lignes de fuite

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écrivains

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mercredi 31 octobre 2007

rock around the clock

boris_bergmann.jpg

Quelqu'un me tend une fiole de whisky. Le goulot se rapproche de ma bouche. Mon corps tremble, je déglutis : c'est horrible. Dans ma tête, c'est l'explosion, je ne contrôle plus rien. Mes sens se bousculent. Je ne peux pas... je ne dois pas... Il continue sa descente au fond de ma gorge, puis dans mon œsophage en raclant les parois avec violence. Il arrive dans mon estomac, le goût devient insupportable. Je cherche de l'air à tout prix, j'ai comme l'impression de me noyer. Tout ça se passe en un éclair, mais mon cerveau ne me demande qu'une chose : surtout, je ne dois rien laisser paraître. Je souris, j'en redemande. (p. 36)

Boris Bergmann, Viens là que je te tue ma belle : Journal imaginaire (Scali, 2007)

J’ai voulu voir par moi-même si le premier roman du « plus jeune auteur de la rentrée littéraire » (c’est le bandeau qui le dit !), Boris Bergmann (né en 1992), était vraiment une « révélation » : Viens là que je te tue ma belle est le récit d'un passage initiatique de l’adolescence à l’âge adulte, à travers la découverte du rock’n’roll et de son univers d’alcool, de sexe, de baston, et autres errances très « Rose Poussière » (cité page 132) ; récit un peu agaçant parfois, qui sonne un peu faux aussi (l'impression qu'il s'agit d'une adolescence d'un autre âge) - mais original, rythmé et finalement attachant.

mardi 30 octobre 2007

le chaos comme une effusion

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(Une jeune fille de 16 ans a été tuée hier dans le Val d'Oise d'une décharge de fusil. Elle aurait été la victime d'un « différend » entre des personnes de son entourage. Le meurtrier présumé, ex-concubin de la mère de la victime, s'est suicidé à son domicile.)

Je vois le chaos comme une effusion. Le journal tâche de contenir ça dans les quatre colonnes de la page, toute cette substance que nous ne cessons de perdre, la grande expansion continue. Les faits divers, là-dedans, font le bruit du caillou qui tombe sur la peau du tambour.

Nicole Caligaris, Medium is mess (Inventaire/Invention, 2007, p. 47)

Nicole Caligaris est née en 1959 à Nice.
Elle a aussi publié :
La scie patriotique (Mercure de France, 1997)
Tacomba (Mercure de France, 2000)
Les Samothraces (Mercure de France, 2000)
Barnum des ombres (Verticales, 2002)
Les Chaussures, le drapeau, les putains (Verticales, 2003)
L'os du doute (Verticales, 2006) que j’avais cité ici et
Le Littéral sorcier (l'Esprit des péninsules, avril 2007)

voir aussi son site Point N

lundi 29 octobre 2007

s'il n'y avait plus d'éditeur

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(...) ce que c'est un créateur ça je sais ce que c'est un
créateur toi aussi tu sais ce que c'est un créateur et
lui aussi il sait ce que c'est un créateur et elle et nous
et vous et ils on sait ce que c'est un créateur ça on
sait hein je parle d'un éditeur un éditeur c'est quoi
c'est quelqu'un qui édite c'est ça c'est quelqu'un qui
publie c'est quelqu'un qui édite c'est quelqu'un à qui
on envoie un projet un objet un texte un livre c'est
quelqu'un à qui un créateur s'adresse un créateur ne
peut s'adresser qu'à un éditeur sinon ce n'est pas un
créateur pour créer on est seul mais pour être créé il
faut un édit un éditeur une édition sans édition le
créateur est un artisan au mieux avec un violon
d'Ingres forcément d'Ingres il faut passer par l'édit par
l'éditeur par l'édition pour devenir un créateur sans
violon avant l'éditeur avant la caution de l'éditeur qui
prend l'objet le texte le livre et l'édite même en édition
limitée même limitée parce qu'on n'est pas non plus
Amélie Nothomb on n'est pas non plus Philippe Starck
qui éditent à combien à combien de milliers de millions
ça va et Houellebecq et les autres combien ils sont en
tout quoi dix ou vingt ou dix autres en tout dans
l'édition pas limitée celle montrée sans violon celle
qu'on montre partout t'en as plein les premières
pages les pages idées les têtes de gondole tu les vois
partout et t'achètes ça qu'on te montre partout c’est
le syndrome de l’entonnoir (…)
mais la pauvreté j'ai tu as on a les créateurs on a
donc je on cherche un édit une édition un éditeur c'est
quoi un éditeur pour oublier Ingres c'est qui c'est quoi
un éditeur quelqu'un qui a des couilles qui a l'instinct
qui ne regarde pas que son chiffre d'affaires sa marge
brute son bilan de fin d'année et les parts de marché
ou pas que ça en tout cas pas que ça non pas que ça
ça aussi mais pas que ça mais aussi qui a l'instinct les
couilles de croire en un projet un objet un texte un
livre ton livre ton talent ton avenir ton passé tout de
toi qui croit en tout de toi qui croit en toi et en tout de
toi parce qu'avant l'éditeur on n'est pas un créateur
on n'est pas un créateur on n'est rien c'est ça on n'est
rien et si on ne trouve pas d'éditeur parce que par
exemple parce qu'il n'y aurait plus d'éditeur si par
exemple par hasard il n'y avait plus d'éditeur par
exemple je pose la question mais des marchands s'il
n'y avait plus d'éditeur je pose la question s'il n'y avait
plus d'éditeur parce que l'entonnoir entonne s'il n'y
avait plus que pour deux trois objets livres de la place
s'il n'y avait plus de place s'il n'y avait plus de place
que pour trois deux livres objets s'il n'y avait plus pour
la création s'il n'y avait plus

Emmanuel Adely, Édition limitée (Inventaire/Invention, 2007)

On trouve aussi chez Inventaire/Invention, éditeur (il y en a encore quelques uns!) en papier et en ligne : J’achète – emo ergo sum (2007)

Emmanuel Adely est né à Paris en 1962.
Il a publié :
Les Cintres (Minuit, 1993)
Dix-sept fragments de désirs (Fata Morgana, 1999)
Agar-agar (Stock, 1999)
Jeanne, Jeanne, Jeanne (Stock, 2000)
Fanfare (Stock, 2002)
Mad about the boy (Joëlle Losfeld, 2003)
Mon amour (Joëlle Losfeld, 2005)

voir aussi en ligne : un entretien (Zone littéraire, 2005)

dimanche 28 octobre 2007

et bleu est je

abadon.jpg

Et bleu est je et le brouillon la non-mesure, au sable premier aspiré retenu, et traces de glu ce faufil sur la mer, la nuit, entre les corps désembrassés la nuit cette couture, et la croix, le sel, la différence, alors qu'aux cuisses craque un silence de colle, et que, dans la rature dénouée l'espace même de la fuite s'évase, et s'ouvre bleu
et bleu est seul, et mauve, et sans écriture, aveugle et nu ruban filé inerte encore, traçoir des pauses, des vides, les absences de la mer ce pli même ce faux pas, les nuits du navire je brisé de coque brisé de mât, bleu, grince et vieux, rouille comme sang par saccades s'effondre, ce tombeau que le ressac descelle, au minuit losangé de la cuisse une figure du vertige, et l'autre, elle, avec la mer, aimer c'est traquer infiniment chercher me fouille, plus nue que bleu l'écorché le navire, la nuit, à la proue nos transis de nuits lisses et noires, et sans paupières à jamais couverts, et bleu est seul, de hasard, innombrable
la ligne d'horizon bleu-noir, et cette étroite baie d'où coule, immédiat, ma vive, le sang, de mes grandes feuilles à petits carreaux, de ma grande feuille à vif dans la résille des bleus, et la mer, glissée menu sous la courbature de la nuit, long de mes feuilles la nuit, fragment des bleus, du grand alambic des bleus ce plain-chant d'écriture, allège, ourle, défait, engendre le sursis dans la sueur et la morsure, du rond des seins à jamais nus, et l'appel même le nom, la dérive des cris ce grincement sur le cahier, au fer des spirales raclées, infiniment raclées à la mine bleu-noir

et parler bleu c'est l'impasse taillée à la racine du voyage, l'exil avant la course, l'épuisement, la corruption, la face morte du voyage, parler bleu en lui-même se dévide, enferme et répète la fugue, les ruines circulaires, bleu, l'intense le cœur du songe, comme saisir la nuit par les ailes (p. 20-21)

