lignes de fuite

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dimanche 24 juin 2007

gardiens de phares

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Encore trois extraits, et une photo de Mauna Kea pour le plaisir.

Dans le domaine des idées, affirme-t-il, on ose moins en groupe. Grothendieck, toujours dans Récoltes et semailles, parlait de l’importance d’être seul pour celui qui cherche. Il l’a mis en pratique en vivant reclus. J’aurais également tendance à contredire Einstein, pour affirmer qu’il faut et qu’il faudra toujours des gardiens de phares. Bien sûr, il existe de moins en moins de phares, d’endroits physiques ou mentaux d’où l’on puisse se poster face à l’horizon infini. Le progrès implique que le regard bute vite sur un terrain connu ou construit . Et pourtant, que ce soit aujourd’hui ou même dans mille ans, les avancées majeures, les ruptures qualitatives ne viendront ni d’une foule ni d’un consensus, ni même d’un travail en réseau. Alors je dois être à l’aise avec cette solitude, je dois l’embrasser comme jamais. (p. 100-101)

Itzhak, de passage à Paris, et déçu de ne pas m'y trouver, s'est étonné par mail que je sois parti aussi longtemps, plus en tout cas que les quelques jours usuels de séminaire. Il ne comprenait pas ce que j'étais venu chercher ici. Je ne suis pas le seul, un chercheur anglais, avec qui il a signé un papier, est récemment parti travailler sur l'île grec de Corfou, avec Internet pour seul cordon. Itzhak parle de manie. Ayant cherché lui-même la réponse (il n'a pas changé, toujours aussi analytique), il m'a envoyé en pdf un texte de Deleuze que je ne connaissais pas, une dizaine de pages sur l'idée d'île. J'ai aussitôt lu. Et quelque chose m'a touché dans ces lignes. Deleuze remarque que les îles sont de deux sortes : dérivées, c'est-à-dire séparées d'un continent, par érosion ou fracture ; ou originaires, essentielles, bouts de terre surgissant de sous les eaux. Hawaï, elle, est de la deuxième essence : une île originaire et éruptive. Rien ne la rattache au reste du monde, en fait, il n'y a pas plus séparée qu'elle. « Les îles sont d'avant l'homme, ou pour après », elles sont faites pour être désertes. Et quand bien même un homme voudrait y vivre, Deleuze rappelle à l'ordre : « Ce n’est plus l'île qui est séparée du continent, c'est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l'île. Ce n'est plus l'île qui se crée du fond de la terre à travers les eaux, c'est l’homme qui recrée le monde à partir de l'île et sur les eaux ». Difficile de phraser plus justement ce que je ressens ici. Je me sens séparé, mais par là, je me sens également créateur, plus accessible à l'imaginaire et à l'idée. (p. 155-156)

Quand on a trouvé l'essentiel, difficile de s'accommoder du reste. Difficile de jouer le jeu du quotidien. Admettons que je me dise : regarder le ciel, y planter mes yeux comme s'il s'agissait d'un événement chaque seconde renouvelé, voilà la seule chose qui compte vraiment. Comment alors composer en société ? Bavarder, médire, flatter, ou même critiquer. C'est l'équation maudite, ceux qui ont saisi l'essentiel le paient tôt ou tard du prix de leur vie. Le centre de leur obsession s'épanouit, ou ronge, au détriment de tout le reste. Sans aller trop loin, le prix d'une vie, j'entends au moins par là vie sociale. Mon instinct de survie ne me protège plus guère. Je sais qu'observer le ciel, l'observer vraiment, s'accompagne d'un monde de renoncements. Renoncer n'est certes pas le mot juste - on ne renonce pas au normal pour l'absolu, on y cède corps et âme. Je me sens donc plutôt sur le point de céder. (p. 166-167)

Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007)

samedi 23 juin 2007

savoir n'est pas la partie la plus agréable de l'intelligence

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S'il ne devait y avoir qu'un sujet d'étude, un seul et unique, évidemment et sans discussion, ce devrait être le ciel. L'astronomie n'est peut-être pas la science de la vraie vie, mais ça ne la rend que plus noble à mes yeux. Elle ne promet rien, elle est même parfaitement inutile. Parce qu'elle ne présente pas de lien direct avec la vie au quotidien, et pour cette raison précise, l'espèce humaine n'arrêtera jamais de chercher. Nul besoin d'invoquer une quelconque rationalité avancée, c'est inscrit dans le programme. Lors d'expériences sur les rats, il a été montré que les animaux étaient prêts à subir de réelles souffrances, décharges électriques ou privation de nourriture, pour explorer leur environnement et découvrir de nouveaux stimuli, de nouvelles sources d'excitation. Aucune différence finalement. Chez l'homme, l'exploration et le besoin d'explication sont des besoins primaires. Voilà pourquoi.
S'allonger dans l'herbe d'un jardin ou sur un toit, et regarder la nuit. Devant le spectacle, peu de gens éludent la question de la profondeur. Jusqu'où ? C'est même ce qui arrête. À l'école primaire, déjà, j'avais demandé à la maîtresse : qu’y a-t-il après le bout de l'Univers ?je n'avais alors obtenu que des yeux ronds. Le soir même, en rentrant à la maison, j'étais revenu à la charge, sans rencontrer plus de succès. Devant l'absence de réponse, j'avais continué quelque temps à m'interroger - placé au bord de l'Univers, juste au bord, que se passe-t-il si l'on tend le bras ? Sous la couette, dans ma chambre d'enfant, dans le noir, j'opérais cette expérience de pensée : j'écartais les bras et tendais les doigts, m'imaginant toucher un air jusque là vierge de tout contact. Je cherchais, avant l'heure. Définir l'existant, c'est définir l'inexistant, et donc, se donner la possibilité de concevoir et d'explorer le rien, ne serait-ce que d'une main ou d'un œil. (p. 36-38)

Ce fut une période bénie. J'ai non seulement regardé, mais aussi beaucoup lu. Beaucoup d'ouvrages d'astronomie. Bestiaires improbables, je devais apprendre ce qu'est un quasar, une naine blanche, une géante rouge, une collision de galaxies, la vie et la mort d'un système stellaire. Sur Internet aussi, j'ai navigué des nuits durant. D'une beauté parfois époustouflante, vertigineuse, les images que j'y trouvais étaient aussi importantes que les livres pour me faire entrevoir l'ampleur de la tâche. Je me suis pris d'une affection toute particulière pour les nébuleuses. Leurs noms, tout d'abord, la trompe de Céphée, la Flambée du Sagittaire, l'Iris du Loup. Et pour ce qu'elles sont, à la fois nurseries et tombeaux de la création, linceuls gazeux d'astres à l'agonie, ou au contraire, utérus de soleils en gestation. Je les faisais défiler en diaporama, épaté par la variété des compositions. Mon terrain d'étude prenait d'un coup une consistance visuelle, je pouvais m'y projeter, réellement. Je me suis régalé. Pourtant, je ne maîtrisais rien de ce que je découvrais. Ça devait faire partie du plaisir, sentir qu'il y avait une infinité de choses que je ne savais pas, des sensations que je n'avais jamais éprouvées. Savoir n'est pas la partie la plus agréable de l'intelligence. Je préfère les terrains inconnus. Déblayer, défricher, se laisser prendre par l'enchantement. L'accélération qu'on ressent alors est d'autant plus forte que le domaine nous est vierge. Un spécialiste peut s'user et s'user encore pour ressentir le centième de ce qu'un ignare peut éprouver en une journée. (p. 51-52)

Les images et les idées se bousculent. Elles se télescopent. Dans tous les sens du terme, je ne sais plus où donner de la tête. La matière est riche, inépuisable même. Chaque ligne de l'article prête à une digression mentale. Je continue, notamment, de réfléchir à la conclusion de ce travail. Quelque chose me retient, une forme d'instinct de survie. De quoi, en effet, pourra être fait l'après ? Je vis avec ce que j'ai trouvé, mais une fois couché sur le papier, j'en serai dépossédé. Il ne me restera rien d'autre que cette forme en tête, universelle par excellence, que je retrouverai à chaque instant, dans le regard des autres, dans chaque équation. Cette forme dont j'aurai accouché, à laquelle je serai à jamais associé, et qui m'empêchera de voir toutes les autres. C'est tout l'effet pervers d'un achèvement. Tant que je n'avais pas trouvé, l'univers, le mien, se définissait en une infinité de solutions. Maintenant que cette recherche s'est précipitée, je me sens prisonnier. Plus que ma Benxédrine à haute dose, les mathématiques elles-mêmes sont une drogue dure. Elles en ont tous les caractères, euphorie addictive, sensation de supériorité, pertes de repères, vertiges, palpitations, culpabilité de se savoir dépendant. Tout y est. Il est difficile de le faire comprendre sans y avoir soi-même goûté. On y rentre peu à peu, la logique s'installe, ce n'est même que ça, une logique auto-suffisante et dévorante. Combien de mathématiciens ai-je vu nerveux à l'idée de perdre le fluide, de ne plus avancer. Ils se lèvent avec un seul objectif en tête, et le soir, se couchent avec le même, alimenté cette fois par l'espoir que le territoire nocturne de l'inconscient sera fertile. Les rêves eux-mêmes sont mobilisés. La réflexion s'infiltre dans chaque anfractuosité de l'esprit. Sans oublier ce vide, qui lui, s'installe tout autour. (p. 74-76)

Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007)

On peut lire en ligne :
- un intéressant entretien de Tarek Issaoui avec Olivia Michel (Zone littéraire)
- un article d’Akram Belkaïd (AgoraVox)
- et y contempler des photos et images des webcams de Mauna Kea, un lieu qui joue un grand rôle dans le roman

vendredi 22 juin 2007

shape of Universe©

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Ce qu'ils en feront est une autre histoire. Connaître la forme de l'Univers, c'est pouvoir la tenir dans ses mains. Ils voudront donc du concret. Sur les plateaux de télévision, dans les talk-shows, les présentateurs, ahuris, me demanderont de dessiner, ou de mimer. Ça fera la une, schémas à l'appui. En marge des journaux, des images imprimées, ou des fonds d'écran, les vendeurs auront vite fait de concevoir leur merchandising : des tee-shirts, parfois humoristiques, des casquettes ou des autocollants. Mieux, ils se dépêcheront de fabriquer de petites sculptures de l'Univers, taillées dans le bois, moulées dans du plastique, de toutes les matières, tous les prix, en porte-clés ou presse-papier, à millions d'exemplaires. L'image m'échappera, et se banalisera. Ils auront l'impression d'avoir compris, seulement l'impression ; de même que les globes terrestres se sont massivement vendus au 19ème siècle sans que n'avance vraiment la conscience de vivre sur une petite planète. Ils auront chaque jour l'Univers devant leurs yeux, le verront pendre au rétroviseur d'un taxi, posé sur une étagère de bibelots, dans le salon ou la cuisine, ou qui sait, devenir le logo d'une grande marque. Shape of Universe© ! Ils n'hériteront que d'une image vidée de tout sens à force d'être photocopiée. Une forme démystifiée, tenue dans le creux d'une main, reléguée au rang d'objet. Pour n'en retenir qu'une, parmi l'infini des possibles, ils penseront même avoir fait un grand progrès. La forme de l'Univers rejoindra alors la masse des détails sous laquelle croule l'espèce. Parce qu'elle deviendra proche et disponible, on lui accordera un peu d'attention, au même titre qu'une nouvelle génération de téléphones portables. Elle intégrera les rayonnages. Nul besoin dans ces conditions de prendre du recul, ou de se méfier du trop de sens accordé à la profusion des détails insignifiants, puisque l'Univers lui-même deviendra un objet du quotidien. Cqfd. L'humanité triomphante pourra finir d'affirmer que, définitivement, il y a plus dans nos supermarchés et nos télévisions que dans votre ciel et vos étoiles réunies.

Le début aurait pu être différent, plus lyrique, et plus conforme aux clichés des découvertes scientifiques majeures. Quelque chose comme Eurêka ! Ce n'est pourtant pas aussi simple. Je ne suis pas Archimède, allongé dans sa baignoire, cogitant sur le volume d'eau déplacé. Comparé à mon sujet d'étude, je ne suis même qu'epsilon - du moins, je le pensais. Qu'est-ce qu'un corps, plongé ou non dans une baignoire, comparé aux dimensions de l'Univers ? Minuscule matière terrienne qui se confronte à la totalité, un bout de rien qui ose chercher ses réponses dans l'infiniment grand. La comparaison est indécente. Mais surtout, je ne suis pas Archimède cogitant sur l'eau, parce que je suis partie intégrante de ce sujet. L’eau ne me glisse pas dessus, je suis cette eau. Je fais partie de cet Univers qui s'observe et dont chacune des parois, physiques ou mentales, s'apparente à un miroir. En pensant le système, je me pense donc moi-même. Pour cette raison précise, j'ai longtemps cru impossible toute réponse autre que réflexive : mon cerveau ne pourra jamais s'abstraire physiquement de l'Univers pour mieux l'étudier du dehors.
Je ne suis pas dans une baignoire, mais dans un avion, long-courrier, entre Paris et Los Angeles. À vrai dire, ce n'est pas une mauvaise place pour un cosmologue. Du hublot (je m'arrange toujours pour être en hublot), surtout la nuit, j'ai tout le loisir de regarder l'éther. Le principe est le même que pour Archimède, s'approcher au mieux, se laisser envelopper par le fluide, et qui sait, retenir une idée de passage. Ce n'est pas à sa table de travail que l'on trouve les réponses, mais là-haut, le nez en l'air. D'un avion, on voit tout un monde, le nôtre. Les étoiles, les nuances du soleil couchant, les vortex de l'air au bout de l'aile, la courbure de la Terre déjà visible à dix mille mètres. En vol, il y a beaucoup d'occasions de réfléchir à ce qu'est une planète. Je ne perds d'ailleurs rien du spectacle. Je prends des photos numériques, de tous les angles, à toutes les heures, forçant au besoin les contrastes pour obtenir un résultat. Sur les vols les plus courts, je ne fais que ça. Plusieurs milliers de clichés du ciel, glanés au fil des vols, sont stockés sur le disque dur de mon ordinateur. Ils forment un atlas d'aplats colorés, roses vaporeux, noirs lumineux, dégradés subtils de bleu nuit, et les soirs de chance, mauve électrique d'une aurore boréale. Quand le ciel s'avère décevant, au contraire, je baisse les yeux. Ce sont alors les textures et les contours qui retiennent mon attention. Les côtes revêtent bien sûr un charme particulier, chacune dessinée avec minutie, selon des motifs qu'il faudrait pouvoir toucher jusqu'au moindre galet, la moindre vaguelette, pour pouvoir en mesurer la complexité. Ce n'est jamais répétitif. Un même rivage, pris depuis le même angle, peut par exemple changer du tout au tout (qu'une pierre bouge, c'est suffisant). Suivant l'altitude, le sol gagne ou perd en relief, et force l'œil à se concentrer tantôt sur le dessin d'ensemble - rectangles champêtres, cercles urbains concentriques, routes ou cours d'eau - tantôt sur la profondeur du terrain, avec ses crevasses, ses ridules et ses sommets. Quand les nuages ne m'en empêchent pas, je cherche ainsi à repérer l'instant peu après le décollage où, du hublot, je vois le paysage s'aplatir, et devenir carte. Je profite de chaque variante de ciel ou de terre pour imaginer de nouvelles pistes, de nouvelles formes. Ce sont des moments intenses. Intrigué, mon voisin de fauteuil se penche parfois vers le hublot, s'immisce, pensant que j'ai repéré quelque chose d'extraordinaire (un Ovni ?) ; avant de se rasseoir, déçu, convaincu d'avoir simplement affaire au baptême de l'air d'un grand gosse.
Je prends très souvent l'avion, au contraire. Archimède avait l'eau, j'ai le ciel. Je ne dis jamais non à un déplacement. Dans mon métier, les sollicitations sont fréquentes, ça me convient. Malgré les désagréments, l'air confiné des cabines, la nourriture répétitive, et mes longues jambes qui ont trop appris à se recroqueviller (même dans un large fauteuil, je me regroupe), j'adore ça : une vie d'allers-retours entre les différents points du globe, centres de recherche, laboratoires, et l'atmosphère pour seule transition. Une existence entre parenthèses, comme rêvée, très loin du bruit du monde et des pesanteurs du quotidien, affranchie de cette gravité propre à l'espèce humaine. Je sais, par mes rares incursions dans le monde réel, que je ne perds pas grand-chose en esquivant l'affairement des villes et de leurs habitants. Là-haut, entre deux aéroports, j'ai ma tranquillité. Une place dans un avion, même petite, près d'un hublot, est sans doute la meilleure des chambres que j'aurais pu me trouver.

Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007, p. 8-12)

Telles sont les premières pages de ce deuxième roman beau et original, dans lequel un mathématicien génial qui a découvert quelle est la forme de l'univers se demande s'il doit publier sa découverte ou choisir la fuite. Cette aventure très cérébrale sert de prétexte à une réflexion passionnante sur la solitude des hommes, l'obsession scientifique et l'universalité des formes - celles de l'art et celles du monde.

Tarek Issaoui a 33 ans. Il est l'auteur d'un premier roman, J'ai (Stock, 2003). De formation scientifique, il a aussi été trader et journaliste économique et financier, et vient de reprendre une activité dans une grande banque internationale.

mercredi 20 juin 2007

n'ayant pas d'alternative

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L'exposition consacrée à Samuel Beckett par Nathalie Léger et Marianne Alphant à Beaubourg n'avait pas plu du tout à Philippe De Jonckheere ! J'y suis allée tout de même car, depuis que j'ai moi même participé à la conception d'une exposition sur un de mes écrivains préférés, je suis pleine d'indulgence envers tout ceux qui se trouvent face à cette impossible et si frustrante tâche. Et, en ce qui me concerne, j'ai trouvé mon miel (et l'envie de lire ou relire certains textes) dans cette exposition, dont j'ai toutefois regretté qu'elle fasse une trop grande part au seul côté obscur de Beckett. Mais j'y ai découvert par exemple les oeuvres de Jean-Michel Alberola, qui justement soulignent l'immense humour de l'écrivain.

