, j'ai poussé la porte du Barnabé, je suis sorti dans la rue. Le soleil était installé dans le ciel comme chez lui. J'ai levé la tête pour qu'il me caresse un peu la peau et je suis rentré chez moi afin de commencer à préparer mon départ.
J'étais bien décidé à m'en construire une, de piscine, au fond de mon aquarium. Et de belles dimensions, encore, pour y jouir enfin de mes aises, au moins un peu. Et si possible beaucoup. (fin, p. 243-244)

Jean-Noël Blanc, La petite piscine au fond de l’aquarium (Joëlle Losfeld, 2007)

C’est le premier livre de Jean-Noël Blanc que je lis (pourtant sa bibliographie est déjà longue) : j’en ai beaucoup aimé l’humour qui oscille entre le léger et le terrible, le caustique et le jeu de mot facile, dans une veine très oulipienne, les variations narratives et le montage serré de courts fragments aux titres facétieux, doublement structurés grâce à des sous-titres génériques très poétiques, par exemple : « (mots qui réjouissent le cœur – n°1) », « (moments qu’on ne parvient pas à oublier – n°7) », « (choses légères qui consolent de la mélancolie – n°13) » ou juste « (ça va ? – n°3).

On trouve en ligne des notices sur Jean-Noël Blanc, né en 1945 à Saint-Etienne, ici, ou , et un bel article de Jean-Claude Lebrun, « Jean-Noël Blanc La langue au travail » (L’Humanité, 12 avril 2007).

samedi 25 août 2007

perceptible par toute intelligence

Très peu de passerelles désormais établissent une jonction entre le post-exotisme et la littérature officielle, ce qui n'empêche pas le murmure des hétéronymes d'être audible par toute oreille : perceptible par toute intelligence.

Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998, p. 71)

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Antoine Volodine, qui publie une nouvelle leçon de post-exotisme : Songes de Mevlido (Seuil, Fictions, 2007) et s'y entend dès lors qu'il s'agit de brouiller les pistes, déclare dans Le Monde :

« Personnaliser ce narrateur serait en complète contradiction avec mon projet littéraire. J'écris par délégation, je mets en scène des gens emprisonnés qui me sont proches, en essayant de m'effacer en tant qu'auteur. (…) Le post-exotisme ? Une boutade. À un journaliste qui me demandait où je me situais, j'ai répondu que j'écrivais du fantastique post-exotique, ce qui ne veut à peu près rien dire. Puis j'ai vu que l'on prenait le post-exotisme très au sérieux, que le piège se compliquait à l'infini. Je me suis servi de cette notion pour éviter de parler de « mes livres », de « mon œuvre », gommer les frontières du « je » de l'auteur, subvertir ce qui est trop évident au niveau narratif. Aujourd'hui, toutes les ficelles sont connues. On peut y couper. »

et affirme dans L’Humanité :

« J’assume cette proximité inconsciente auteur-personnage, que j’avais déjà théorisée dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, en disant qu’entre auteur et personnage il n’y avait pas l’espace d’une feuille de papier à cigarette. »

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- La « rencontre » avec Michel Braudeau (Le Monde, 24 août 2007) est accompagnée d'un article, « Mevlido, greffier d'un monde agonisant »
- « Des attentats contre la lune », entretien réalisé par Alain Nicolas (L’Humanité, 23 août 2007), est repris dans remue.net

Quelques autres entretiens en ligne :
- « Écrire en français une littérature étrangère », Chaoïd, 6, automne hiver 2002
- « L'humour du désastre », entretien réalisé le 27 août 2002, La Femelle du requin, 19
- Propos recueillis par Jean-Christophe Millois, Prétexte, 21/22
- « Antoine Volodine à Prague ou Un interrogateur interrogé », Radio Prague, 12 mai 2007
- « L'écriture, une posture militante », propos recueillis par Philippe Savary, Le Matricule des Anges, 20, juillet-août 1997

vendredi 24 août 2007

les objets ne sont pas tristes

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Ou alors, un autre jour, je marcherais dans la rue avec maman qui me tiendrait par la main, et la police française arracherait ma main et emmènerait maman qui n'aurait pas le temps de m'embrasser avant d'aller mourir dans des chambres à gaz... comme les parents d'Anna pendant la Guerre mondiale... Plus de maman... Je marcherais toute seule en haillons dans la rue comme une pauvre orpheline... Plus de maman ... Je pourrais jouer avec ses chaussures et ses bijoux sans qu'elle m'emmerde... Je serais membre d'honneur du Club des amies de Barbie, j'aurais les cheveux blonds et longs jusqu'aux fesses, j'aurais toujours l'air triste et on me dirait que je suis une belle orpheline... Elle rejoindrait mamie au ciel, elle me laisserait seule, et elle serait bien contente de retrouver sa maman là-haut... Maman serait au cimetière... Plus jamais au téléphone dans son lit. À ce moment-là, maman s'est mise à cogner sans arrêt à ma porte. (p. 37-38)

J'ai remarqué que quand on est triste ou qu'il y a une mauvaise nouvelle, la vie autour ne change pas. Comme le jour où mamie est morte, j'étais dehors, et il y avait du vent, et quand on m'a dit que mamie était morte, il a quand même continué à y avoir du vent dans mes mollets. Quand on est triste, les objets ne sont pas tristes, ils font comme si de rien n'était, et ça, ça me rend encore plus triste. (p. 98)

Raphaële Moussafir, Du vent dans mes mollets (Intervista, Les Mues, 2006)