Laisse monter, laisse venir, laisse prendre, le pont du rêve est solide, la vision est nette, la délivrance proche, à ta portée, sans combat, sûre
à ta droite les ciels, leurs printemps aux oiseaux clairs, innombrables, lancés à l’assaut des spirales noires quand tu lèves la tête et que la nuit ils te la déverrouillent, la pénètrent, te l’étoilent de prodiges, comme la mer qu’ils cousent avec ses voiles de sang et ses danses immobiles, dans le vertige clos du baiser
toutes tes vies cheminent, nues et légères, délivrées du creuset de fer, et les dieux s’avancent dans la transparence reconquise, parmi les hommes qui jamais ne t’ont offert les paumes de leurs mains, jamais l’ovale tendre où poser ta joue, toi, le rêveur de rêves échappés, envolés loin, extensions de la nuit sur des paysages abstraits, sans bouche, un silence incandescent pave les voies où toutes tes vies cheminent
le chagrin enfle la poitrine des mers et le monde soudain se ramasse sur ta solitude, le silence se fait, et sur ton bras tendu où les veines saillent, brille ce chiffre gravé là à même la peau, de ton appartenance, mathématique, à la nuit (p. 67-68)

Michèle Dujardin, abâdon (Seuil, Déplacements, 2007)

Des voix anonymes et familières, poétiques et prophétiques, racontent la ville, la mer, le bleu, la solitude, le silence, le lacher-prise : « ils ont sur eux un roi , le messager de l’abîme, nommé en hébreu Abâdon, "perdition". Apocalypse, 9, 11 » dit l’exergue.

Michèle Dujardin est née à Marseille et a aussi publié, en 1983, un roman, Blockhaus (Éditions du Quai)

En ligne :
- François Bon, « le poème relève du danger et de l’inquiétude » (tiers livre)
- Dominique Dussidour, « place nette là où mon regard s’éploie » (remue.net)

jeudi 25 octobre 2007

plan d’occupation du temps

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Pour prolonger un peu la « journée de la glande », ce deuxième roman dont le narrateur évoque, depuis un pays chaud où il a établi ses nouveaux quartiers, quelques mois de cdd passés à « glander » en faisant mine de travailler dans une entreprise (même pas publique, précisé-je).

Je regardais par la fenêtre. L'unité centrale - cette machine qui ingurgite les disquettes et digère le disque dur -, placée sous le bureau, restreignait la mobilité de mes jambes. Pour les dégourdir, je déambulais comme un gentilhomme dans le labyrinthe d'un jardin à la française. Je me déplaçais toujours avec un dossier sous le bras. Je tenais cette pratique d'une connaissance ayant effectué un stage pour le Trésor public. Ce conseil lui avait été prodigué par un ancien du service Recouvrement, précaution qu'il avait lui-même héritée d'un collègue. Transporter un dossier, une chemise cartonnée, bientôt un rapport relié sous le bras donnait un alibi à mes déplacements. (p. 28)

Afin de se parler, les employés se contorsionnaient pour dépasser la tête des écrans d’ordinateur. Ils basculaient leur corps comme on se révèle à l’issue d’une partie de cache-cache. Les dossiers ordonnés en cotes polychromes constituaient des remparts sur le rebord des tables. (p. 29-30)

Les premiers jours, on me demandait si mon poste me plaisait. Je répondais : « Bien sûr, je le trouve très intéressant. » Je lisais sur le visage de mes interlocuteurs une manière d'intérêt, de surprise. Aurais-je raconté une aventure où ma vie ne tenait qu'à un fil, ils auraient montré ce même petit étonnement qui marque la grande indifférence. Je tachais de trouver un angle de vue singulier à un quotidien linéaire. (p. 33)

La préparation de l'un de ces rapports m'accaparait, au bas mot, trois jours toutes les deux semaines et n'intéressait que le contrôleur de gestion, un monsieur dont je n'ai jamais saisi l'utilité. Après trois ou quatre entretiens avec lui, je compris qu'il ne lisait pas mon rapport, qu'il n'avait pas identifié mon statut. Moi non plus, d'ailleurs. Je ne servais à rien, sauf parfois à compliquer légèrement les choses. Dans l'exposé, au fur et à mesure des semaines, j'ajoutais davantage de fioritures. Sa présentation se sophistiquait à l'encan sans pour autant altérer son aspect précis, comme un buffet froid, mais dont chaque denrée, à s'y pencher de près, est périmée. Ce que j'écrivais devenait opaque. Le rapport se changeait en un vitrail composé de si minuscules éclats qu'on ne distingue plus la scène, qu'on ne comprend plus où voulait en venir l'artisan vitrier. Mon vocabulaire foisonnait de mots tenant à la technique anglo-saxonne dont personne n'avait de définition exacte. Mes graphiques évolutifs, agrémentés de reliefs, se juxtaposaient en plusieurs dimensions.
Je jouais le jeu comme un GI aux ordres du colonel Nicholson dans Le Pont de la rivière Kwaï. Inapte à la plus infime exploitation d'ordre pratique ou financier, parfaitement inoffensif, incapable de servir le moindre sabotage technocratique, mon assemblage de données légitimait ma présence. Mon rapport glacé figurait à la fois le pont de la rivière thaïlandaise et le morceau de ciel qu'un malade aperçoit en tournant la tête vers la fenêtre. L'alité n'en a plus pour longtemps. Jour après jour, il entretient avec l'azur une amitié particulière. Le ciel est un grand benêt à l'émotivité calquée sur les saisons. Les infirmières et le patient remarquent une rémittence quand le ciel bleuit. Le malade se transporte dans un pays semblable à celui où je me trouve, la Jamaïque, le Gabon ou les Philippines. Le malade est optimiste, son entourage l'estime naïf. Deux mois ont passé dans le pays pauvre qui scintille. Mais l'état du malade se dégrade : le ciel le toise de son indifférence. Et il meurt dans une chambre inondée de lumière.
Au fil des rendez-vous, muni de mon rapport, j'avais le sentiment de devenir indispensable. Nous étions, mon rapport et moi, les relais d'un code, le même qu'à l'école, qu'à l'université, celui d'être évalué sur des critères aléatoires dénués de pertinence. Il eût été logique qu'on s'aperçoive rapidement que je ne servais à rien, mais la sanction fut assez longue à intervenir. (p. 51-53)

Le travail relève d’un plan d’occupation du temps. L’occupation, même inutile, doit être pérenne, tels un bâtiment ou une cuisine. Pour occuper le temps, remplir les heures. (p. 112)

Guillaume Noyelle, Jeune professionnel (Bartillat, 2007)

Guillaume Noyelle est né le 5 décembre 1979
Il a publié un premier roman : Les piétinements (Bartillat, 2004)
Un article en ligne : Christian Authier, « Esprit d'entreprise » (Le Figaro, 18 octobre 2007)