Cet humour tragique est aussi mis en évidence avec beaucoup d'intelligence par les écrivains et philosophes qui s'interrogent, devant des nuages qui passent, sur l'obsession du temps qu'il fait, du ciel, de la météo et des parapluies chez Beckett dans « How far is the sky ? », un film réalisé par Pascale Bouhénic pour cette exposition : Pierre Zaoui parle à merveille du gris comme concept philosophique et des précautions inutiles que sont les omniprésents parapluies ; et Jean Echenoz rappelle que la première phrase du premier roman est une « réécriture drôle, intrigante et tragique » du célèbre verset de L'Ecclésiaste, « Rien de nouveau sous le soleil » :

Le soleil brillait, n’ayant pas d’alternative, sur le rien de neuf.
The sun shone, having no alternative, on the nothing new.
Murphy (1938) (Minuit, 1954, p. 7)

vendredi 15 juin 2007

le confort douillet de la virtualité

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Wu Li monte à la tribune d'un pas décidé. Il attend que le silence se fasse et débute son intervention en rappelant les terribles contraintes qui ont déclenché le basculement dans NSV. Il cite l'environnement défaillant, la rareté de l'eau, la pénurie de matières premières et le climat mortifère qui ont conduit à une réduction drastique de l'industrie, de l'agriculture intensive, des transports et du tourisme. Il rappelle que cette récession violente avait pu s'opérer sans trop de dégâts, parce que la finance et les places boursières avaient depuis longtemps avancé dans la virtualité des échanges. Il était clair que les flux financiers pouvaient aussi bien reposer sur des idées et des représentations que sur des produits tangibles et palpables. Les médias en accord avec les gouvernants avaient pris le parti d'encourager les univers virtuels alors en vogue, et notamment NSV qui, avec trois cents millions de recrues en deux ans, était apparu comme un moyen efficace d'apaiser les tensions sociales induites par les nouvelles conditions de vie. Des politiques volontaristes avaient été menées de concert dans tous les pays du monde pour offrir à tous un accès à la Toile et un Revenu minimum garanti (Rmg) dont le montant relativement faible était assorti de rations alimentaires équilibrées et d'objets de nécessité qu'il suffisait d'aller retirer dans les entrepôts de regroupement ouverts en grand nombre à cet effet. Le dépannage des écrans était gratuit, ainsi que les médicaments et les calmants fournis à la demande. C'était le service de survie dû aux citoyens du monde, les contenus variaient en fonction des régions, mais partout l'écran en était le fer de lance.
(…) Il entame le deuxième volet de son discours en évoquant la gestion des individus. La question est cruciale : à ce jour, ce sont 20 % d'actifs qui nourrissent et font vivre la planète, et l'objectif est de descendre à 15 %. Il rappelle la fameuse prédiction du forum de Davos qui, dès 1996, envisageait l'activité de 10 % de la population et se demandait comment distraire et occuper les 90 % de vivants inutiles. L'enjeu de NSV, rappelle Wu Li, est de laisser les ego librement s'exprimer, tout en apaisant le monde réel incapable de supporter leur démesure. Il commente rapidement l'échec des expériences marxistes qui toutes avaient négligé la tyrannie du besoin de reconnaissance et le goût fondamental pour la domination de l'autre. Il vante l'efficacité de NSV en la matière, mais concède qu'il y a de nombreux conflits locaux qui n'arrivent à aucune solution. Le fait de ramener les guerres à une question d'ego démesurés fait frémir une partie de l'auditoire, mais Wu Li continue à enfoncer cette idée. Pour les hauts fonctionnaires de la Société des Nations, les rencontres annuelles sont le moyen de faire passer les idées désagréables à entendre.
(…) Wu Li passe l'après-midi à vanter les mérites de NSV. C'est la forme idéale et aboutie, dit-il, du capitalisme ultra-libéral : on vend des produits virtuels qu'on n'a pas à fabriquer, qu'on n'a pas à maintenir, qu'on n'a pas à recycler ! Les services publics ont été réduits, le nombre des écoles et des universités a été divisé par mille, on se contente d'éduquer, la formation est l'apanage des 20 % de la population qui auront à faire vivre les autres, mais cela pose aussi des problèmes car la sélection marche mal. Ce point doit être examiné en atelier. Dans la longue liste des avantages, Wu Li évoque aussi le fait que la virtualité permet les combats pour le pouvoir et les luttes d'influences et d'images. Elle comble les besoins de possession, les quêtes de reconnaissance et de puissance, les désirs de paraître... Bref, tout ce qui nourrit les instincts et leurs déchaînements est canalisé avec finalement beaucoup de succès. Les individus peuvent s'affronter, les instincts se décharger, l'humaine condition se poursuivre, et rien n'empêche quelqu'un d'aller se confronter à la vraie vie. La liberté est totale, rien n'est interdit, mais tout est simplement impossible. La préservation du climat et la raréfaction des ressources, conclut Wu Li, ont amené les experts internationaux à évaluer à cinq cents millions le nombre d'humains pouvant vivre sur la planète suivant le modèle occidental du XXe siècle... La lutte pour être dans ces cinq cents millions de privilégiés, qui promettait d'être féroce, ne l'a pas été, et ce n'est pas le moindre succès de NSV ! Au contraire, au fil des années, on voit de plus en plus de personnes déserter la réalité pour rejoindre le confort douillet de la virtualité... C'est également sur le long terme une cause d'inquiétude.

Alain Monnier, Notre Seconde vie (Flammarion, 2007, p. 106-110)

Cela, c'est l'explication théorique, mais Notre seconde vie est surtout un roman drôle et troublant, où Alain Monnier délaisse Parpot pour faire s'entrecroiser dans le Second Life de demain les vies de toute une série de personnages, munis ou pas d'un avatar, mais tous attachants. À lire par exemple pour savoir ce qui se passe quand Œdipe couche avec Marylin Monroe, et ce que Jean-Patrick Capdevielle vient faire là.

Voir en ligne :
- le site d’Alain Monnier
- un entretien sur Notre seconde vie (Le Matin)
- et aussi le blog SLObserver : un billet où Alain Monnier raconte ses premiers pas dans SL

mercredi 13 juin 2007

les pensées-étoiles-filantes

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L'homme que je vois pour la dernière fois existe, à plusieurs reprises, il n'y a jamais eu que lui. Il s'agit pour l'écriture de le maintenir dans une espèce de réanimation où il oscille toujours entre la fatidique prochaine des dernières fois et plus jamais, de le faire imaginairement refluer jusqu'à l'estuaire de la Der des Der où, disparaissant, il livre le secret de ses apparitions. on le voit, visage au vent, passé au dehors de la vitre de la voiture, plonger dans la transparence de sa propre amnésie, comme dans une matière semi-liquide, car ce qu'il dissipe de lui à chaque tournant, il vous le lègue en pure mémoire quand c'est pour vous la dernière fois de vous en souvenir.

Le poème sur les pensées-étoiles-filantes, qui n'est pas un poème pour les fixer, mais seulement pour les laisser telles qu'elles somptueusement disparaissent, est inventé pendant que je te regarde, pendant que cette pensée (qu'il y a aurait des étoiles filantes de ce genre) se confond avec ton visage aussi infailliblement que leur évanouissement se résout bientôt dans le ciel. Cette pensée, que je m'attends toujours à perdre d'un moment à l'autre, je la fais tenir sur ton visage, comme une baguette en équilibre au bout de mon doigt, et crois même un court instant pouvoir la retrouver à seulement te revoir... Mais le poème sur les pensées-étoiles-filantes, qui ne retient rien que du somptueusement disparu, devient ce faisant un poème pour seulement te regarder. Je te regarde. Je ne sais plus de quel théorème je fais la mise au point sur ton visage. Ta blondeur est au centre physionomique de cela.

Les pensées-étoiles-filantes ont la plus belle qualité de vitesse qu'on puisse imaginer, tout simplement parce que ce n'est pas une vitesse qui se mesure dans le présent des heures ou des minutes, mais une vitesse qui se calcule à l'heure future. Ça ne veut pas dire que leur vitesse ne soit pas actuelle et leur passage réellement éprouvé dans le ciel du présent, ça veut dire qu'aussitôt passées, elles n'ont pas encore existé, voilà toute la différence, et d'ailleurs à l'œil nu, on ne s'en rend pas compte forcément.

Les pensées-étoiles-filantes ont pour les mêmes sortes de raison la plus belle façon de disparaître. En fait il est difficile de savoir quand elles disparaissent exactement, et puis d'ailleurs disparaître pour elles veut dire comme n'avoir pas encore existé, elles disparaissent en même temps que cesse leur vitesse. Je me dis que j'aimerais faire un livre de toutes ces pensées-là.

Cécile Mainardi, La blondeur (Les Petits matins, 2007, II)

Publié aux éditions Les petits matins, dans la collection « Les Grands soirs » , dirigée par Jérôme Mauche, La blondeur est un bel hommage - en forme de poème en prose envoûtant - à la blondeur d'un homme qu'on devine parti, comme les « pensées-étoiles-filantes ».

