lignes de fuite

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

écrivains

Fil des billets

jeudi 17 mai 2007

le trou entre les deux bosses

Il est aussi cloué au lit que le petit enfant devant son potage qu'il ne veut pas avaler, mais les raisons qui le clouent au lit ne sont pas du tout les mêmes que celles qui clouent le bec au petit enfant qui refuse d'avaler son potage, pas du tout les mêmes c'est évident. Est-ce que le petit enfant pense à la mort à l'instant où il avale son potage. Est-ce qu'à chaque cuillerée de potage qu'il avale il a l'impression que c'est un peu de mort qu'on le force à avaler. Est-ce que quand le petit enfant serre les dents pour ne pas avaler son potage c'est parce qu'il trouve que ce n'est pas possible, le monde est trop hostile. Est-ce qu'à chaque cuillerée qu'on le force à avaler le petit enfant a l'impression que c'est l'hostilité du monde tout entier qu'on l'oblige à laisser entrer dans sa bouche. (p. 75)

cranach_balance.jpg

Jules fait-il partie des gens qui ne prendront jamais le train, il ne sait pas, il se demande. Il y a des gens qui ne peuvent pas monter dans un train, c'est plus fort qu'eux, leurs pieds ne veulent pas, plusieurs fois ils ont essayé mais chaque fois ç'a été pareil, ils n'ont pas pu franchir le marchepied, au moment de monter la dernière marche leurs pieds n'ont pas voulu et ils ont fait demi-tour, et le train est parti avec Pépée dedans, et tout ce qu'ils ont pu faire ç'a été d'agiter un mouchoir et de faire de grands au revoir avec la main, et ensuite quand le train a été parti de pleurer beaucoup, parce que ne pas pouvoir monter dans les trains ça ne veut pas dire ne pas être malade de chagrin chaque fois. Il y a des gens qui ne peuvent pas, c'est épidermique, ils ne peuvent pas monter dans les trains, et il y a d'autres gens qui ne vivent que par le train, s'ils ne sont pas toujours dans un train c'est bien simple ils ne vivent plus, la vie à leurs yeux ne vaut plus d'être vécue. Il y a des gens mordus de train, et il y a des gens dont le bonheur au contraire est de toujours rester à quai, de se ramasser sur eux-mêmes et de faire boule, de ramasser toutes les parties d'eux-mêmes et de les tenir ensemble de toutes leurs forces, de faire une boule compacte et de transporter cette boule par le monde entier à dos de chameau.
Il y a l'ordre du train et il y a l'ordre du chameau. N'est-ce pas fou. N'est-ce pas beau. La vie n'est-elle pas une belle chose. (…)
Il a quelle bosse lui. Est-ce qu'il sait. Est-ce qu'il se l'est déjà demandé. Est-ce qu'on peut n'avoir aucune bosse.
Il a quelques certitudes sur sa bosse. Ça n'est pas une bosse du train bien énorme. Il a trop la bosse du chameau pour être vraiment mordu de train. Un train de temps en temps c'est déjà bien assez avec la bosse du train qu'il a, qui n'est pas une bosse du train bien énorme.
Mais a-t-il une bosse du chameau assez costaude pour pouvoir se passer tout à fait de train, voilà la question. Est-ce possible, qu'il ne soit ni vraiment train ni vraiment chameau, ni tout à fait une bosse ni tout à fait l'autre. Qu'il soit le trou entre les deux bosses.
Peut-on vivre heureux en étant un trou. Il l'espère. Il va tout faire pour être heureux, il va mettre toutes les chances de son côté, mais il faut qu'il sache une chose : il est un entre-deux. Entre-deux-bosses. Entre-deux-mers. (p. 107-110)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)

mercredi 16 mai 2007

on ne se lève plus

prudhomme_matinees_hercule.jpg

Un livre à acheter d'urgence avant qu'il ne soit censuré au motif d'incitation à se lever tard, tant il encourage de manière indécente la pratique immodérée de la grasse matinée : Sylvain Prudhomme y narre avec beaucoup d'humour les aventures toutes intérieures d'Hercule, occupé à traîner au lit.