mardi 23 octobre 2007

ce morceau de chair de poids léger

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Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. (p. 7) (…) Je passe beaucoup de temps à lire, mais je ne crois pas être un « grand lecteur ». Je relis. Je compte dans ma bibliothèque autant de livres lus qu'inachevés. Dans le décompte des livres que j'ai lus, je triche en comptant les livres inachevés. Je ne saurai jamais vraiment combien de livres j'ai lus. Raymond Roussel, Charles Baudelaire, Marcel Proust, Alain Robbe-Grillet, Antonio Tabucchi, André Breton, Olivier Cadiot, Jorge Luis Borges, Andy Warhol, Gertrude Stein, Ghérasim Luca, Georges Perec, Jacques Roubaud, Joe Brainard, Roberto Juarroz, Guy Debord, Fernando Pessoa, Jack Kerouac, La Rochefoucauld, Baltasar Graciàn, Roland Barthes, Walt Whitman, Nathalie Quintane, la Bible et Bret Easton Ellis m'importent. J'ai moins lu la Bible que Marcel Proust. Je préfère Nathalie Quintane à Baltasar Graciàn. Guy Debord m'importe autant que Roland Barthes. Roberto Juarroz me fait moins rire qu'Andy Warhol. Jack Kerouac me donne plus envie de vivre que Charles Baudelaire. La Rochefoucauld me déprime moins que Bret Easton Ellis. Olivier Cadiot me rend plus joyeux qu'André Breton. Joe Brainard est moins positif que Walt Whitman. Raymond Roussel m'étonne plus que Baltasar Graciàn, mais Baltasar Graciàn me rend plus intelligent. Gertrude Stein écrit des textes plus insensés que Jorge Luis Borges. Je lis plus facilement Bret Easton Ellis en train que Raymond Roussel. Je connais moins Jacques Roubaud que Georges Perec. Ghérasim Luca est le plus désespéré. Je ne vois pas de rapport entre Alain Robbe-Grillet et Antonio Tabucchi. Quand je fais des listes de noms, je redoute les oublis. Je lis une demi-heure avant d'éteindre. Je lis plus le matin et le soir que l'après-midi. Je lis sans lunettes. je lis à trente centimètres de mes yeux. Je commence à bien lire après la cinquième minute. Je lis mieux sans chaussures ni pantalon. Les soirs de pleine lune, je suis euphorique sans raison. Je ne lis pas sur la plage. Sur la plage, je commence par m'ennuyer, puis je m'habitue, et je n'arrive plus à partir. Sur la plage, les filles suscitent moins mon désir que dans une bibliothèque. (p. 31-32) (…) En poésie, je n'aime pas le travail sur la langue, j'aime les faits et les idées. Je suis plus intéressé par la neutralité et l'anonymat de la langue commune que par les tentatives des poètes de créer leur propre langue, le compte rendu factuel me semble être la plus belle poésie non poétique qui soit. J'utilise souvent le mot souvent. Quand j'écris, j'utilise souvent le mot beaucoup, mais je l'élimine à la relecture. Je rêve d'une écriture blanche, mais elle n’existe pas. (p. 59-60) (…) Être artiste et écrivain me permettrait de devenir fou sans m'en apercevoir : on sollicite mes excentricités, comme je travaille seul, personne ne vérifie ce que je fais, il faudrait un certain temps pour que mon entourage comprenne que je suis passé de l'autre côté, et, occasionnellement, me le signale. Je me demande parfois si je fais de l'art ou seulement de l'art thérapie. Vers l'âge de quinze ans, j'ai acheté deux ouvrages de la collection « Que Sais-je ? », l'un sur l'art, l'autre sur la folie, ce sont encore les sujets qui me troublent le plus. J'ai commencé six fois à lire L'Interprétation des rêves, je ne sais pas pourquoi j'ai arrêté. (p. 71-72) (…) Je n'écris pas le matin, mon cerveau n'est pas encore en état, je n'écris pas l'après-midi, je suis trop triste, j'écris à partir de cinq heures, il me faut avoir été longtemps éveillé pour commencer, corps détendu par la fatigue du jour. (p. 91) (…) Bien que j'écrive essentiellement à l'ordinateur depuis plusieurs années, mon majeur droit a toujours un durillon à l'endroit où je tiens les stylos. Bien que j'aie publié chez lui deux livres, mon éditeur continue à me présenter comme un artiste, si j'étais comptable, en plus d'être écrivain, je me demande s'il me présenterait comme un comptable. (p. 92) (…) Je n’écris pas pour donner du plaisir à celui qui me lit, mais il ne me déplairait pas qu’il en éprouve. (p. 94) (…) Je me dis régulièrement que je dois écrire des choses positives, j’y arrive, mais c’est plus dur que d’écrire des choses négatives. (p. 100) (...) Je n'écris pas de récits. Je n'écris pas de romans. Je n'écris pas de nouvelles. Je n'écris pas de pièces de théâtre. Je n'écris pas de poèmes. Je n'écris pas d'histoires policières. Je n'écris pas de science-fiction. J'écris des fragments. Je ne raconte pas les histoires que j'ai lues ou les films que j'ai vus, je décris des impressions, je formule des jugements. Il est vain de me demander de raconter un fait d'actualité, même survenu il y a quelques semaines. (p. 103) (…) Il m'arrive de penser que tout ce que je sais est contenu dans mon cerveau, je pense alors intensément à ce morceau de chair de poids léger, mais je ressens un vide, cet organe ne m'évoque rien : je ne parviens pas à penser l'organe de ma pensée. (p. 107-108) (...) Tout ce que j’écris est vrai, mais qu’importe ? (p. 113) (…) Je ne sais pas pourquoi j'écris. Je préfère la ruine au monument. Je suis calme dans les retrouvailles. Je n'ai rien contre le réveillon. Quinze ans est le milieu de ma vie, quelle que soit la date de ma mort. Je crois qu'il y a une vie après la vie, mais pas une mort après la mort. Je ne demande pas si on m'aime. Je ne pourrai dire qu'une fois sans mentir : « Je meurs. » Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. (p. 125)

Édouard Levé, Autoportrait (POL, 2005)

Né le 1er janvier 1965, Édouard Levé s’est suicidé lundi 15 octobre 2007.
Trois jours avant, il avait rendu à son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, un manuscrit intitulé : Suicide.
Artiste et écrivain, il avait publié :
Œuvres (POL, 2002)
Angoisse : photographies (Philéas Fogg, 2002)
Reconstitutions : photographies (Philéas Fogg, 2003)
Journal (POL, 2004)
Autoportrait (POL, 2005)
Fictions (POL, 2006)

En ligne :
- un article de Philippe Lançon (Libération, 17 octobre 2007)
- un entretien avec Jacques Morice (Télérama)

lundi 22 octobre 2007

parler devient une course d'obstacles

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Le parleur est souvent comme un nageur en difficulté : l’expression à la mode, c’est l’aubaine d’une bouée surgissant dans le combat contre la noyade. Mais elle signale aussi la satisfaction de parler la langue commune. (p. 45)

Toutes ces conversations provoquent en moi une réaction inattendue : à force de les avoir critiqués et moqués, certains mots deviennent impossibles. Quand je commence une phrase par aujourd'hui, pour évoquer l'actualité, quand j'estime qu'une idée est réactionnaire, une voix intérieure me lance « Bêtise ! » Tout à coup, parler devient une course d'obstacles. C'est l'effet que voulait provoquer Flaubert, avec son Dictionnaire des idées reçues : Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un seul mot de mon cru, et qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s'y trouvent. (p. 89)

En y repensant, et en extrapolant, je me demande, puisqu'une des formes de la bêtise consiste à parler sans savoir, s'il ne serait pas plus sage de s'en tenir au silence sur la plupart des questions compliquées.
- Et hop ! Te voilà retombé dans une acception de la bêtise comme pure sottise. On est bien obligé de dire des bêtises, quand on cherche. Nul ne pouvant maîtriser tous les savoirs (certes ! j'ai eu une pensée émue pour Bouvard et Pécuchet et Clara), et malgré cela, chacun étant incité, depuis l'inaugural étonnement d'être, à penser, à imaginer, à émettre des hypothèses - bref, à exercer son humaine compétence -, on doit forcément avancer sur les sables mouvants, au risque de se tromper, d'être conduit à réviser sa pesée, à la changer du tout au tout, mais on doit y aller, sinon on n'est pas un homme. Et il vaut mieux dire des bêtises que rester dans le silence des animaux.
J'ai immédiatement sorti de ma poche le petit livre coquille d'œuf : Musil avait écrit quelque chose qui allait dans le même sens. Nous sommes tous bêtes à l'occasion ; à l’occasion aussi, nous sommes contraints d’agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s’arrêterait ; et si quelqu’un tirait des dangers de la bêtise cette règle : « Abstiens-toi de juger et de trancher chaque fois que tu manques d’informations », nous nous figerions. (p. 97-98)

Belinda Cannone, La bêtise s'améliore (Stock, 2007)

dimanche 21 octobre 2007

ma grand-mère en minijupe un jour de brouillard

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Ainsi, la bêtise se renouvelle, ce qui la rend mal visible, et donc dangereuse. Ceux qui la dénoncent (qui voient ses nouvelles formes - car la bêtise intelligente n'est pas une essence, elle n'est qu'incessants avatars) sont généralement mal compris et mal reçus. Car on peut rire tous ensemble de la très vieille bêtise qui ressemble à mon arrière-grand-mère en corset, mais la nouvelle bêtise est plus trompeuse car elle porte les oripeaux de l'intelligence des générations immédiatement précédentes (ma grand-mère en minijupe un jour de brouillard pourrait donner le change). C'est pourquoi le conformisme n'est pas aisément identifiable.
Après cette intense réflexion, je me suis levé d'un bond et j'ai constaté que j'avais encore plus faim que de coutume - ce qui n'est pas bon pour mon tour de taille.
Arrivé au travail, j'ai bien sûr résumé l'avancement de mes pensées à Gulliver, qui m'a dit : « C'est ce qui est terrible : la bêtise s'améliore. Et, circonstance aggravante, aujourd'hui elle promeut ce qui lui est opposé : changement, renversement, liberté - a priori le contraire du conformisme. Mais comme la bêtise reste bête, elle n'offre de ces valeurs que des simulacres, comme nous le disions à propos des arts plastiques. Mais où tu as parfaitement raison (et là je me sentais fier) : les produits de la bêtise intelligente consistent en des avatars des productions de l’intelligence des générations précédentes. » (p. 39-40)

La bêtise intelligente, en revanche, a une nature impondérable : on était libre, critique, on pensait vraiment, par soi-même, et soudain on dérape insensiblement, on vient de glisser dans la banalité de la doxa. Tout à l'heure on redeviendra peut-être intelligent et libre, mais à cet instant on est provisoirement dans la gadoue. Et qu'est-ce qui a permis ce dérapage ? Souvent un mot, ou un concept, qui nous a piégés. (p. 75)