Cécile Mainardi est actuellement en résidence au cipM.
En ligne aussi notamment cet article d'Hortense Gauthier dans libr-critique

dimanche 10 juin 2007

toujours la même histoire

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dans Ouestern, Claire Guezengar met en scène - sans fausse pudeur mais avec beaucoup d’humour - des règlements de compte primaires : sur la page de gauche l'explosion des rancoeurs, rivalités et querelles familiales autour d’un héritage, et, en miroir sur la page de droite, le tournage d’un duel de western. Jusqu’au moment où tout se mélange et où Jo le Cow-boy s’écrie :

En fait, il s'en doutait depuis le début.

Chaque fois qu'il parlait du scénario à ses amis, systématiquement, à la fin, ils disaient c'est marrant, dans ma famille c'est pareil, il y a exactement la même histoire. Il répondait alors c'est vrai, c'est partout pareil, c'est triste, mais c'est toujours la même histoire dans toutes les familles. (p. 93)

Claire Guezengar, Ouestern (Leo Scheer, 2007, p. 93)

Claire Guezengar est née en 1972 à Lesneven.
Elle vit à Paris et enseigne à l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles.

samedi 9 juin 2007

ce qui est, est ; le reste, faut voir.

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Un nouvel opus de Jean Baptiste Botul, La Métaphysique du mou, est disponible depuis peu aux éditions des Mille et une nuits qui avaient déjà publié ses trois autres indispensables essais. Quelques extraits, en commençant par l'exergue :

Le drame de la philosophie moderne, c'est l'allégeance à l'écrit, la tyrannie du livre, le culte de l’œuvre, la toute-puissance des greffiers de la pensée. L'œuvre d'un auteur est sa pyramide, son catafalque. Le philosophe moderne ressemble à un pharaon qui oublierait de régner à force de contempler son futur tombeau, le tombeau des livres.
Lettre à Lou Andreas-Salomé, 6 octobre 1930. (p. 17)

Une représentation assez adéquate de la conscience pourrait, éventuellement, être : une sorte de balle vide, confectionnée en vannerie. Autrement dit, une sphère creuse, tissée en joncs flexibles mais résistants. Ou en osier. Me documenter sur l'art de la vannerie. En tout cas, l'idée, c'est que l'intérieur, lieu de la conscience, est séparé de l'extérieur (le monde) par un tissage assez fort pour que les phénomènes rebondissent sur cette enveloppe, mais d'une imparfaite étanchéité. Il n'y a que Kant pour rêver d'être étanche. Ou les stoïciens. Les autres prennent leur parti (et c'est bien) d'être, dans un sens, perméables, et dans l'autre, d'avoir des fuites. (p. 19)

Je ressens une urgence d'inventaire : recenser les objets mous, et les classer. Mais ce serait évidemment une perte de temps. Mieux vaut relire Kant et travailler au corps le concept. Et d'abord, dissocier flexible et mou. Flexibilité s'oppose à rigidité, il n'y a pas d'antonyme strict à dureté : mollesse est sémantiquement déporté. Donc, aujourd'hui, et après réflexion, je forge le concept de mouité. Une bonne chose de faite. (p. 25)

De toute façon, l’ontologie est une impasse. On la résumerait en une assertion : ce qui est, est ; le reste, faut voir. (p. 74)

Jean-Baptiste Botul, La Métaphysique du mou (Mille et une nuits, 2007)

Puisque c’est dans Wikipedia, je pense qu’on peut l’écrire : Jean-Baptiste Botul (1896-1947) est un magnifique canular de Frédéric Pagès. Outre ses concepts certes fantaisistes mais néanmoins pertinents, Botul a été l'amant de Marthe Richard, Marie Bonaparte, Lou Andreas-Salomé, Marguerite Duras et Simone de Beauvoir, il a inventé le concept de valise à roulettes et Jean-Paul Sartre lui a piqué ses idées. Il a sa notice dans le catalogue de la BnF et son Association des Amis, créée par le NoDuBo (Noyau dur botulien).

vendredi 8 juin 2007

et le regard alors

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En réalité, dans cette vie floue, elle était quand même bizarrement amarrée, et c'était par son métier. travailler, oui, c'était ça qui la retenait à quai, même si certains trouvaient ça vulgaire. Ils disaient il n'y a pas que le travail dans la vie, tu devrais chercher un autre homme, gai et disponible, tu verrais que le travail c'est un détail, un arrière-plan, que ça fond dès que l'important surgit. D'autres, souvent plus âgés, lui disaient le contraire, finalement, tu as raison, la seule chose tangible, c'est ce qu'on fait, tous les jours, peu à peu, le reste, les projets, les fantasmes, le désir, la foi, ce qu'on croit être vraiment au fond, tout ça s'évanouit à la fin, ce qui reste c'est ce qu'on fait. Ce qu'elle faisait : elle enseignait. Personne n'y croyait plus mais elle savait que ça n'avait pas d'importance. Bien sûr, elle n'était là que pour quelques-uns, peut-être même un seul étudiant, de temps en temps, mais étrangement, c'était assez. Évidemment, il y avait les visages paisibles de ceux qui croient l'avenir en route vers eux et ne doutent jamais que la douceur leur est acquise - et la tentation parfois de leur faire goûter l'amertume, juste une seconde -, mais ce qui comptait, c'était les regards inquiets, soucieux, de ceux qui savent au contraire que tout ce qui leur adviendra ne manquera pas de faire connaître le goût âcre et trop court qu'ils connaissent déjà si bien. Les yeux des étudiants fiévreux, beaucoup trop grands pour ce qu'il y avait à voir, et dans lesquels elle lisait les murs devant, c'était ce qui la tuait mais la tenait aussi. Droit dedans, ils y allaient et le savaient. Rien à espérer donc, mais quand même chez certains cette rage de simplement vouloir croire que dans cet en deçà finirait par surgir un présent, un instant glacé ou bouillant, un être tendre ou affamé, des horizons, qu'importe du moment que la peau le sent. En fait, rien ne venait, probablement rien ne viendrait, et vaille que vaille, mercenaires, ils continuaient. Alors elle aussi, mine de rien, faisant comme si c'était possible, comme si on pouvait devenir avocat, ou juge, ou n'importe quoi, sans les livres, sans écrire, sans rien, juste en le voulant, elle parlait, écoutait, s'agitait, en tentant de toujours se montrer dupe pour qu'eux-mêmes puissent le rester encore un peu, juste avant la gifle qui ne manquerait pas de tomber, sans l'ombre d'un témoin. Elle savait que c'était idiot, un mirage, mais le piège venait parfois d'un seul. Un seul suffisait pour que le mensonge devienne plausible. Ce gamin-là, c'était celui qui disait d'un coup j'ai vraiment envie d'y arriver, je vais tout faire pour, vous pouvez m'expliquer, j'ai pas compris, je vais faire des fiches. Et il disait aussi mais chez moi c'est petit, je vais aller à la bibliothèque municipale, surtout avec mes frères, c'est pas facile, et les parents qui croient que ça y est, j'y suis déjà un peu, quand même l'université. Vous pouvez m'aider ou pas. Vous serez là ou pas. Ou c'est déjà raté de toute façon. Vous croyez que je peux y arriver ou pas. Alors voilà, il disait ça, et à la fin, parfois, à force, le plus souvent sans elle en fait, il y arrivait, la moyenne qu'il faut, le passage, ouf, parfois sur le fil, comme ça, en jury, vous le remontez ou pas lui, oui, bien sûr, allez, mais il a eu des absences, oui, mais il travaille, il est sérieux, allez, on le monte à dix, c'est bon, et il passait, et elle espérait que ça irait, malgré les frères, et les parents, et l'appartement serré comme ça, et parfois le boulot absurde le soir et les samedis, pour clore le tout et sceller le paquet. Là, pour un temps, elle se disait, comme tant d'autres avant et avec elle, ça vaut le coup quand même, parfois il y en a un que tu aides un peu, ou deux, et juste ça, ça vaut le coup. La vérité livide, elle la voyait seulement quand il y en avait un qui y croyait vraiment parce qu'il venait de plus loin encore et qui n'y arrivait pas, la tête à l'envers, les fautes comme ça, énormes, et qui y croit, qui pense que non, les pentes habituelles, c'est pas pour lui, il est à l'université, ça va aller, et celui-là, comme ça ne va pas, on n'a pas le choix, on est obligé de lui dire, écoute, non, ça ne va pas aller, tu sais pour être avocat, il faut écrire bien, en tout cas un peu, le minimum, et toi là, avec ton écriture comme ça, tes fautes complètement folles, ça ne va pas pouvoir aller. Réfléchis, il n'y a pas un métier que tu aimes, même un peu, même pas beaucoup ? Et le regard alors, c'est à ça que chaque fois elle pense longtemps après, le regard quand d'un seul coup il comprend tout, qu'en fait si, les pentes, justement, c'est aussi pour lui et qu'il va devoir rejoindre ses frères après la traîtrise, dire bon, j'y ai cru et c'était idiot parce qu'évidemment ça ne pouvait pas marcher mais maintenant je sais qu'il y en a pour qui c'est possible et ceux-là il va falloir les haïr bien et longtemps pour que ça passe un peu, pour digérer et penser que ça va quand même.