Et puis qu'est-ce que cela veut dire important. Est-ce que la vie, est-ce que le bonheur sont faits de choses importantes. Il lui semble qu'au contraire la vie est faite avant tout de choses très banales. Il ne passe pas son temps, dieu merci, à se demander si chaque chose qu'il fait est une chose importante. Il fait des choses banales, oh oui, il ne fait même que cela, des choses banales, et il les fait banalement, sans du tout regretter que ce ne soient pas des choses importantes. À bien y réfléchir cela lui plaît, il en est fier : à d'autres les choses importantes. Aux messieurs importants. Lui est un homme du banal, un homme des petites choses banales faites banalement. (p. 15-16)

Mais ne faut-il pas se méfier de la flemme. N'est-ce pas par la flemme que tout commence. Un matin par flemme on reste au lit, et de la journée on ne se lève plus. Le lendemain on recommence, et puis le surlendemain, et puis le jour d'après. Et une semaine plus tard on est toujours au lit. On ne s'est plus levé, on ne se lève plus, pourquoi se lèverait-on puisqu'on ne s'est pas levé les jours précédents, est-on mort de ne pas s'être levé les jours précédents, non, alors à quoi bon. (p. 19)

Oh qu'il est content. Il se sent l'âme d'un explorateur qui revient d'un grand voyage. C'est un peu cela qui vient de lui arriver, ce n'est pas exagéré de le dire. Il vient de faire un voyage. Le temps de quelques longues minutes il est parti, il a largué les amarres, il a laissé derrière lui ce qu'il avait de plus cher, à commencer par Pépée, Pépée qui est presque une partie de lui-même. Et il s'est précipité au-devant de l'inconnu, il s'est débattu, il a très sincèrement cru se perdre, tout cela pour finalement revenir au port. Quand il y repense ce dénouement lui paraît relever du miracle. Combien plus de chances avait-il de ne pas revenir en arrière, de s'éloigner irréversiblement de Pépée. Il est content. Les circumnavigations de Magellan et de Cook, à côté, lui semblent des aventurettes. Il ne peut s’empêcher de trouver qu’on s’exagère terriblement leur importance. (p. 25-26)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)

samedi 12 mai 2007

la fugacité de leur vie

watteau_embarquement_pour_cythere3.jpg

Stevens se promène. Dans la campagne anglaise, en Italie, il fait le grand tour. Il traverse des lumières compactes, des légères. Des bois noirs, des collines auréolées. Il regarde de quoi l'herbe est faite, l’épaisseur de l'écorce sur le tronc des arbres, la ténuité des nuages. La figure humaine le bouleverse quand il la rencontre. Elle lui fait l’effet d’un collage. D’une pièce ajoutée, hétérogène, essentiellement disproportionnée.
Sauf là. À l'orée d'un bois. C'est une petite peinture qui tiendrait dans une poche. Elle est verte. Vert sombre, vert d'herbe et de forêt, l'air est vert, la nuit va tomber. Il fait frais. Un homme se penche sur une femme qui va se lever. C'est tout. Stevens ne les connaît pas, ne les reconnaît pas, il ne les situe pas. Il ne leur prête rien. Il les voit. Voit la terrible vigueur qui les traverse et passe dans leur geste ; la fugacité de leur vie. Les arbres sont flous, les personnages sont flous, leurs vêtements sont à peine posés sur la toile, ils n'ont pas de visage mais ils se tiennent là, individuels, intimes, dans la plus grande précision qui soit. Et ils s'entretiennent. Ils s'adressent - l'un à l'autre.
Il ne sait d'où, une phrase lui traverse l'esprit qu'il répète à voix basse. Ne pleurez pas monseigneur, Gauvain n'est pas perdu, vous aurez, vous aussi, le droit de mourir et de le rejoindre.