(...) un des bénéfices secondaires - et peut-être premiers - du conformisme, c'est la force empruntée.
- La force empruntée ?
- Comme l'affirmait Baudelaire à propos des bourgeois, « Vous êtes la majorité - nombre et intelligence ; - donc vous êtes la force » - il ajoute très hypocritement « qui est la justice », mais passons, il attend d'eux qu'ils aident les artistes. Quand, en parlant, tu t'alignes sur la doxa, tu empruntes magiquement la force du nombre - le nombre restreint des intelligents, ceux qui comptent. Je dis magiquement parce qu'il n'est pas nécessaire que la foule soit là pour t'acclamer. Car tu as bien conscience d'être conforme. Alors, dans le secret de ta pensée, tu sais que tu as le nombre pour toi, et donc la force. » (p. 86-87)

(...) la seule attitude responsable était la vigilance la bêtise s'améliorant et, de ce fait, pouvant toujours nous saisir à notre insu, il fallait sans cesse réexaminer ce qu'on pensait, éventuellement balayer devant sa porte, peut-être retomber dans le conformisme, réexaminer et balayer à nouveau... (p. 207)

Belinda Cannone, La bêtise s'améliore (Stock, 2007)

La bêtise s’améliore est un livre très habile, qui n’est pas un essai classique mais emprunte la forme d’une conversation filée assez cocasse façon Neveu de Rameau. Belinda Cannone se penche sur une forme très particulière de bêtise, celle des gens cultivés et intelligents : elle explore les lacunes et les zones aveugles de l'intelligence, décrit les processus mentaux susceptibles de produire de la bêtise dans l'intelligence : pensée réflexe, amalgame, soumission à la pensée dominante ou à la mode, bons sentiments, relativisme, démission face à l’analyse, peur du conflit, toutes paresses et lâchetés de l’esprit qui nous guettent tous. Ce qui est particulièrement rusé dans son propos - et renforce la démonstration - c’est en effet que le narrateur et ses deux acolytes, son ami Gulliver et Clara, sa maîtresse, tombent parfois dans la bêtise intelligente qu’ils décrivent chez autrui.

Belinda Cannone est née en 1958.
Professeur de littérature comparée, elle est aussi l’auteur de plusieurs romans :
Dernières promenades à Petropolis (Seuil, 1990)
L’Île au Nadir (Quai Voltaire, 1992)
Trois nuits d’un personnage (Stock, 1994)
Lent Delta (Verticales, 1998)
L'homme qui jeûne (L'Olivier, 2007)
ainsi que de quelques essais, parmi lesquels :
L’Écriture du désir (Calmann-Lévy , 2000. Prix de l’essai de l’Académie française)
Narrations de la vie intérieure (PUF, 2001)
et Le Sentiment d’imposture (Calmann-Lévy , 2005, Grand Prix de l’essai de la Société des gens de lettres).

en ligne :
- « Réenchanter la pensée » par Belinda Canonne
- Didier Pourquery, « Bêtise de l'intelligence » (Libération, 27 septembre 2007)
- Alexandra Laignel-Lavastine, « La Bêtise s'améliore : actualité de la bêtise » (Le Monde, 14 septembre 2007).

samedi 20 octobre 2007

tant d'années sans les voir passer

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Grande famille, écrit Jean, ils ont beau dire grande famille, on ne se connaît même pas entre nous ; même pas tous ceux du bloc B. Ils peuvent bien nous rassembler une fois par an pour les vœux du président, ce jour-là on reste groupés par service ; au-delà des services on ne fait que s'observer.
Jean est au bloc B depuis des années ; il dit que les années il ne les compte plus. Enfin, maintenant, si, depuis qu'ils ont annoncé la nouvelle à l'assemblée extraordinaire du personnel, disant que des temps difficiles s'annonçaient pour la grande famille, et qu'ils ont parlé de départs volontaires. Ils ont dit départs volontaires pour les plus anciens. Alors, Jean s'est mis à compter ses années au bloc B depuis le début et il a compris qu'il était arrivé parmi les plus anciens, que subitement il pouvait en rester à ces années-là, ne pas finir les cinq on six qui lui restent, comme c'était prévu jusqu'ici, quand l'âge décidait pour vous et que à ce moment-là ça allait de soi de finir. Tout d'un coup, on pouvait cesser de s'en remettre à l'âge ou, en quelque sorte, au sort ; on vous laissait choisir votre fin, une qui ne va pas de soi.
Jean en était resté cloué à sa place, comme si le temps des cinq ou six années s'était effacé et que lui aussi, volontairement, s'effaçait déjà de la salle des conférences où ils étaient tous rassemblés, et même des bureaux, des ascenseurs, de la cafétéria, des couloirs du bloc B.
À eux, quel effet cela leur fait d'annoncer ce qu'ils annoncent, s'était demandé Joël à la fin de l'assemblée, pendant qu'eux, déjà, remerciaient les membres de la grande famille, se mettaient debout tous ensemble, dans le bruit de leurs chaises reculées sur l'estrade, et quittaient l'espèce de longue tribune où ils s'étaient attablés avec chacun son micro et son nom inscrit sur un carton posé devant, bien lisible, comme si tout le monde ne les connaissait pas, depuis le temps.
Maintenant, Jean est bien obligé de se faire à l'idée que désormais il fait partie des têtes qui vont tomber un jour ou l'autre, comme ils se le disent tout le temps entre eux. Mais une chose est de sortir ça comme ça, Des têtes vont tomber, en faisant tourner sa cuiller dans son café pour dire de dire, une autre est de se voir dans le lot, c'est-à-dire de voir les, disons, cinq ou six années réduites peut-être à une seule, peut-être à moins encore, et soi-même, du coup, dans l'obligation d'être prêt sur-le-champ ou quasi à ne plus venir dans les bureaux, ni les couloirs, ni les ascenseurs, ni la cafétéria, ni nulle part, à ne plus faire ce qu'on a fait des années durant parce qu'il fallait bien, on disait, mais qu'on a pourtant fait, malgré que pendant toutes ces années-là on volait du temps pour rêver à quand on ne devrait plus, pour déjà essayer le rêve, imaginer sa vie d'après, et même quelquefois la redouter.
La vie d'après, Jean ne peut plus se donner le temps de la rêver, maintenant, ni de la laisser au hasard de l'âge, puisqu'elle est là, déjà presque tombée dans le présent : et tout à coup il voit qu'il ne la connaît pas. Il se dit qu'au fond on connaît juste ce qui arrive, que parfois ce qui arrive vous surprend au point d'éclairer toute la vie d'avant, comme si elle non plus on ne l'avait pas vraiment connue, qu'on était resté en dehors ; comme s'il fallait se trouver parmi les têtes qui vont tomber pour se demander ce qu'on est devenu, après tant d'années au bloc B.
Tant d'années sans les voir passer, s'était dit Jean, sans rien voir passer de spécial, en fin de compte. Alors, pour tâcher de ne plus rien perdre de ce qui arrive, Jean avait décidé de l'écrire ; il n'était peut-être pas trop tard. Finalement, mieux vaut tard que jamais. Il avait acheté un cahier.

Nicole Malinconi, Au bureau (L’Aube, 2007, p. 10-13)

Nicole Malinconi est née le 20 mars 1946 et vit en Belgique.
En ligne : une critique de ce roman par Jeannine Paque (Le Carnet et les Instants, 148)

jeudi 18 octobre 2007

au jardin du bien et du mal consommer

Encore trois morceaux de Jérôme Mauche, même s'il n'inspire pas beaucoup les commentateurs :

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Certes, au jardin du bien et du mal consommer, les individus vivent et évoluent dévêtus, paradisiaques, mus par leurs perpétuelles envies, désirs et besoins superfétatoires et délicieux, sans cesse suscités et renouvelés à la perfection, en particulier l'été. À la plus belle des saisons, en effet, un gros effort promotionnel est perceptible qui enclenche une très jolie frénésie d'achat insatiable et paisible (et ce ne sont pourtant pas les soldes). Car nul n'ignore qu'à l'automne, lorsque les pommes seront splendides et mûres sur leurs branches, si tentantes, il conviendra cette fois de se mettre alors au boulot, rhabiller son costume-cravate, les transports en commun bondés, les collègues de travail et les dossiers, bosser dur pour, au final, quand on fait ses comptes, avoir à peine de quoi vivre et dans le péché de plus. (p. 32-33)