Sophie Maurer, Asthmes (Seuil, 2007, p. 47-49)

jeudi 7 juin 2007

en croisant le regard de quelqu'un

Asthmes (Seuil, 2007) de Sophie Maurer est un beau roman très visuel - pas visuel comme un film mais plutôt comme une série de clichés ou de tableaux : s'y succèdent dix personnages à bout de souffle, dont les solitudes se dévoilent en quelques pages, avec, en guise de transition, les brefs instants où leurs regards se croisent, par exemple :

Il fallait ne pas regarder cette enfant brune arrêtée en plein milieu du trottoir et se retenir de voir qu'elle avait l'air terrassée par sa propre fureur. Il fallait juste continuer de marcher.
Des temps après, pourtant, quand plus rien ne demeurerait de la ville honnie, ni de la fille quittée, ni des adieux époumonés, hormis le sentiment flou d'une perte sourde, il se souviendrait de cette seconde où ses yeux avaient croisé ceux de la petite fille. Sur l'instant, bien sûr, il ne comprit pas que ce regard lui fermait un monde et qu'à jamais il serait pour quelque chose dans ce qui enrageait l'enfant. Il sentit juste comme un coup. Plus tard, sur un banc en bas des tours, pour le raconter et se faire comprendre, il finirait par dire un peu tristement : un jour en Europe, je suis devenu adulte.
***
La petite fille le vit de loin et ne bougea plus. Il avait l'air de courir sans le vouloir, comme elle avait l'impression de le faire depuis toujours. Et puis il était trop grand, si grand qu'il pourrait l'emmener, au moins lui, il aurait la farce. Mais évidemment, il ne ralentir même pas. Pour le punir au moins un peu, avant qu'il ne la dépasse, elle le regarda juste en y mettant toute la colère dont elle avait encore le courage. Depuis onze ans qu'elle attendait, elle savait qu'il n'allait pas revenir vers elle et que ça ne viendrait peut-être jamais. La seule chose certaine, c'était le prochain coup. (p. 25-26)

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ou :

Elle s'en rendait compte en découvrant son visage au détour d'une vitrine, dans un miroir rapidement croisé, une portière de voiture, elle voyait alors les traits froncés, tendus autour des veux, de la bouche, le visage tout entier concentré sur une question sourde mais sans rapport avec le monde autour ni avec aucun autre. Parfois, en passant comme ça devant un café, en croisant le regard de quelqu'un derrière la vitre, comme celui de la vieille qui l'observait maintenant, peut-être depuis un moment, peut-être même depuis qu'elle était apparue au bout de la rue, elle se rendait compte qu'elle devait simplement avoir l'air de ce qu'elle était, une naufragée véritable.
***
La jeune femme lui semblait aussi âgée qu'elle, et ce n'était pas peu dire. Elle les repérait au loin, les vieux d'avance. Ça lui donnait toujours envie de les secouer par les pieds, attends au moins, tu te traîneras bien assez tôt, crois-moi, mais elle savait qu'il fallait toujours se méfier avec les gens en ruine, parfois une simple pichenette pouvait faire s'effondrer des pans entiers, et elle ne voulait rien de tel. Elle détourna les yeux de la rue derrière la vitre et regarda ses mains sur la table, c'était sa manière à elle de se rapprocher encore un peu des affaiblis, quand elle fixait les veinules soulevant la peau en mille bourrelets bleuis, elle pensait chaque fois d'accord, je suis avec vous, nous fermentons, rien de plus. Quatre-vingt-un ans la veille, elle se le répétait depuis l'aube, abasourdie.
Devant un baby, que seuls certains serveurs savent encore apporter avant onze heures sans hausser les sourcils, elle pensait c'est suffisant, j'imagine, à dire désormais qui je suis.
A l'intérieur, elle constatait le règne de la charogne déjà, et de moments rongés n'ayant plus rien à dire à ceux qui pourraient écouter. Elle pouvait raconter bien sûr, mais les mots eux-mêmes semblaient jaunis et cornés. Tout ce quelle recueillait, c'est ce dont personne ne veut : de l'indulgence. Son impatience devant la mort, même ça, ils ne le prenaient pas au sérieux, allons maman. Leur Monde n'était plus le sien, tout simplement, mais ils ne voulaient pas le comprendre. Quand elle était beaucoup plus jeune, elle aussi avait pensé : mais enfin, la vie, même comme ça, c'est toujours ça de pris, non ? Non. (p. 84-86)

Sophie Maurer est née en 1976, elle vit à Paris et enseigne à Langues O’ et Science-po.

Trois autres billets pour compléter :
Second Flore - Strictement confidentiel - Chez Michel

mercredi 6 juin 2007

je suis illisible

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Drôle de compagnie

Je suis de ces écrivains qu'on dit difficiles, voire illisibles.

Ce n'est pas être en mauvaise compagnie.

Compagnie disparate, d'ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il préférait « être incompris plutôt que d'être approuvé ») que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »). Les uns ont cultivé un hermétisme savant (Scève, Mallarmé). D'autres ont chiffré narquoisement l'obscène (Rabelais, Rimbaud). D'autres encore ont fait de la surprise scandaleuse du « nouveau » une valeur en soi : punching-ball ducassien sur les Grandes-Têtes-Molles, plumes de plomb des futuristes, poétique au marteau des dadaïstes, imprécations à la Péret ou mirlitonades coprolaliques à la Cravan.
Je suis de ceux qui aiment ces auteurs que le monde culturel de leur temps (le nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques voire carrément incompréhensibles.
J'aime en somme ceux qui n'ont pas vraiment « réussi » - ou plutôt ceux dont la réussite se mesure d'une certaine manière à leur ratage anthume : ceux, bien sûr, qu'a ignorés la masse des lecteurs de leur temps ; mais aussi (ce sont souvent les mêmes) ceux qui n'ont pas réussi leur « œuvre », si l'on entend par œuvre cette sorte de totalité progressivement accomplie, homogénéisée et clôturée, dans laquelle l'histoire littéraire et l'hagiographie patrimoniale peuvent reconnaître la trace d'un destin comme toujours-déjà verni d'exemplarité.
J'aime par-dessus tout des œuvres qui ont fait œuvre de l'impossibilité de faire œuvre : la trace suspendue laissée par Lautréamont et par Rimbaud, la graphomanie inachevable d'Aimable Jayet, de Jules Doudin ou de Jeanne Tripier, l'espace lacunaire où semble finir par s'évaporer la poésie de Hölderlin et ce chantier désordonné, perpétuellement replâtré et définitivement non clos que sont des entreprises comme celles de Jarry, Cingria ou de Khlebnikov.
Je suis même de ceux qui inclinent à penser que c'est en ces auteurs-là que la littérature vit sa vie puisque c'est par eux qu'en elle-même éternellement elle se change. Je crois que la littérature, au plus essentiel, si essence d'elle il y a, c'est le trobar clus d'Arnaut Daniel ou de Raimbaut d'Orange, la virtuosité pince-sans-rire des Grands Rhétoriqueurs, les mondes renversés de Saint-Amant ou de Théophile, les scansions démantibulées de Corbière, les inscapes condensés d'Hopkins, la langue inouïe de Wolfson, les spéculations étymologiques de Biély ou de Brisset, les mécaniques ironiquement désaffectées de Roussel, les créations verbales de Villon, de Lewis Carroll, de Clément Pansaers ou de Michaux (aujourd'hui celles d'Oskar Pastior, de Patrick Beurard ou de Pierre Le Pillouër), les pictogrammes grinçants de Maurice Roche, le journal labyrinthique d'Arno Schmidt, l'énergie abstraite qu'impose la matière phonique redistribuée et traitée vocalement par Kurt Schwitters, Gherasim Luca ou Bernard Heidsieck.

C'est une bibliothèque.
Il en est de pire.
Je suis de ceux qui l'aiment plus qu'aucune autre.

Salut, les faciles !

(…) En fait, si je n’arrive pas à cesser d’aimer les difficiles c’est parce que les faciles, les accueillants, les consommables sur place, les collé au possible, les bien-humains, les clairs-sachants, les vites-poignants et les petits charmants, je les trouve généralement, au bout du compte, trop lisibles, trop évidemment lisibles : insipides et insignifiants. Je n’y entends pas résonner grand-chose du chaos d’angoisses, de désirs, d’expériences contradictoires, misérables et intenses à la fois, où va, tant bien que mal, comme toute vie, ma vie.

Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, premier chapitre : « Je suis illisible »)

Le prix Louis Guilloux a été décerné à Christian Prigent pour Demain je meurs (POL, 2007). C'est l'occasion de le (re)lire et de le découvrir à partir les pages que lui consacrent :
- son éditeur POL
- Remue.net
- Sitaudis
- Libr-critique
- Le Terrier
et de lire, aussi, les archives de l’aventure de la revue TXT (1969-1993), avec de nombreux textes de Prigent.

dimanche 3 juin 2007

aussi beaux qu'ils sont

« Je voudrais bien ne pas peindre de monstres et pourtant, de l’avis général, c’est à cela que mes tableaux aboutissent. Si je rends les gens laids, ce n’est pas exprès : j’aimerais les montrer aussi beaux qu’ils le sont. », c'est l'exergue, signée Francis Bacon, de La collecte des monstres. Dans ces courtes nouvelles très noires, Emmanuelle Urien évoque avec tendresse et horreur des personnages qui souvent tuent ou se tuent et qui pourtant nous ressemblent : ils sont simplement enfermés dans une trajectoire obligée, une ligne de fuite tracée d’avance ; comme le rappelle la sinistre « Ligne de fuite » (p. 133-142) d’une femme qui a assassiné mari et enfants lorsque ses yeux se sont ouverts sur le monde, les lignes de fuites doivent être plurielles !