Céline Minard, Le Dernier Monde (Denoël, 2007, p. 492-493)

(la visite du Louvre désert dans Paris désert sur une terre désertée par les hommes)

vendredi 11 mai 2007

ses conditions de possibilité

minard_dernier_monde.jpg



Stevens soutenait que personne ne peut être délié. Il disait : tant qu’il me reste un mot en tête, tant qu’il me reste un mot dans mon cerveau d’homme, c’est toute la communauté qui persiste. (p. 159)

- Toutes les sortes d'histoires s'écrivent, monsieur le plénipotentiaire, s'écrivent, se disent, se racontent ou se chantent. Il n'existe pas de fait brut. Le fait brut est une construction du langage, le fait brut n'existe qu'à l'intérieur du langage qui le dit.
- Oui, si vous faites du langage une forme de l'esprit au même titre que l'espace et le temps. Ce qui est faux. Le fait brut existe pour les animaux.
- Les animaux n'existent pas hors du langage. Le monde non plus. Je vous parle du monde humain. Le seul dont nous puissions parler. Il est composé de toutes sortes de choses, mouvements, textures, enjeux, motifs, qui sont autant d'objets du langage, qui tous se disent. La résistance du réel se dit aussi, la maladie aussi, la mort. Et voyez vous-même, si Stevens est encore vivant, c'est qu'il est, pour combien de temps peu importe, c'est qu'il est encore pris dans le monde humain : il écrit. S'il cessait de tenir son cahier, il disparaîtrait comme homme. Il disparaîtrait et avec lui l'ensemble de ce qu'il peut maintenir d'humanité, qui n'est pas toute l'humanité, qui n'est qu'un infime éclat, lacunaire, incomplet, troué, venteux comme l'ont été chacune de ces sortes d'éclats, disparaîtrait. Tout ce qu'il fait est effectivement un prétexte, un pré-texte, un prêt au texte parce que lui, comme personne avant lui je pense, n'a pas d'autre mode d'être humain. Aucune de ses relations avec les traces du monde humain n'aurait d'existence s'il ne les écrivait pas. Comprenez-vous prosopopée ? Personne ne peut vivre tout à fait seul. Nous sommes ses conditions de possibilité. Nous sommes la superposition des couches d'air vide qui entourent le cœur de son pouvoir, nous sommes les salles et les corridors parquetés, nous sommes les coureurs et les maréchaux de son Empire, nous le maintenons, nous le créons continûment comme Cheyenne, comme Ava, Homme Véritable, comme être humain. (p. 202-203)

Personne n'est tout à fait clair avec son unité. Personne n'est tout à fait unique, c'est-à-dire, inséparable, je veux dire, individuel ou indivis. Au Mexique, les Indiens Tzeltal de Cancuc ont dix-sept âmes par tête de pipe. Les Dogons en ont huit. Vous, seulement quatre, vous devriez vous en sortir. (p. 467)

Céline Minard, Le Dernier Monde (Denoël, 2007)

Même si cette odyssée du dernier homme sur terre m'a un peu moins convaincue que les deux précédents textes de Céline Minard, certaines de ses pages (tout le début, les vidéos du centre commercial, la visite du Louvre, etc.) méritent le voyage au long cours.

Céline Minard est née en 1969. Elle a publié deux autres romans : R. (Comp’Act, 2004) et La Manadologie (M.F, 2005).

On peut lire en ligne :
Deux entretiens sur les sites de Fluctuat.net et Télérama (audio)
et deux articles de Tabula Rasa et Zone littéraire.

jeudi 10 mai 2007

finir le ciel

petit_maniere.jpg

Journal de la reine
(…) Le roi mesure l'air, la mer, les montagnes, bref, tout le tour de la Terre et il inscrit de grands cercles à la craie blanche sur son tableau bleu car il peut, dit-il, enfin tout m'expliquer. Il dessine des triangles et des hexaèdres avec des flèches qui sont étranges, fait encore quelques calculs, résume des axiomes, recule et il me dit : « Voici le ciel. » (…)