Si au plan micro les petits malheurs font les bons comptes, dans la sphère macro-économique la rudesse des cœurs aimants, mais qui s'attirent, à tout bout de champ, l'emporte, comme la limaille de fer magnétise à son tour l'investissement qui, espère-t-on, en retour électrisera la croissance. Le plus sûr moyen n'en reste pas moins toujours la peau de chat ou de chamois, à défaut, pour mieux trotter et astiquer avec. Ainsi, à la marge, faudrait-il, par incitation, renouveler les foyers et familles, et plus régulièrement leurs grands équipements sentimentaux que, par habitude et négligence, on laisse rouiller en idylle malgré elle, avec ce qui s'ensuit, en termes de pénible service après-vente, de la séparation de corps au divorce, du grand âge à l'ennui, incapable de rompre de mauvaises habitudes. Car on ne peut, hélas, demander à la nation économique l'élimination pure et simple comme de la relation, encore qu'en son temps on vit massacrer sans crainte, mais par idéologie, et dans le feu nos chères petites bêtes félines jetées. (p. 84-85)

Le personnel, le turnover constant, est seul à même de satisfaire la clientèle dont la surface, par la perturbation du jeu, maintient à égalité les intervenants et rompt ce fossé, un peu inutile et néfaste, de l’employat au consommat, alors que se constate, non seulement à coups de bons d'achat, que pour se simplifier la vie, le salarié dans la distribution opère le plus gros de ses courses sur son propre lieu de travail. Sans aspirer à l'extension de pratiques qui sinon (nous n'en sommes là) brouilleraient les frontiéres vie publique-privée externe, permettant ainsi à la banque lorsqu'on fait un plein d'argent de directement emplir son réfrigérateur, tout en prélevant les agios de retard, sur place, dans les hypers et supermarchés, plus de mixité dans les tâches laborieuses et consuméristes est souhaitée. Ainsi, les employés un peu honteux de travailler pourront eux-mêmes passer pour des clients qui éprouvent, de leur coté, la culpabilité normale d'acheter et de vivre, quand on songe à la moyenne économique du monde entier. Avec un border-line expérimental, innovant et attrayant pour chacun de ne savoir jamais où se trouve, en tant qu'acheteur, le produit qu'il souhaite et, en tant que salarié, où pouvoir et dans quel rayonnage, le mettre en place, le décharger et, surtout à la caisse, lieu du jugement par excellence, se demander s'il achète, s'il est acheté en retour, s'il vole, ou un peu des deux à la fois, et pour le compte de qui au final. (p. 169-170)

Jérôme Mauche, La loi des rendements décroissants (Seuil, Déplacements, 2007)

mercredi 17 octobre 2007

l’efficacité productive diminue

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Les nouvelles identités au travail ont pour mot d'ordre l'amateurisme, puisqu'on ne saurait être sérieux à gagner moins de sept cents euros par mois et nettement moins d'ailleurs. Dans ces conditions, il est sommé d'économiser et d'acheter encore dans la mesure du possible, de s'endetter au moins à crédit et, agissant avec droiture, d'aider autour de soi qui est plus mal en point, il s'en trouve toujours. Ainsi se perdent dans la nuit des temps les générations successives immanquablement attentives à voir mourir au-dessus d'elles, souffrir en leur présence et conspuer, le tout mené avec tant de négligence qu'il est plus que normal que cette existence ne mérite au fond aucune rémunération potable. (p. 15)

Quelques rares filières universitaires perspirent, encore, en cascade d'agrément à l'œil, entre les roches et rocailles accumulées par une Éducation nationale toujours ordonnatrice, non seulement de dépenses, mais de ses projectiles un peu rudimentaires, au vu de la concurrence mondiale, que sont les Grandes et glorieuses Écoles qui veinent, forment et égaient le paysage à la française. Certes les plus jeunes diplômés catapultés à des postes responsables tracent dans les airs de très jolies figures, les menant ventre à terre pour de meilleurs revenus au plus vite, plutôt vers le privé, ou pectoral sinon, échouent ici ou là, désamorcés. Logique, en effet, nous fûmes la nation qui conçut l'Exocet, mais il y a longtemps. (p. 15-16)

L'écart peut être juge choquant entre les revenus des dirigeants d'entreprise qui s'envolent et ceux des salariés, quelle que soit la hauteur, à leur échelle stagnant, mais on oublie aussi que ces derniers ne font que semblant et demeurent au labeur trente-cinq à trente-neuf ou quarante-huit heures hebdomadaires, pendant des kyrielles d'annuités, à des taches inintéressantes, de plus, quand elles ne sont pénibles ou dangereuses, les jugent-ils, malgré tout l'arsenal parfait d'un droit de l'hygiène et du travail qui, protecteur, ne rend que plus merveilleuses encore, signifiantes, leurs activités quotidiennes. Tandis que ces pauvres présidents-directeurs généraux et cadres, éminemment supérieurs, si incertains du bien-fondé de leur activisme, participant si méchamment à ce monde injuste, paient et perdent beaucoup à jouer le vilain rôle, naturellement perçoivent donc, compensatoires, de très jolies prébendes pour si mal agir et commettre, mais qui les réconfortent peu, soyons-en sûrs. (p. 48-49)

Jérôme Mauche, La loi des rendements décroissants (Seuil, Déplacements, 2007)

Le rire et l’intelligence d’une syntaxe très travaillée comme antidote à la doxa sociale et politique d’aujourd’hui, dans 202 morceaux de texte qui décomposent et recomposent le discours des médias, comme l'écrit Jérôme Mauche dans sa postface (p. 185-191) :
« Au-delà d’un certain seuil, l’efficacité productive diminue – et finalement toute chose.
(…) Puissent les rendements décroître au-delà d’un seuil certain.
(…) Une lecture, un trimestre durant, de divers magazines et de journaux à vocation informative rapportant des faits, des mouvements, des évolutions et des anticipations aussi. (...)
Écrire à partir de ce qui est écrit déjà.
Ne serait-ce que pour constater que ce n’était pas cela qui était écrit en fait. »

Né en 1965, Jérôme Mauche vit à Paris. Critique d’art et directeur de la collection « Grands soirs » aux éditions des Petits Matins, il a déjà publié :
Les possibles (Nicolas Philippe, 2002)
Fenêtres, portes et façades (Mix, 2002)
Ésaü à la chasse (Mix, 2003)
Électuaire du discount (Le Bleu du ciel, 2004)
Superadobe (Le Bleu du ciel, 2005)
Tuyautés de pans de flûte de mémoire (L'Attente, 2005)
L'hypostase sous-tendue du coup de maître raté (Mix, 2006)

en ligne :
- d’autres extraits sur le site de François Bon, qui dirige la collection « Déplacements »
et trois critiques plus complètes que la mienne :
- Marc Pautrel
- Philippe Rahmy (remue.net)
- libr-critique

dimanche 14 octobre 2007

s’habiller pour une soirée

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Michèle laissa longtemps son doigt sur la touche. Au centre de la fenêtre de paramétrage des caractéristique physiques, défilaient les avatars aux apparences multiples. Prise dans la culture de la discrétion qui convenait à un agent de renseignements, elle cherchait une apparence discrète. Mais elle ne la trouva pas. Les imagos féminines d’Ecstasy s’affichaient successivement sur l’écran toutes plus dévêtues les unes que les autres. Michèle remarqua que leur indécence croissante trouvait son corollaire dans la monstruosité de leurs armes phalliques. Elle se rappela en souriant les affres de l’indécision qui la saisissaient lorsqu’elle parcourait sa garde-robe avant de s’habiller pour une soirée. Finalement, elle était à peu près dans la même situation. Il fallait se créer un personnage, se produire soi-même sous l’apparence d’une image. Sa propre indécision l’agaçait. Après tout, ce n’était qu’un jeu vidéo. Peu importait le paraître. L’important était de pénétrer dans ce monde et de comprendre son utilisation par les djihadistes. Mais l’appel à la raison et aux exigences de sa mission rencontrait un obstacle imprévu. La création d’un avatar activait dans l’esprit de Michèle la complexité d’un processus de réification. Elle ne pouvait se projeter dans un personnage dont l’apparence lui était étrangère. Le choix d’un avatar l’engageait bien au-delà de la simple commodité de pouvoir disposer d’une représentation de soi. D’un seul coup, son index quitta la touche. Le menu déroulant venait de se terminer. Sur l’écran apparurent les ultimes imagos. Michèle esquissa un mouvement de recul et elle sentit une boule se contracter au fond de sa gorge. Un cadavre en état de putréfaction avancée la regardait fixement. Au fond des orbites vides, un regard de braise la transperçait et semblait lire au fond de son âme. Le mort vivant était vêtu d’un manteau de loques qui laissait apparaître par endroits des os jaunis où pendaient encore des ligaments et des muscles. Par moments, l’os de sa mâchoire inférieure s’affaissait, ébauchant un atroce sourire. Michèle, prise par une impulsion soudaine, appuya sur la touche « enter » et en fit son avatar. Le zombie s’anima, étendit ses membres vers elle comme s’il voulait l’enlacer. En déplaçant la souris, elle le fit évoluer de quelques pas. Il traînait la jambe droite et sa démarche était lente. Il était trop tard pour reculer. Michèle sentait confusément une proximité avec ce personnage, proximité dont elle était bien incapable de comprendre les raisons mais qu’elle accepta pleinement. Il fallait nommer son avatar. Elle se souvint d’une chanson qu’elle aimait depuis l’enfance et appela le mort-vivant : Letitbe.