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Quand j'ai quitté Sophie, nous avions tous les deux vingt ans, et nous étions faits l'un pour l'autre. Une alliance neuve au doigt, nous projetions d'être heureux ensemble. Cet idéal ordinaire ne laissait pas plus de place au doute qu'à l'imagination. C'était le temps de la douceur et de l'inconscience. Nos voix étaient posées, jamais je ne haussais le ton, et Sophie murmurait du vent dans mes oreilles. De là où je suis maintenant, je n'entends plus rien de ce que nous nous disions, comme si c'était sans importance, ou que rien ne s'était dit. Il me semble désormais que nous étions aussi muets qu'au cinéma, et moins réels encore. Quand je repense à nous, je vois deux grosses poupées molles et souriantes qui se tiennent par la main, se fixant avec la même expression imbécile, ignorantes du monde alors que c'est lui qui les tient, qui à son gré les lie ou les sépare, les déchire et les éventre. J'imagine soudain Sophie grande ouverte, un sourire peint sur le visage et la laine en bouchon qui s'échappe de ses entrailles inertes.

Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 27-28)

Personne n'a cru à mon innocence. Même ma mère, qui jusque-là n'avait jamais rien eu à me reprocher, s'est crue obligée d'adhérer à cet amalgame : dans les cités, les jeunes sont tous des délinquants. Il n'y avait pas de raison, après tout, que son grand fils, si brillant par ailleurs, échappe à cette règle poisseuse. Mon frère avait douze ans, il trouvait trop cool l'idée que son frangin fasse de la taule, ça manquait dans la famille, pour un peu on nous aurait regardés de travers, c'est pas beau de faire mentir les statistiques. Avoir un frère à l'ombre, ça le faisait rêver, ce con, alors il n'a pas cherché à me défendre. Mon avocat lui-même, au lieu de m'écouter, mitonnait dans son coin une plaidoirie à base d'excuses, arguant qu'une contrition affichée était le meilleur moyen de diminuer ma peine. Sur ce point, il n'avait pas tort, en effet. Sauf que j'étais innocent, et que dans mon dossier ils ont écrit coupable.
(…) La bombe a explosé à vingt-trois heures précises ce dimanche-là. Adieu racaille, cette fois je méritais ce mot inscrit sur mon dossier et dans l'esprit de tous. L'engin dissimulé sous le toboggan a tué sur le coup les dealers, leurs clients, mon petit frère, qui n'aurait jamais dû être là, et moi aussi, bien sûr ; parce que maintenant, je suis comme eux : coupable.

Emmanuelle Urien, La collecte des monstres (Gallimard, 2007, p. 58-59 et 61)

Emmanuelle Urien est née en 1970 à Angers.
Elle a publié en 2006 deux autres recueils de nouvelles :
Court, noir, sans sucre (L’être minuscule, 2005)
Toute humanité mise à part (Quadrature, 2006)

Son site nous raconte avec humour sa vie et nous présente son œuvre (quelques nouvelles à lire en ligne).
On peut aussi lire en ligne cet entretien (avril 2006) et celui-là (2007).

samedi 2 juin 2007

parler n'est pas anodin

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Dans sa belle « Posface » (excellente initiative que d'en doter chacun des livres de la collection Déplacements !), Béatrice Rilos fait des phrases, pour expliquer, par exemple, qu'elle « n'est pas exotique », en dépit de ses origines martiniquaises, et surtout que « parler n’est pas anodin » :

Les mots ne me viennent pas à la bouche dans une joyeuse file indienne, n'attendent pas gentiment leur tour d'être servis sur un plateau à autrui. Souvent je me tais. II m'arrive de ne faire que cela. Ce n'est ni de la lassitude, ni de la timidité : je n'ai rien à dire, j'écoute. Ce que j'entends alors : respiration traînante, battements irréguliers, articulations grinçantes, passages d'air, tintements, pépiements. J'entends ce que me dit autrui. Son silence s’écoute aussi. Parfois, je parle trop pour dissimuler ou jouer mon intéressante. La parole me manipule. Il me faut lui rendre la pareille. (…)
Un jour, j'ai décidé de mettre par écrit ces voix que j'entendais brailler par cette autre bouche que j'ai dans la tête. Aucune parlotte ; des choses qui nécessitaient d'être dites. Depuis, je suis tant bien que mal leur flot. Au fur et à mesure j'ai appris à nager entre les courants, contre le courant. Je me laisse aussi charmer, bercer par le doux chant de mes voix cela devient alors trop facile. Allonger mon texte jusqu'à ne plus avoir pied, perdre pied. La littérature n'est d'aucun repos.
Puisque cela parle en moi par saccades, en cascades, ce sont les points et les points de suspension qui se sont imposés. Ce qui se dit vraiment, ce qui meurt de I'être mais uniquement se pense, toutes leurs phases intermédiaires se bousculent dans une cohue monstrueuse. Des marionnettes agressives, passives s'agitent, se muent en une horde de pronoms personnels. Je n'ai pas la mémoire des noms.
Chaque texte est Iu à haute voix autant de fois que nécessaire : un mauvais moment à passer mais obligatoire. Mettre ces mots dans ma bouche, les expulser au-dehors, cela m'écorche les lèvres. Une épreuve. Ma voix s'éraille, s'efface. Le Diable à mes trousses, je lis vite, incapable de faire autrement. Mon souffle est court. C'est sur lui que je régie mes phrases, leur débit. Il me fallait trouver quelqu'un pour les parler et ce correctement : un lecteur, une lectrice ?

Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, Postface, p. 152-155)

vendredi 1 juin 2007

j'existe péniblement

D'abord j'ai eu un peu de mal, car ma pente naturelle est à la phrase longue. Or, dans ce livre, presque pas de phrases. Des bribes seulement ... et puis je me suis laissée emporter et comme fasciner par le rythme haletant et haché de Béatrice Rilos :

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Selon toi ai-je l'air normale. J'exhibe mes dessins mes objets personne ne bronche. Terrorisée. Il faudrait t'enfermer. J'exhibe mes tripes ils ne me le reprochent pas. Au contraire ils t'ont félicitée. Ils ne me comprennent pas ils veulent que j'aille plus loin. Ils ne te comprennent pas... Si tu vas plus loin. Les tissus ne retiendront pas mes viscères pourrissants ils s'abattront fumants sur le sol. Tu parles d'un spectacle. J'existe péniblement. Cela me dévore l'intérieur. Petit à petit. D'une euphorie paroxystique à la mélancolique sidération du néant. En moins d'une heure. Instable. Tu crains de risquer ta peau. De vivre. J’apprécierais autant que possible de ne pas avoir à choisir. Rester là. Seule. Sans espoir sans obligation d’avancer. Perpétuellement. Un véritable monstre. Indigne de l'air pénétrant dans tes poumons. Je vous l'offre. Faites-en ce que bon vous chante. Toutefois prenez-en grand soin. Moi je n'en peux plus. Tu en es incapable. Continuer à s'alimenter. Je ne désire pas vivre. Lâche. Je n'ai ni l'énergie ni le courage de parvenir à un quelconque terme. Répéter cette phrase ce geste. Sans cesse. À l'identique. Aucune variation. Je m'éparpille me dissous. Dans ce reflet. Est-ce moi. Forcément puisque ça t'imite. Je l'examine. Ignorant sa véritable nature. T'interrogeant sur l'éventuelle présence de sa chair de son sang. Ce n'est peut-être pas moi.

Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, p. 31-32)

Comment étais-je comme petite fille. Ai-je toujours eu l'œil inquiet triste de ceux qui subissent pourtant ne discernent pas d'où leur vient cette mélancolie. Ceux de mon bord de mon clan le savent également. Que l'agitation de leur tête folle échevelée ne les mènera nulle part. Que les grands cris les grands rires ceux qui déboîtent les mâchoires dévissent les troncs les colonnes vertébrales ne signifient ne changent rien. Aucune révolution. Aucune mutation. Aucune solution. Problèmes. Problèmes. Ceux marchant dans la nuit prenant invariablement le chemin le plus long le savent également. Qu'ils n'auront rien de beau de brillant de concluant à exposer au vu au su des autres. Là. Aucune bénédiction. Ni salut ni Ave Maria réchauffant le corps illuminant l'esprit. Qu'ils seront seuls. Ensemble. La souffrance leur servira de coiffe ternira leur cristallin d'un brouillard opaque. Qu'ils effrayeront les enfants de cette exhalaison putride s'échappant de leur bouche. Décomposition. Qu'il n'y a ni merveille ni répit. Leurs os s'entrechoquent. Leurs souvenirs se confondent se diluent par les pluies. Qu'il n'est point de soleil sur ces terres-là. Uniquement un faible rayon perdu prenant ses jambes à son cou lorsqu'il a saisi dans quel merdier il était tombé. Les êtres ces êtres me ressemblent.

Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, p. 59-60)

jeudi 31 mai 2007

une forme supérieure de tact

Plutôt que de citer, comme il me le suggère, la « scène de pornographie boursière avec Ruby », j'ai envie de citer Guy Tournaye citant autrui dans Le décodeur, son précédent roman - en espérant qu'il m'aidera à situer, dans la longue bibliographie de la fin de son livre, les auteurs remixés dans le passage ci-dessous : Ménard ? Schuhl ? Sollers ? Bourriaud ? d'autres ?

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La citation était chez lui une seconde nature. Il la pratiquait de façon systématique, non pour donner de l'autorité à ses propos, encore moins pour faire étalage de son érudition - « Mon ignorance est encyclopédique », ironisait-il - mais au contraire pour s'effacer et se dissoudre dans la voix des autres. Il n'y avait là aucune coquetterie de sa part. Juste une forme supérieure de tact : « Le monde est plein au point qu'on y suffoque. L'homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image est louée, hypothéquée. À quoi bon en rajouter une couche ? » Expert dans l'art du montage, Charles était avant tout un ébéniste hors pair. Avec lui, la citation savait se faire marqueterie, hologramme, anamorphose. Rien à voir avec la prose en kit, 100% contreplaquée, distillée par les DJs en vogue…

« Voyez-vous, disait-il - mais sans doute ses propos n'étaient-ils pas de lui -, il est temps d'inventer un nouveau langage. Les mots que nous employons ne correspondent plus au monde. Lorsque les choses avaient encore leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais, petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui fait un gâchis terrible. C'est pourquoi seule me plaît maintenant une écriture anonyme, fragmentée. Ni centre, ni centres, ni histoire, ni personnages, ni sens vectoriel, flux impersonnel, multitudes d'éclats, évidé, criblé, atone, suspendu, miroir prismatique ne se fermant sur rien - pas d'univers de l'auteur -, multiplicité de traces aussitôt recouvertes : comment produire un tel langage, un langage qui ne sorte pas de la tête de quelqu'un (ni de sa plume) mais qui soit immanent, qui sourde du sol à la façon d'une momie exhumée ? »

Guy Tournaye, Le décodeur (Gallimard, 2005, p. 79-80)

mercredi 30 mai 2007

un gage de docilité

Sur les aberrations actuelles de la divinité « travail », Guy Tournaye publie Radiation, un livre drôle et atypique, entre le roman et l’essai, à l’image de sa 4ème de couv’ : « Radiation. Docu-fiction. Fr. 2007. Réal.: Franck Valberg. 16/9. Stéréo. Musique : Bryan Ferry & Roxy Music. Portrait d'un réfractaire au service du travail obligatoire, qui décide à trente-cinq ans de vivre du RMI et de ses SICAV. Notre avis : des idées peuvent heurter. »

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C'est un fait, les élites sont fatiguées. Elles n'ont plus le cœur à rire. Elles n'ont même plus le cœur à l'ouvrage. Au fond, tous ces brillants cadres supérieurs ne rêvent que d'une chose : débrancher, prendre le large, fuir ce système qu'ils ne peuvent littéralement plus encadrer. Il est loin le temps où, frais émoulus des grandes écoles, ils se faisaient fort de concilier vie professionnelle et aspirations personnelles. Vingt ans plus tard, après un parcours sans faute dans les secteurs les plus porteurs (médias, pub, mode, industrie culturelle), la désillusion est totale. (...)
Le capitalisme serait-il menacé par la « baisse tendancielle du taux de motivation » ? Rien n'est moins sûr. Le thème récurrent du malaise des cadres est en fait une aubaine pour le marché. Qui dit manque dit nouveaux besoins à satisfaire et donc nouvelles sources de profit potentielles. Qu'est-ce qu'un bon client, sinon un individu à fort pouvoir d'achat avec des problèmes, des failles, des états d'âme susceptibles d'être compensés de façon sonnante et trébuchante ? La frustration nourrit la consommation, qui elle-même soutient la croissance. Il suffit de voir la profusion d'articles, d'essais, de romans dénonçant les turpitudes de la vie en entreprise et les ravages de la mondialisation pour mesurer à quel point le filon est devenu juteux. Les professeurs de désespoir font salle comble, les marchands d'antidépresseurs en tout genre prospèrent et l'industrie de la consolation ne s'est jamais aussi bien portée. Même la misère affective des cadres en mal de rencontres ouvre de nouveaux horizons au business, comme l'illustre le succès en Bourse du titre Meetic. (...)
On aurait tort de voir là un simple phénomène de récupération. Tous les discours anti- ne font en définitive que renforcer ce qu'ils prétendent dénoncer. Peu importe au fond d'être pour ou contre le système. L'essentiel est d'être convaincu de sa toute-puissance. De ce point de vue, les contempteurs les plus radicaux de l'idéologie néolibérale remplissent parfaitement leur office, en reprenant à leur compte la vision totalitaire défendue par leurs adversaires celle d'un empire dominé par quelques maîtres du monde, intégralement soumis à la logique marchande, et ne laissant plus aucune marge de manœuvre à ses vassaux. Dans cette optique, il n'y a pas d'échappatoire possible et toute tentative de se situer en dehors du jeu apparaît vouée à l'échec. Les discours misérabilistes et compatissants sur l'exclusion contribuent du reste à entretenir ce sentiment d'impasse. Entre la peur de se retrouver sur la touche et l'aspiration à un « autre monde possible », la schizophrénie s'impose comme le nouveau mode de régulation du système - de la même façon que la paranoïa a pu être érigée par certains patrons en règle de management. D'un côté on exalte les lendemains qui chantent, de l'autre on continue au quotidien à faire tourner la machine, de manière certes désabusée mais parfaitement fonctionnelle, conformément aux schémas dictés par les contrôleurs de gestion. L'utopie ne contient plus en germe la révolte, elle est devenue un outil de domestication parmi d'autres, une valeur refuge qui console à bon compte, une soupape qui permet d'aller toujours plus loin dans la mise sous pression. Merveilleuse thermodynamique ! La baisse tendancielle du taux de motivation n'est donc pas en soi une menace. Elle est au contraire un gage de docilité - la contrepartie nécessaire à la taylorisation du travail des cadres.

Guy Tournaye, Radiation (Gallimard, 2007, p. 54-57)

Guy Tournaye est né à Tours en 1965.
Il a publié un autre roman : Le Décodeur (Gallimard, 2005), entièrement constitué de citations.

Pour compléter, on peut lire sur le site Actu>Chomage un article et un entretien.
Un blog à billet unique est également en ligne.

vendredi 25 mai 2007

on a perdu l'égarement

Charles Pennequin dit : c'est vivant. Et de plus en plus. Et c'est de plus en plus la merde. Plus ça vit et plus c'est la merde. Que faire ? Continuer. Faire avec, avec la vie et avec les emmerdements. Plus on sera emmerdé et plus on sera vivant (c'est un cercle vicieux). Charles Pennequin vit. C'est vicieux. Il est comme encerclé, comme entouré, comme encadré, comme encaissé, comme contre un mur. Oui, il est là planté, il est à rester planté durant des heures en attendant qu'on vienne éteindre. Après il fera tout noir dans la vie de Charles Pennequin. Après, quand on aura éteint les loupiotes dans la vie de Charles Pennequin, on verra plus rien. Mais pour le moment ça reste allumé. Tant qu'y a de la lumière je campe là, dit Charles Pennequin. Charles Pennequin campe toujours un rôle de vivant jusqu'au prochain numéro (à suivre.)

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La place de Charles Pennequin est vacante. Ce n'est pas une raison pour vouloir l'occuper.

Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 81)

Le penseur est solitaire. Sa pensée se fera toujours dans la solitude, avec un interlocuteur sans visage. Il développe sa pensée et au bout d'un moment, il arrive à un certain stade. Un certain degré. Il peut évaluer ce degré, le noter. Seulement sa pensée dans sa totalité se perd, car on a perdu l'égarement. On a perdu l'égarement de la pensée.

Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 108)

jeudi 24 mai 2007

la pensée c'est la peur

Je travail dans l'ingérable. Je suis pas gérable. Je suis travaillé. On me gère. Qu'est-ce qu'on fait déjà avec soi-même. Qu'est-ce qu'on en a à faire de soi dans la voix. Et soi le corps. Qu'est-ce qu'on en a à faire de soi le corps et de soi la voix. Soi dans le bain du social, soi qu'on retrempe à sa sauce, c'est la sauce à soi-même. Soi confronté de quoi. De quoi est-on confronté. Quel lieu nous confronte. Quel autre vient en confrontation. La confrontation est déjà en soi-même. La chose confrontée, c'est déjà d'être à l'autre et au lieu, alors qu'on voudrait disparaître. On passe son temps à être porté disparu. Le travail, c'est l'histoire du porté disparu qui réapparaît dans le lieu grâce à l'écrit. L'autre et le lieu ne réapparaîtront pas sinon. Sinon ce n'est que vide. Je n'ai toujours été que dans le vide ignorant du monde.