Journal du roi
(…) Les premières expériences auront lieu dans un engin spatial inhabité car je ne crois pas que la présence directe d'un homme & d'une femme y soit nécessaire pour évoluer dans le vide que j'aurai fait moi-même mais qu'au contraire elle pourrait constituer un obstacle à la bonne observation de certaines questions concernant les champs d'attraction, certaines modifications du mouvement, des déplacements, du rythme dans les moments de propulsion notamment - extension, régression -, le calcul des trajectoires, bref l'étude des lois régissant une mécanique qui ne nous est pas connue, pour établir des prévisions. (...) Toutes ces vérifications faites, un homme et une femme soigneusement sélectionnés seront envoyés & enfin les véritables personnes (moi) pour qui cette mission a été initialement prévue pour un test à grande échelle.
(La première expérience sur l'homme aura lieu sur la femme.)
(L’écart scientifique entre la reine & moi est chaque fois plus grand.)
(Je me donne jusqu'à la nuit pour finir le ciel.)

Journal du coiffeur
(…) Le roi a conçu une sorte de tricycle ou de socle-culbuto à roues avec chariot-benne qu'il appelle « mon dernier module pour aller sur la Lune » sur lequel il parvient à se hisser grâce à d'astucieux marchepieds qu'il a fabriqués lui-même. Il déclare l'avoir conçu sans hélice pour plus de sécurité.
Mais il semblerait que la méthode la plus efficace pour se déplacer avec ce type d'engin soit la simple translation autour de l'amphithéâtre. Ou de l'installer sur la machine à tourner en rond - ce qui revient au même -, machine qu'il a inventée le jour où il voulait inventer la gomme télescopique de voyage et où il s'est cassé les pouces.

Marcher sur la Lune, à quoi ça sert dans la vie ? (...)

Lettre du roi à la reine
(…) Toutes les raisons que nous avions d'être tristes sur Terre deviendront des raisons d'être heureux en l'air. Par exemple, vous donner enfin rendez-vous tous les jours autour de la Terre & nous coucher la nuit dans les grands champs d'étoiles & nous souvenir un jour de notre premier voyage, en allant revoir notre première étoile de la Terre (notre premier souvenir) & reparler ensemble de l'émotion du vol & des champignons d'orage & regarder des photos-montages-souvenirs de nous dans l'infrarouge lointain (les agrandissements de nous en tout petit sur la Lune). Te souviens-tu du jour où je te montrai pour la première fois les dessins de mon idée de fusée à sept étages ? & du croquis du nouveau scaphandre couleur sable-caméléon & bleu très ciel dont je rêvais de te revêtir ? Te souviens-tu de notre jeu ? « Au premier qui reconnaît les constellations. » Te souviens-tu de mes idées d'exploration de nouvelles planètes & de nos promenades de découverte ? Des belles galaxies spirales dans les beaux amas lointains ? Des marées & des raccourcis galactiques à des milliers d'années-lumière ? & des cent trente-cinq kilos de Lune que je promettais de te rapporter un jour en petits cailloux ? Sur la Lune, les traces de pas ne s'effacent pas avant des milliers d'années.

Pascale Petit, Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir (Seuil, Déplacements, 2007, p. 9-14)

Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir est un beau texte étrange, très cérébral et très émouvant à la fois, que sa postface place sous le signe de Philip K. Dick, Borges et Volodine. Pascale Petit y juxtapose les journaux intimes de trois personnages (le roi, la reine et le coiffeur), auxquels s’ajoutent lettres, messages, ordonnances, listes d'invention à faire ou de choses à emporter, descriptions de jardins, et qui se croisent sans communication possible.

Pascale Petit est née en 1969 et a déjà publié :
Salto solo (L’Inventaire, 2001)
Tu es un bombardier en piqué surdoué (Le Bleu du ciel, 2006)
et des pièces de théâtre à l’École des loisirs.