Benoît Virole, Shell (Hachette Littératures, 2007, p. 142-144)

Ce roman policier intelligent, le premier de Benoît Virole, psychanalyste et spécialiste des mondes virtuels, se lit avec beaucoup de plaisir.

samedi 13 octobre 2007

un âge éphémère

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Dans cette ville balnéaire, où le climat et le mode de vie exposent tant les êtres aux regards, il y avait deux femmes sans hommes et leurs deux petits garçons.
Un jeune couple avec ses enfants, c'est intéressant, un tournant, un moment de changement. Les jeunes parents, par définition des êtres sexuels avec, à la traîne ou courant dans leurs jambes, de ravissants rejetons, focalisent pour un temps les regards et attirent les commentaires. « Oh, quel adorable petit garçon ! Quelle belle petite fille ! Comment t'appelles-tu ? Quel joli nom ! » Et puis tout d'un coup - c'est du moins l'impression qu'on a - les parents, qui ne sont plus aussi jeunes, semblent perdre de leur stature, rapetisser même, il n'y a pas de doute, ils perdent de leur couleur et de leur éclat. « Quel âge a-t-il, disais-tu ? Elle doit avoir... » Les jeunes poussent comme des champignons et le glamour a changé ses quartiers. Ce sont les enfants que les regards suivent, plus leurs parents. « Ils grandissent si vite de nos jours, vous ne trouvez pas ? »
Ces deux femmes superbes, de nouveau réunies comme si les hommes n'étaient jamais entrés dans leur équation, allaient et venaient avec, à leurs côtés, les deux beaux adolescents l'un plutôt délicat et poétique avec ses boucles décolorées qui lui retombaient sur le front, l'autre robuste et athlétique, inséparables comme l'avaient été leurs mères au même âge. Il y avait un père au tableau, Harold, monté dans le Nord, mais il s'était mis en ménage avec une jeune femme qui ne souffrait vraisemblablement pas des mêmes faiblesses que Roz. Il leur rendait visite, logeait dans la maison de Roz, mais pas dans la chambre conjugale - précaution qui frappait les deux anciens partenaires par son absurdité ; de son côté, Tom allait le voir à son université. Mais la réalité, c'étaient deux femmes ayant passé la trentaine et deux garçons qui n'étaient pas loin d'être des jeunes hommes. Les maisons, si proches, l'une en face de l'autre, semblaient appartenir à la fois aux deux familles. « Nous sommes une famille élargie », clamait Roz, qui n'était pas du genre à laisser une situation dans le flou.
La beauté des jeunes gens, bon, ce n'est pas si simple. Les filles, oui, pleines de leurs œufs appétissants, nos mères à tous, c'est normal qu'elles doivent être belles, et d'habitude elles le sont, ne serait-ce même qu'un an ou un seul jour. Mais les garçons, pourquoi ? À quelle fin ? Il y a un âge, un âge éphémère, vers seize, dix-sept ans, où ils ont une aura poétique. On dirait de jeunes dieux. Il arrive que leur famille ou leurs amis soient intimidés par ces êtres qui ont l'air de visiteurs venus d'une atmosphère plus pure. Ils n'en ont souvent pas conscience, se faisant davantage l'effet de paquets mal ficelés qu'ils essaient d'empêcher de se défaire. Roz et Lil, qui se prélassaient sur la petite véranda dominant la mer, virent les deux garçons gravir le chemin, les sourcils légèrement froncés, balançant au bout de leurs bras leurs affaires de bain qu'ils mettraient à sécher sur le muret de la galerie. Ils étaient si beaux que les deux femmes s'assirent pour échanger un regard exprimant leur incrédulité.

Doris Lessing, Les grand-mères (The Grandmothers, 2003, trad. Isabelle D. Philippe, Flammarion, 2005, J’ai Lu, p. 32-34)

Les grand-mères, l’avant-dernier roman paru en France de Doris Lessing, vient de sortir en poche : son écriture, incisive et impertinente, et sa contruction, légère et elliptique, épousent avec acuité la fuite du temps.

Et, comme j'ai toujours scrupule à citer des textes traduits, je profite de l'occasion pour relayer François Bon, qui signale la création de Retors, revue de traduction sur le berceau de laquelle de bonnes fées semblent s'être penchées ! à suivre ...

vendredi 12 octobre 2007

trop belle pour le nobel

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Je ne sais pas où elle (la gauche) est passée. À croire qu’il n’y en a plus nulle part. Il y avait un idéalisme, autrefois, qui me manque aujourd’hui. Au fond, les utopies communistes ou féministes étaient absurdes, mais nous y croyions. La vie nous semblait terriblement excitante. L’est-elle encore aujourd’hui ? Nous vivons dans la peur. Peur du terrorisme, des catastrophes écologiques, peur de Bush et de sa folle politique. La peur a remplacé nos idéaux, nos rêves de jeunesse.
Doris Lessing, entretien avec Didier Jacob (NouvelObs, 2007)

Je suis heureuse que le prix Nobel de littérature ait été décerné à Doris Lessing, une femme libre, belle et pleine d’humour, et que l'on disait « nobelisable » depuis plusieurs décennies ; cela fait onze femmes Nobel de littérature depuis 1901 : encore un effort pour la parité !

en ligne :
- Dominique Dussidour propose citations et liens (remue.net)
- un entretien avec Josyane Savigneau : Doris Lessing, « Le temps qu'il faut pour apprendre » (Le Monde, 27 septembre 2007)
- deux videos : Doris Lessing en 1995 et à Apostrophes en 1981 (nostalgie !)

mardi 9 octobre 2007

c'est la guerre

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C.I.A.--- Contamination Infection Ablation.
C.I.A. C'est la guerre.
Centre International des Agonies, c'est la guerre.
Karma Génétique de la Bureaucratie --- K.G.B.
Kyste Gangrène Bubon, c'est la guerre.

Personne ne songe à le contester. Utilité des travaux menés par la commission docte de surveillance. La commission de surveillance rend des sentences sûres et éclairées au sujet du savon en paillettes et du fil de fer galvanisé. Nous payons pour savoir. Nous atteindrons un jour la stratosphère, ménagères pratiques de sens à un sou près. Ce qui se mange coûte de jour en jour plus cher. C'est la guerre.

Il ne faut pas espérer profiter des douceurs et de l'abondance du temps de paix. Des sanctions sont à prendre. C'est la guerre qui entrave la production et déchaîne la consommation. C'est la guerre.

Accordez aux producteurs quelques facilités et secours de main d'œuvre. Attention, attention : la vie trop chère favorise la plus détestable propagande. Attention, attention : nous avons les jours sans viande sans alcool sans pâtisserie. Modestes et humbles consommateurs de France connaîtraient les jours sans argent & sans rien rien rien rien.

Lucien Suel, Sombre Ducasse (Le Mort-Qui-Trompe, 2007, p. 37) (1983)

Écrits entre 1958 et 1986, les textes qui composent Sombre Ducasse ont été initialement publiés dans diverses revues (Hercule de Paris, The Starscrewer, Jungle, La Poire d’angoisse, La Riguinguette…) avant de faire l’objet, en 1988, d’une publication en volume, à la Station Underground d’Émerveillement Littéraire. Cette réédition inaugure la collection « Agent Orange » des éditions Le Mort-Qui-Trompe.

Lucien Suel, qui se définit lui-même comme « poète ordinaire », est né en 1948 à Guarbecque, dans les Flandres artésiennes.
Comme François Bon, je l'ai lu d’abord et essentiellement sur le net, où il a developpé toute une constellation de sites et blogs (celui de Mauricette Beaussart, notamment!), à explorer sans modération à partir de son blog, Silo, et de son site internet.