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Vide de soi dans ce lieu vide, vide de l'autre qui est venu me vider. Il faudrait alors avoir son vide autre. Il faudrait alors se vider autrement de soi-même. Soi-même lieu du vide, mais d'un vrai vide cette fois. Vider les lieux de notre fausse présence, et quitter l'autre. L'autre entravé de soi, l'autre grossement travaillé d'entravements. Entravé car ne voyant pas la vie, la vraie vie qu'il pourrait réclamer. L'autre enchaîné depuis la naissance. Il n'y a pas de vraie relation, car il n'y a pas de vrai autre. Il n'y a pas un autre en face. Il y a soi. Soi qu'on entrave à tout va, soi l'entravé de tout un tas de tics humains. Tics de parole, tics de perception, tics de regard, tics d'être. Soi bourré de tics, de tous les tics de tous les soi appelés les autres. Sinon il faut accepter à l'autre sa possibilité de retrait face au lieu, sa façon bien à lui de s'en soustraire, pour mieux apparaître, et dans le lieu et pour lui-même.

Soi note, il note pour oublier, pour effacer les traces avec de nouvelles notes. L'autre l'entrave, lui reste en travers. Tous les rapports le travaillent, c'est-à-dire qu'il ne digère pas le refus à un moment donné de l'autre. Le refus très profond, le refus de quelque ordre que ce soit, et qui arrivera tôt ou tard. Car ce refus c'est lui-même qui le porte. Soi n'a jamais si bien porté le refus de l'autre en lui. Il le connaît intimement.

Tous les livres sont des testaments inscrits sur le dos de l'auteur.

La pensée c'est la peur. C'est parce qu'on a peur de crever qu'on pense. La conscience fait penser. Penser provient donc de la douleur. Douleur à vivre, douleur à être. Douleur à devoir exister en séparé du monde et de soi qu'on voudrait sentir un peu mieux. Comment sentir mieux soi ? on sent mieux soi quand on sait que c'est la fin. On dit alors : ça sent le sapin son histoire.

C'est l'histoire de soi qui a toujours senti le sapin.

Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 103-104)

voir aussi :
- le blog, l'autre blog et l'espace myspace de Charles Pennequin, né en 1965 à Cambrai
- trois autres beaux extraits dans Tiers livre

mardi 22 mai 2007

danser me permet de ne pas dire que j'écris

Ce livre au titre mystérieux (et qui le reste), et dont la 4ème de couv’ précise qu’il « est un livre sur beaucoup de choses. Des couples de choses. », est une machine poétique et jubilatoire qui convoque et imbrique des motifs totalement hétéroclites, par exemple :

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Si l'on tape le titre de mon premier livre on découvre que « les internautes qui ont acheté cet article ont également acheté Triptyque de Claude Simon, La Route des Flandres de Claude Simon, et Le fantôme de Éric Chevillard ». Il y a chez le chien une immobilité au cour même du plus grand mouvement qui n'est rien d'autre que l'attente que quelqu'un soit là. Il est littéraire comme tout, et pictural, mais je ne le trouve pas cinématographique. Danser me permet de ne pas dire que j'écris quand on me demande ce que je fais. (p. 9-10)

Pourquoi l'anglais choisit-il always, tous les chemins, pour dire toujours. Je ne sais pas ce qui vient de mourir. Je sais que c'est mort. Une inquiétude typique des sous-bois, l'horaire. L'arrivée de la nuit ne devriant pas empêcher la prise d'une décision. Oui, ne devriant. Mais il semble que quelqu'un meurt dans la partie hachurée. Comme le lapin, always est une vitesse locale. L'escargot que j'avais trouvé en parlant émettait un cliquetis tandis que je le tapais en argumentant sur mon genou. Une microscopique hélice, vide elle aussi, prise dans la terre coincée dans le colimaçon, était apparue pendant la lutte. Je ne pouvais pas tout expliquer. Je regardais l'automne avancer, il allait bientôt faire nuit noire. Il fallait penser à rebrousser. Il fallait rebrousser. Il s'est mis à le faire (nuit noire). Nous rentrions. (p. 83)

Judith Elbaz, Le Mouvement en montagne (POL, 2007)

Judith Elbaz est née à Montréal en 1971.
Elle vit à Paris, où elle danse et enseigne le tango argentin. Elle réalise également des travaux vidéo et chorégraphiques.
Elle avait publié un premier roman : Colourful (POL, 2003), auquel on espère que le lapidaire décompte de la page 76 : « Ventes 409. Autres (gratuits, pilon, soldes) 420. » ne s’applique pas !
On peut aussi la lire en ligne dans la revue Écriture.

vendredi 18 mai 2007

un bout de nerf à vif

Il est tout le contraire d’une boule insensible au dehors, il est un misérable bout de nerf perdu au milieu d'un dehors immense, et le dehors passe son temps à venir le bouleverser. Il est un bout de nerf à vif que le moindre coup de vent met sens dessus dessous, et bientôt il ne sera plus rien, s'il continue il ne sera plus rien, parce que le dehors lui aura tout simplement fait la peau.
Alors quoi. Alors il faut qu'il se secoue. Il faut qu'il s'armure. Il ne faut surtout pas qu'il reste au lit à faire le bout de nerf à vif. Il faut qu'il sorte. Il faut qu'il aille au contact du dehors. Il faut qu'il arrête d'avoir comme ça la peau toute blanche et les bras tout malingres. Il faut qu'il aille au soleil. Il faut que le soleil lui brûle la peau. Il faut que ses bras forcissent. Il faut qu'il arrête de pédaler dans son mouron. Il faut qu'il tape dans un ballon. Il faut qu'il mange du poisson. Il faut qu'il mange des épinards. Il faut qu'il prenne soin de lui. Il faut qu'il se reprenne en main. (p. 171-172)

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Il faut qu'il se repose un bon coup. Il faut qu'il se fasse un bain de concombre et de dodo. Il faut qu'il s'endorme dans un bon bain de concombre et quand il se réveillera tout ira mieux, le concombre aura fait du bien à tout son corps et il n'aura plus du tout le nez rouge. Il faut qu'il se savonne. Il faut qu'il se coupe les ongles. Il faut qu'il arrange ses cheveux qui ne ressemblent à rien. Il faut qu'il s'occupe de lui. Il faut qu'il se fasse beau. Il faut qu'il passe beaucoup de temps à se faire très beau. Il faut qu'il soit beau comme les femmes des publicités pour les masques de concombre. Il faut qu'il passe devant les miroirs et qu'il ait tout à fait l'impression d'être une femme de publicité. Il faut qu'il se dise est-ce possible, je suis une femme de publicité, il ne me manque plus que le masque de concombre.
Il faut qu'il se fasse beau comme une femme des publicités à concombre et qu'il sorte, qu'il aille au-devant du dehors avec beaucoup d'assurance, qu'il marche dans la rue avec l'assurance d'une femme à concombre. Il faut qu'il se précipite chez Ludwig déguisé en femme à concombre et qu'il voie la tête que fait Ludwig. Ludwig est-ce que tu ne vois pas que je suis changé, est-ce que tu ne devines pas ce que je suis. Et si Ludwig lui dit Hercule je rêve ou tu es une femme à concombre ils seront tous les deux sciés, ils n'en reviendront pas, ils iront boire un verre pour fêter ça.
Est-ce que Ludwig ne voudra pas lui aussi se changer en femme à concombre, sans doute que si. Ils feront prendre un bon bain de concombre à Ludwig et Ludwig aussi deviendra une femme à concombre, il se laissera savonner très longtemps jusqu'à ce que sa peau soit douce comme celle d'une femme à concombre et alors il sortira du bain, et lui dira à Ludwig mon vieux je crois bien que ça y est. Ludwig se regardera dans la glace et il tombera par terre, putain ça y est c'est vrai dira-t-il, je suis une femme à concombre, et tous les deux ils seront fous, fous, ils courront chez Umberto et ils seront hystériques, ils diront Umberto devine ce qu'on est, et Umberto dira vous êtes deux femmes à concombre ou je rêve, ils tomberont dans les bras d'Umberto, tous les trois seront hystériques, Umberto n'aura pas le choix, ils le transformeront illico en femme à concombre et tous les trois seront des femmes à concombre, ils n'en pourront plus, ce sera trop, ils courront boire un verre pour fêter ça, ils seront hystériques de bonheur.
Il faut qu'il sorte. Il faut qu'il arrête de jouer les concombres de rivière. Il faut qu'il perde sa peau de concombre de rivière et qu'il sorte. Il ne faut plus qu'il ait peur du dehors. Qu'est-ce que le dehors, le dehors ça n'est rien. Le dehors c'est du beurre. Le dehors ça ne doit pas du tout lui faire peur, ça n'a pas la moindre raison de lui faire peur. C'est du beurre.
Il va s'enfoncer dans le dehors comme dans du beurre, il en rigolera. Il rigolera un bon coup et il dira c'était donc ça. Le dehors c'était ça. C'était ce beurre. Il fendra le dehors et il rigolera, il dira ça alors. Ça alors je fends le dehors. Mon dedans fend le dehors. Je balade mon dedans au milieu du dehors et tout va bien, tout baigne. Mon dedans n'est pas du tout ratatiné par le dehors, au contraire mon dedans va bien, ça baigne pour mon dedans, mon dedans fend le dehors. (p. 174-176)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)

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