Ce livre est l’un des deux premiers volumes parus dans la collection Déplacements, confiée par les éditions du Seuil à François Bon.

mercredi 9 mai 2007

notre vie s'use en transfigurations

Gwenaëlle Aubry, élabore dans Notre vie s’use en transfigurations une réflexion - entre l’essai et le récit - autour de la beauté, à partir d'un collage hétéroclite (citations, opérations chirurgicales, tableaux, scènes de la vie quotidienne, accouchements, toilettes des morts, extraits d’articles de magazines) dont le titre est un beau vers de Rilke (dans la septième Élégie de Duino) :

aubry_transfigurations.jpg

« Je raconterai plus tard quand et comment j’ai fait l’apprentissage de la violence, découvert ma laideur », écrivait Sartre dans Les mots. Cette histoire, on ne la lit nulle part. La littérature a engendré des monstres sublimes et des bouffons difformes, des Caliban, des Thersite et des Quasimodo, mais la laideur banale, celle sur laquelle les regards glissent et les promesses se brisent, elle s’en est peu souciée. Elle l’a abandonnée aux contes, dont les vilains petits canards, les miroirs flatteurs et les peaux d’âne ont bercé nos rêves et nos terreurs enfantines, et où s’abreuvent encore, bien après, nos visages devenus des masques qu’on ne peut plus ôter, notre désir secret de métamorphose. (p. 9)

Dans la rue je marche tête baissée. Autour de moi, placardées sur les murs, des femmes scintillent. Elles ont de longues jambes, des lèvres de nacre, et les cheveux bouclés. Elles portent des dessous de dentelle et des pantalons qui dévoilent la chute de leurs reins. Je m’assieds parfois sous un abribus, ma tête contre leur ventre : leur peau est lisse et ferme, semée de petits points brillants comme ces grains de mica qui se mêlent au béton et que je prenais, enfant, pour des éclats de diamant, sans rides et sans veines, embaumée. (p. 17)

acheter des vêtements (remplir ses poumons d’air et plonger dans le grand espace clair où flotte un parfum musqué et où des femmes ondoient au rythme d’une musique qui, dans leur tête, fabrique aussi un grand vide clair, débarrassé des jours gris des enfants qui piaillent des soirées avachies et des amants fuyants, de tout ce qui les chiffonne et les ternit, un grand vide où elles s’élanceraient rajeunies et parées, affronter le regard-basilic de la vendeuse et à mon tour m'élancer, effleurer, du bout des doigts, les cachemires aux teintes délicates, les écharpes pailletées, les cuirs souples et frais comme une peau de fille, les robes soyeuses et fluides, caresser, l'eau à la bouche, le corps parfait qu'ils abritent, la vie fluide et pailletée qui ondoie dans leurs plissés, oui, hier sûr. c'est cela, C'est facile, il suffirait de s'y glisser pour entrer sur une nouvelle scène, jouer une nouvelle pièce, sous les regards éblouis du public les répliques fuseraient, les péripéties souplement s'enchaîneraient, les jours seraient radieux et les nuits alanguies,
tendre la main alors, souffle coupé, vers la robe soyeuse au profond décolleté. mais non c'est impossible j’aurais l'air de quoi avec ca, attraper un pull noir une jupe grise qui eux au moins n’ont l'air de rien, passer devant la vendeuse qui ne se donne même plus la peine de lever les yeux,
la cabine est pleine, devant le miroir une fille tourne sur elle-même pour observer le mouvement de la robe de soie, à côté d'elle son amie, en culotte et soutien-gorge de dentelle, tourne sur elle-même on se demande pourquoi, derrière deux Japonaises sautillent pour attraper un morceau de leur minuscule reflet, dans un coin une Américaine cache derrière une montagne de vêtements ses formes alourdies par la cinquantaine, l'air me manque, je fais demi-tour, plonge devant la vendeuse, pousse la porte, remonte à la surface) ; (p. 99-101)

Gwenaëlle Aubry, Notre vie s’use en transfigurations (Actes sud, 2007)

Née en 1971, ancienne élève de l’ENS et du Trinity College de Cambridge, Gwenaëlle Aubry est agrégée et docteur en philosophie.
Elle a publié des essais, dont Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et Plotin (Vrin) et est l’auteur de deux autres romans :
Le diable détacheur (Actes Sud, 1999)
L’isolée (Stock, 2002)
et d’un récit, L’isolement (Stock, 2003).