À voir aussi en ligne :
- sa bibliographie papier, ses livres disponibles 1 et 2.
- un entretien video (Libr-critique, 2007)
- un entretien avec Sylvain Courtoux (Hermaphrodite, 2005)
- les billet de Patrice Houzeau (Blog littéraire)

lundi 8 octobre 2007

signes de fuite

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Plusieurs années s'écoulèrent avant qu'à la lumière d'un cauchemar hivernal m'apparût la disparition des bijoux ; d'autres mois encore avant qu'un rêve obsédant de vengeance me révélât une évidence : il s'agissait, non d'un vol, d'une trahison. Mon ancien mari, succombant aux rapines et aux escroqueries pourvu qu'elles lui permissent de prolonger l'illusion d'une vie factice, aimait trahir.
Existait-il en chacun de nous une zone sombre où s'exerçait le goût de trahir, l'intérêt déclaré de certains (la valeur marchande des bijoux importait peu) masquant la gratuité mystérieuse de leurs petites et grandes trahisons ? Quel plaisir avait pris mon ex-mari à trahir la longue liste d'individus que, depuis son arrivée dans la capitale (ainsi le découvrais-je peu à peu), il avait, non sans constance, dupés ? Quelle joie irrésistible ressentait-il à présenter, sur la scène indifférente ou crédule du monde, un visage qui n'était pas le sien, un masque qui trahissait son secret ? Et son secret n'était-il rien d'autre que ce plaisir, surpassant les gratifications contingentes à tout mobile intéressé, pris à trahir les êtres inconnus ou aimés ? Je me surpris à rêver à l'armée secrète des traîtres, unis, sans aucun besoin de serment, par l'intuition de leur penchant commun, se protégeant mutuellement de leurs inévitables trahisons, se pardonnant sans un mot les attaques d'un mal dont tous se savaient atteints. (p. 60)

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Que prouve le traître au crédule qu'il vole ou dupe, sinon qu'il ne lui a jamais appartenu ? Pour trahir, il faut d'abord appartenir. Je n'ai jamais appartenu. En dérobant mon héritage et mes souvenirs, mon ex-mari avait prouvé sa hantise de la possession, transformant le contenu d'une petite boîte de bijoux, par-delà les biens monnayables, en signes de fuite. La trahison est moins un défaut de loyauté qu'une terreur de la possession ; l'agent qui n'appartient pas ne trahit rien.
Je n'ai jamais appartenu. Existait-il en certains individus un désir trouble de fuite que les victimes de leurs fugues nommaient trahison, et les fauteurs de fugues indépendance ? Et l'agent double ou triple, situant dans ses reniements le cœur même de son indépendance, affirmait-il plus discrètement, en sourdine, à son public mystifié : Je ne me suis jamais appartenir ?
Qui ne s'appartient pas ne trahit rien (identités, valeurs, promesses) ; le seul secret des traîtres que ces fugitifs chercheront toujours à nier est qu'ils n'ont, sous le regard de leurs ennemis et de leurs alliés, au fond de leurs cœurs, rien, ni personne, à trahir. (p. 68)

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Que serait le peuple invisible des traîtres sans la cohorte de ses complices bienveillants qui l'autorisent à mentir, falsifier, trahir, partageant sans un mot son existence contrefaite ? L'espion qui aime trahir choisit un entourage complaisant : épouses peu curieuses des absences de leur mari, famille soulagée de s'enorgueillir d'une réussite mensongère, amis consentant à ses silences, inconnus trompés par la surface lisse qu'en guise de visage, il offre au monde. Tous, les yeux et les oreilles mystérieusement clos, inaccessibles à l'évidence, veulent être trahis, recherchant dans le mariage ou l'amitié des occasions sans cesse nouvelles d'être dupés, goûtant successivement aux saveurs fades de l'aveuglement et aux joies amères de la déception, incapables de réunir les facettes d'une identité en apparence contradictoire (le jour et la nuit !) en quoi réside l'énigme du traître. (p. 120)

Hélène Frappat, L’agent de liaison (Allia, 2007)

dimanche 7 octobre 2007

l'oreille de l'espion


Appelez-vous maman une phrase ? (p. 7)

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À une époque que j'ai oubliée, je commençai, irrésistiblement, à espionner les phrases de ma mère, à l'affût de leurs erreurs, incomplétudes, manques, défauts qui m'atteignaient autant que s'ils eussent menacé mon intégrité. Elle sent que ma présence met un frein à sa liberté de langage. Je devins experte des règles de construction sans lesquelles un assemblage de mots ne me paraissait pas capable de produire une phrase ; l'espionnage (tout agent secret se doit de posséder la langue du pays dont il trahit les secrets) s'étendant peu à peu des phrases incomplètes de ma mère aux paroles bizarres de tout le monde. Je décomposais l'agent (l'être animé instigateur et contrôleur du procès) ; l'objet ; le verbe ; le but ; la syntaxe ; les fonctions. Les mots se mirent à résonner dans ma tête comme l'envol des cloches ; mon obsession de comprendre m'entraîna parfois tout près de l'absurdité. « On ne s'est pas quitté. - On sait pas qui t’es ? »
Le choix des mots, seuls, m'importait peu ; je demeurais hantée par leur liaison, leur répétition, leurs accords évidents et leur guerre secrète, l'énigme d'une vie et d'une personne qu'à mon oreille dangereusement exercée ils trahissaient. Le langage se résuma, enfin, à une enquête impossible, à ma hantise abstraite des définitions qui auraient pu (si une conversation consistait à définir ses propres termes !), des phrases, exhiber le squelette. « Qu'entends-tu par ? » devint l'unique enjeu, rarement formulé en termes directs, de l'intérêt que je trouvais à parler, et surtout à écouter. C'est tout un interrogatoire ! J'aurais voulu ramener chaque phrase au point intime d'où son agent, par ses décisions et ses choix, l'avait fait se dérouler. Il venait me parler : je me rappelle qu'il me posait des questions auxquelles je ne pouvais répondre et me couvrait de honte.
je comprenais pourtant que l'œil de l'observateur, et plus encore l'oreille de l'espion, ne restent jamais invisibles, provoquant, par la tension du regard, le malaise de l'écoute, des ondes discrètes qui déplacent insensiblement l'agencement des phrases, modifiant leurs accents, ternissant leurs nuances (p. 102-103)

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L'agent est-il celui qui agit, contrairement à celui qui subit l'action ? Ou bien est-il la force invisible, et indirecte, intervenant dans la production de certains phénomènes (les allées-venues mystérieuses des nuages et des humains) ?
À l'époque lointaine où le monde était coupé en deux par des frontières réputées infranchissables, les agents des deux mondes connaissaient l'art du passe-muraille. Aucun mur n'aurait pu résister aux agents doubles entraînés à franchir les obstacles et deviner les trous par où s'annulent, inévitablement, les frontières.
Le seul mur que les agents devaient s'interdire de passer, sous peine de mort, était la barrière mentale qui, en isolant leurs réseaux adverses d'appartenance, maintenait ces intermédiaires dans l'illusion de la loyauté. Ainsi la plus grave des menaces était-elle contenue dans la tête des agents s'affairant à oublier qu'ils ne furent jamais tout à fait eux-mêmes, et construisant en leur for intérieur un mur de silence, de défiance, qu'ils n'avaient de cesse, en leurs cibles, de vouloir détruire. (p. 125)

Hélène Frappat, L’agent de liaison (Allia, 2007)

L’agent de liaison est un magnifique jeu de l’oie de 100 séquences pleines de fugues et de fuites, de contradictions et d’échos, d’objets et de portes dérobés, de dérobades, d’agents double voire triples, qui rappelle que le premier « agent de liaison » - et donc de trahison – c’est le langage.