Ces deux jolis petits livres aux couvertures et aux titres amusants de Raphaële Moussafir, Du vent dans mes mollets (2006) et sa suite, Et pendant ce temps-là, les araignées tricotent des pulls autour de nos bilboquets (Intervista, Les Mues, 2007) sont des textes à dire sur scène, qui empruntent sans caricature ni mièvrerie la voix d'une petite fille.

mardi 21 août 2007

le miroir ment

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Réfléchir, se réfléchir tel qu'on se voit dans son miroir intérieur, être au plus près possible d'une réalité ressentie, voilà ce qui me semble être la quête de tous ceux qui ne se ressemblent pas, de tous ceux qui pensent qu'il est une évidence : le miroir ment. (p. 19)

Elle vivait de ses habitudes, pas exactement avec des rites, non. Elle s'arrangeait. À cette époque, elle fumait à la fenêtre, à cause de l'odeur. Tout était organisé en fonction de la fenêtre, un bras dehors s'il faisait froid. Le matin, le café se trouvait sur le réfrigérateur à main gauche, une cigarette, le bras coincé au-dehors par la fenêtre, à main droite. Le shampoing, puis la fenêtre avec la serviette sur la tête. Se coiffer, mettre la crème, puis la fenêtre. La douche et vite un bras dehors. À cette époque, elle vivait un bras dedans, un bras dehors. (p. 33)

Elisa ne savait plus comment faire avec cette histoire de dégât des eaux. Si seulement il était possible de déménager encore. De foutre le camp. La présence du second feuillet agissait comme une menace. Elle avait eu tort pour Madame Yo, surtout pour la lettre, de l'écrire. La logique était respectée. Comme dans les films de Rohmer, A entraîne B qui entraîne C. Pas de retour en arrière possible. La machine était lancée. Oublions C. Oublions B. Elle ne portait pas sur elle une odeur de tabac. Elle ne fumait pas. Elle fumait ? C'était faux. (p. 38)

Elisa Pratte était très occupée avec cette nouvelle donnée qui consistait à faire coïncider l'apparence et la réalité. Sa perception du réel différait de celle des autres, elle était seule dans ce cas. Il fallait corriger ce sens défaillant. (p. 103)

Elisa n'aimait pas qu'on la dérange. Le temps consacré aux autres était dans le tronçon du travail, elle était disponible et compétente dans ce cadre. Dans ce qui lui restait d'espace, elle n'aimait pas qu'on la dérange. Elle préférait décider du moment et de la fréquence de ses repas avec ses amis, tous les appels étaient synonymes de contraintes. Elle ne savait pas dire non. (p. 107)

Emmanuelle Peslerbe, Un bras dedans, un bras dehors (Éditions du Rouergue, 2007)

Un bras dedans, un bras dehors est le premier roman, énigmatique et ambigu, écrit dans une langue sobre et elliptique, d’Emmanuelle Peslerbe, née le 23 mai 1962 à Nantes et qui exerce par ailleurs la profession de kinésithérapeute.

Deux articles à lire en ligne :
- Le Littéraire
- Chez Clarabel

samedi 18 août 2007

si mon ventre était plat

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Récemment, au cours d'une étude menée auprès d'un groupe de femmes issues de milieux défavorisés et de groupes ethniques variés, les enquêteurs ont demandé aux participantes ce qu'elles changeraient prioritairement dans leurs existences si elles en avaient la possibilité ; elles ont en majorité répondu qu'elles souhaiteraient perdre du poids. Je crois que je peux m'identifier à ces femmes parce que j'ai moi-même intégré l'idée que si mon ventre était plat, alors je deviendrais quelqu'un de bien, et je serais en sécurité. Protégée. Je serais acceptée, admirée, importante, aimée. C'est peut-être parce que pendant presque toute ma vie je me suis sentie imparfaite, sale, coupable, méchante, et que mon ventre a été en quelque sorte le sac, la petite valise où toute cette haine de soi s'est réfugiée que j'en suis arrivée à penser ça. À moins que ce ne soit parce que mon ventre est devenu le sanctuaire de mon chagrin, de mes blessures d'enfance, de mes ambitions déçues, de ma rage contenue. Comme un petit tas de dynamite, mon ventre est le centre vers lequel convergent toutes les mèches explosives - l'impératif judéo-chrétien d'être bon ; le postulat patriarcal sur la discrétion des femmes et leur infériorité ; le diktat consumériste qui veut qu'on soit toujours meilleur, ce qui sous-entend que nous sommes nés imparfaits et méchants, et que devenir meilleur implique toujours de dépenser de l'argent, beaucoup d'argent. Peut-être aussi qu'un voyage au cœur de mon ventre et de la vie qui l'anime peut me permettre d'échapper à ces dangereuses contraintes : celles d'un monde qui se fragmente à toute allure en clans fondamentalistes, un monde où les petites phrases toutes faites et les platitudes manichéennes font loi.

Eve Ensler, Un corps parfait : théâtre (The Good Body, 2004). Traduit de l’américain par Béatrice Gartenberg. Adapté par Michèle Fitoussi. Denoël, 2007, p. 8-9

Eve Ensler est née en 1953
Comme sa première pièce, Les Monologues du vagin, créée en 1996, et devenue un véritable phénomène de société, celle-ci manque un peu de nuance dans la dénonciation féministe des travers de nos sociétés, mais cela fait du bien parfois de lire ou d'entendre sur scène certaines choses ...

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