samedi 28 avril 2007

parler en mieux

sorman_du_bruit.jpg

Transmettre sa nervosité, transmettre son stress, je ne demande que ça, qu'on me transmette son stress. La musique ne calme pas mes nerfs, elle les chauffe à blanc.
Je ne fais de bonnes choses que stressée. NTM me porte sur les nerfs, c'est une bénédiction.
Un mot, quelques syllabes, qui me tapent sur le système, je m'y accroche, crispée, tendue, percluse de crampes, et je prends le train de la phrase. C'est toujours comme ça avec la musique, on s'accroche à un mot et on prend le train. Quand j'écoute « Sympathy for the devil », je m'accroche et mon cerveau grésille sur pleased to meet you. Le texte ne m'importe pas, mais il y a des mots qui ne sont pas anodins. Il y a toujours un, deux, trois mots qui déclenchent quelque chose, un mouvement, un geste, qui fixent toute l'attention, toute l'énergie, qui m'aspirent, me vrillent les nerfs. Il y a par exemple le mot « feu », le mot « bombe ».
La greffe du stress prend toujours sur NTM, sur la scansion affolée du verbe, nationale est la lobotomie que nous acceptons, il n'y a pas de couleur pour être cartonneur. Une batterie déglinguée au fond des artères, empire du rythme. Le beat qui fédère, cellule rythmique initiale insécable, échantillon mis en boucle, et sur lequel viennent se fixer, s'imbriquer une multiplicité d'autres événements rythmiques, une multitude de lignes superposées, contaminées, qui s'appellent, se toisent, se répondent, se provoquent ; et ces lignes à leur tour perturbées, déviées, agressées par d'autres événements singuliers, par d'autres motifs : bruits, scratches, séquences parlées. Un fourbi inextricable, et aux platines le dj Concepteur Détonateur S.
(...)
Rapper c'est parler en mieux, c'est parler avec tous les accents, toutes les intonations, toutes les nuances, toutes les modulations de fréquence, c'est parler avec des hauts et des bas, se rompre, accélérer, décélérer, aller, venir, suspendre et replonger, c'est parler la bouche pleine, c'est épouser enfin toutes les dépressions des terrains accidentés et mouvants que nous habitons. Rapper c'est parler à ras du sol, l'oreille collée au goudron qui renvoie l'écho de ceux qui marchent, c'est parler la gueule dans la terre, c'est parler avec au fond de la gorge le temps qu'il fait. Rapper c'est avoir une très haute idée de ce que parler veut faire, peut faire ; rapper c'est ne pas se contenter de parler, c'est parler de telle sorte que la matière des mots nous ébranle bien au-delà de tout ce qu'ils veulent dire. Rapper c'est inventer parler, disloquer parler, laisser passer les bruits alentour, bouillons sonores, masse bruyante hérissée, qui nous tombe dessus comme une grêle coupante.

Joy Sorman, Du bruit (Gallimard, 2007, p. 67-69 et p. 149-150)

Joy Sorman est née en 1973.
Son premier roman, Boys, boys, boys (Gallimard, 2005) avait obtenu le Prix de Flore.
On peut lire un entretien dans Buzz littéraire et une critique de Jacques Morice dans Télérama.