Hélène Frappat est née en 1969 à Paris.
Philosophe, traductrice de l'anglais et critique aux Cahiers du Cinéma,
elle a également publié un essai : Jacques Rivette, secret compris (Cahiers du cinéma, 2001) et une première œuvre de fiction : Sous réserve (Allia, 2004)

en ligne :
- « Appelez-vous maman une phrase ? », un article de Laure Limongi (publié dans La Revue Littéraire, 32)
- un article d’Hélène Frappat sur Jacques Rivette, grand amateur d'agents de liaison lui-aussi.

samedi 6 octobre 2007

la dernière phrase d'un livre

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Convaincu qu'il croise plus de gens sur les avenues du web qu'il n'y en a sur les grands boulevards des métropoles, Cyril se sent relié, depuis l'unité centrale de sa machine, par le fil qui court le long du mur jusqu'à une prise de téléphone, aux millions de personnes qui s'y retrouvent à chaque instant pour oublier la vacuité de leur existence, leurs problèmes et leurs frustrations. Cyril a choisi d'habiter ce monde parallèle dans lequel plus aucun désagrément n'existe. La toile est l'univers des mots, des images et des sens. Pas du corps. Le jeune homme vogue dans cette contrée de l'esprit où la matière n'apparaît plus comme une barrière entre les êtres. Il aborde des inconnus et discute avec eux. S'ils ne lui plaisent pas, il les dépouille et continue son chemin. (p. 56)

Je commence seulement à percevoir certaines des conséquences de son addiction. Le problème repose tout entier dans l'interactivité du média. Se plonger dans les pages d'un bouquin peut amener, dans certains cas, à oublier momentanément la réalité. Plus rien n'existe, mis à part les personnages et l'espace dans lequel ils vivent. Mais la dernière phrase d'un livre, en nous faisant poser l'ouvrage, force le lecteur à réinvestir son existence propre. Le générique d'un film joue le même rôle. La particularité d'Internet repose dans sa propension à repousser ces frontières en développant un monde parallèle. Le délire fictionnel naît de la possibilité d'investir la fiction. L'internaute est maître de la réalité qu'il engendre et partage avec ses semblables. Et puis cette fiction lui préexiste et perdure bien après son passage. L'absence de fin propre crée les conditions nécessaires à l'apparition de la dépendance. Une dépendance d'autant plus forte que les malades se mentent à eux-mêmes. La nature extraordinaire de cette addiction justifie tous les risques que je prends. (p. 139)

Thibaud de Saint Pol, Pavillon noir (Plon, 2007)

Ce suspense en huis-clos entre un jeune hacker schizophrène, enfermé dans une chambre d'hôpital psychiatrique mais connecté à internet, et sa psychiatre ne révolutionne pas l'art romanesque, mais se lit très agréablement.

Thibaut de Saint Pol est né à Maisons-Laffitte, le 9 février 1981.
Il est administrateur de l’INSEE et a déja publié N’oubliez pas de vivre (Albin Michel, 2004).
Son site propose les premières pages du roman.

mardi 2 octobre 2007

l'homme de la situation

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L'aventure humaine s'inscrit dans une histoire, on peut logiquement concevoir sa fin, mais l'orang-outan - oh comme ce nom est doux à prononcer, et quelle douleur aussi ! - se satisfaisait de son sort et vivait selon sa loi immuable, accueillant le progrès avec méfiance, une brindille pour pêcher les insectes dans les troncs creux, une large feuille vibrante pour amplifier les vocalises de l'amoureux, voilà pour le XXe siècle.
C'est bien assez de modernité, on ne va pas non plus consentir à tout ce qu'elle propose, pourquoi toujours lui céder, s'équiper de neuf chaque année comme si le principe de la vie n'était soudain plus le même et que les doigts un beau matin ne convenaient plus pour se moucher élégamment, sachons tenir aussi, jouir de la sérénité que procure la longue habitude sous les dehors de l'hébétude, la stupeur naissant bien plutôt du changement qui nous prend au dépourvu et fait de nous des proies faciles.
Le temps ne passait pas pour l'orang-outan, le fils imitait son père, l'outil l'outil, ce programme obéissant au principe de la répétition ne prévoyait pas de fin. Point d'accélération catastrophique dans le destin de l'orang-outan, nulle logique funeste à l'œuvre sinon le déclin régulier des forces vitales qui est un phénomène biologique, il ne complotait pas sa propre extinction comme nous le faisons sournoisement (bientôt, en vertu des lois de l'évolution, un bras nous poussera dans le dos pour nous poignarder par traîtrise).
Il y a eu erreur. Il y a eu méprise, c'est évident. Ce cratère s'est ouvert pour nous engloutir, nous, et débarrasser le monde de la menace que représente notre pulsion de mort. Saine réaction des forces universelles ainsi déjà la foudroyante météorite écrasa-t-elle la sotte petite tête du dinosaure emplie de noirs desseins, il y a soixante-cinq millions d'années. (p. 51-52)

Car au vu de nos résultats, à simplement regarder comment le monde a tourné sous notre règne et ce que nous en avons fait, par cupidité, gabegie, incurie ou toute autre bonne raison de ce genre que nous alléguons ordinairement pour diminuer nos responsabilités, il se déduit que l'orang-outan était bien mieux que nous l'homme de la situation, et j'en veux encore pour preuve cette osmose parfaite avec son milieu à laquelle il parvint sans effort tandis que nous ne la connaissons qu'en de très rares moments d'extase, après le passage du jardinier et du démineur, sous le parasol et le parapluie. (p. 172)

N'était-il pas pourtant, en l'absence de dieux et de Martiens avérés, notre seul public, avec peut-être le gorille et le chimpanzé, le seul public capable de prendre la mesure de notre extraordinaire aventure, de s'en ébaudir, de nous applaudir ? (...)
Pourquoi notre organisation ne produisit-elle pas sur l'orang-outan l'effet de sidération escompté, sinon parce que la sienne propre lui apparut aussitôt préférable et si incontestablement supérieure à la nôtre qu'il imagina peut-être que nous nous en aviserions de nous-mêmes et, par délicatesse, pour ne pas blesser notre amour-propre, ou par nonchalance, il n'essaya pas de nous en instruire autrement que par l'exemple. (p. 174-175)

Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)

lundi 1 octobre 2007

sur nos pattes de foule

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Mais comme elle est subite, cette absence ! Ils étaient, ils ne sont plus. Un trou en leurs lieu et place. Or chacun va à ses occupations dans la ville, au bord de ce gouffre béant, comme si rien ne s'était passé. Serais-je seul à m'être avisé de leur disparition ? Cette langueur nouvelle, pourtant, je ne l'invente pas.
Cette torpeur ! On se traîne. Je ne l'invente pas. Ainsi errerons-nous désormais sur nos pattes de foule, indécis, velléitaires. Nos bras ne saisissent plus rien. Voilà nos corps perdus. Nos gestes se défont ; la cohue où se resserraient les boulons de notre performante organisation ne témoigne plus que de cette errance, de cette dislocation. (p. 9-11)

Le monde a cessé d'exister pour les orangs-outans. Il vient de se dissoudre dans le brouillard des abstractions inconcevables.
Le point de vue de l'orang-outan qui ne comptait pas pour rien dans l'invention du monde et qui faisait tenir en l'air le globe terraqué, avec ses fruits charnus, ses termites et ses éléphants, ce point de vue unique à quoi l'on devait la perception des trilles de tant d'oiseaux chanteurs et celle des premières gouttes d'orage sur les feuilles, ce point de vue n'est plus, vous vous rendez compte.
Et c'est comme si l'on avait rasé un promontoire, abattu une montagne, le monde a rétréci tout à coup, il va falloir jouer des coudes pour exister dans ce couloir. C'est tout un pan de réalité qui s'affaisse, une conception complète et articulée des phénomènes qui fera défaut désormais à notre philosophie. (p. 18)

Nous n'entendrons plus que des paroles d'hommes, l'éternel débat, le petit dialogue amoureux si niais que les bouches bientôt se tordent de dégoût, la leçon interminable du professeur, les conseils de l'ami réjoui par nos mésaventures, et encore : l'ennui de notre littérature qui parle avec les lèvres de la plaie et ne sait dire que aïe et ouille, et encore : relations de rêves, de souvenirs, disputes, supplications, blagues, réprimandes, sans trêve ni repos, ce bavardage, ces considérations, ces mots crachés comme s'il n'en restait plus que le noyau sec et mort. (p. 32-33)

À défaut de distractions qui tromperaient réellement notre hantise, nous débattons sans fin de notre condition et la polémique est même devenue la forme dominante sinon exclusive de nos échanges avec les coups, toutefois, mais qui en sont la conséquence. Nous aimons à croire qu'il existe pour chaque énigme plusieurs explications possibles, plusieurs hypothèses, et nous attendons de notre interlocuteur qu'il nous apporte la contradiction. Nous préférons l'énigme à son élucidation, toujours décevante, qui rétrécit notre prison.
Nous en touchons les quatre murs dès qu'une unanimité se fait jour. C'est pourquoi je ne prends jamais position dans ces débats, pour ma part, considérant que nous y laissons des forces qui seraient mieux employées dans l'action - mais cette opinion aussi soulève de vives protestations et suscite à chaque fois que je l'avance pour justifier mon silence une de ces discussions secondaires qui sont notre spécialité et dans laquelle je me jette avec fougue. (p. 91-92)

Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)

'' Sans L’orang-outan'' est un Chevillard particulièrement noir et en colère, presque apocalyptique parfois, même si l’humour reste très présent dans le point de vue du fils d’Albert Moindre et Eléonore Caquet sur la disparition annoncée et métaphorique de l’orang-outan.

en ligne :
- l’autofictif, le blog d’Éric Chevillard
- un site très complet dû à Even Doualin
- « Douze questions à Éric Chevillard », par Florine Leplâtre (Inventaire/Invention)
- des études critiques sur Éric Chevillard (auteurs.contemporain.info).

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