vendredi 27 avril 2007

sous le front plissé des androïdes

2046.jpg

Quant à ces passants qui continuent de mouvoir dans leur monde parallèle leurs hologrammes, ne relèvent-ils pas aussi, à leur manière, du simulacre ? Dans la lumière bleuie du dehors qui les baigne comme une onde, ils vous ont une allure qui flirte avec l'étrange, sans que l'on puisse dire sur quoi exactement se fonde cette intuition. Ils défilent en format cinéma, son coupé, mais comme si chacun de leurs gestes chorégraphiait une musique secrète, dont le chant commence de s'insinuer en Tom. Un air crypte, envoûtant, qui l'ôte insensiblement au monde réel où il est assis. Qui met au cœur, sournoisement, par brèves instillations, l'idée d'un danger.
Dans cet univers filmique en quoi ils avancent, perce une discordance qui n'était pas aussitôt perceptible, quelque chose d'éminemment suspect, je ne sais quoi en eux qui, alors que vous auriez pu les penser vos frères, résiste. Comme si l'apparence humaine avait été soignée, dehors comme dedans, mais qu'un infime décalage eût laissé transpirer leur nature véritable, qu'il serait difficile de nommer exactement.
Et puis le nom vient. Car, derrière la baie, foulant le pavé de leur démarche électronique, pratiquement dénués de la moindre pensée personnelle et déroulant seulement celles qu'on avait prévues à leur intention, ce sont bien des androïdes qu'il faut dire, et qui lisent le disque de leurs devisements. Des données parmi lesquelles on avait bien dû insérer des souvenirs, afin qu'ils se sentent aussi riches qu'un autre, aussi profonds, aussi complexes, afin, oui, qu'ils aient quelque chose à malaxer, tandis qu'ils avancent dans les rues (le la ville, une petite pâte de passé à travailler, sous le doigt du monologue.
Ils cheminent sans la moindre gêne, éprouvant le sentiment visible de leur adéquation à l'entour. On comprend que, parmi ces programmes composés pour eux, on avait dû leur introduire aussi cette idée d'une douce conformité au monde, de celles que l'on ressent parfois en promenade (souvenez-vous), et qu'eux-mêmes expérimentent, dans cette soirée fraîche qui commence d'envahir l'air de son encre. Qui innerve gentiment leurs circuits, voyez, leur procurant un plaisir simple, qui les détourne de l'inquiétude qui ne doit pas manquer de les pénétrer, parfois, au sujet de leur propre identité.
Il est temps, sans doute, que nous tournions les yeux vers cette femme qui laisse Tom s'abîmer dans la contemplation de ce monde parallèle et que nous nous demandions quels motifs elle peut avoir de le laisser s'absenter de la sorte. Il aurait suffi, après tout, qu'elle prenne les choses en main, qu'elle brise elle-même le silence qui s'est établi entre eux, employant le moyen d'une phrase anodine, quelque chose, c'est un exemple, sur le progrès de l'hiver (l'hiver, un sujet moins anecdotique qu'il n'en a l'air). Pourquoi accepte-t-elle que la pensée de Tom continue de flotter en ces mondes aquatiques ? Est-elle vraiment cette interlocutrice négligée, cette victime, en somme ? Elle pourrait être, aussi bien, l'émissaire, le soupçon nous gagne, de ce monde bleui, un agent, dont la fonction serait de le faire entrer, progressivement, dans cet univers parallèle, d'abord par la pensée, puis, qui sait ce dont elle est capable, selon le mouvement d'un transfuge irrémédiable.
Imaginons, cette femme est peut-être de nature androïde ; et, submergée par son propre sentiment amoureux, autant qu'elle est apte à éprouver une telle émotion, elle chercherait (donnons-lui le maximum de crédit) à défaire Tom de sa nature humaine afin qu'une histoire entre eux devienne possible. Elle serait sur le point de lui faire traverser malgré lui, et selon quelque procédé fantastique, la cloison étanche de la vitre, qui désormais le retiendrait pour toujours derrière sa paroi hermétique. Basculant dans les flots secs des photons bleus, qui sont le monde auquel elle appartiendrait, mal armé pour évoluer en un tel univers, il commencerait bientôt d'y éprouver de petits décalages. Ses monologues distilleraient des pensées qu'il ne reconnaîtrait pas. Un premier souvenir lui viendrait d'un moment qu'il ne croirait pas avoir vécu. Quelque chose de basique, un pré, excessivement vert, chapeauté par un ciel mobile, associé artificiellement à une enfance dont il ne se souviendrait pas qu'elle ait pu être la sienne. De fil en aiguille, d'autres scènes continueraient de s'imposer qui lui susurreraient des passés méconnaissables. Jusqu'à ce qu'il comprenne que ces souvenirs ne sont pas autre chose que des données numériques, des images pré-enregistrées, un lot de remémorations factices, une mémoire de substitution, extérieure et autoritaire, qu'on lui aurait greffée et dont, dans les premiers temps au moins, il continuerait de ressentir l'étrangeté.
Car c'est bien cela qu'on devine sous le front plissé des androïdes qui se croisent dans la lumière gros bleu du monde, ce conflit intérieur qui ne les a pas encore quittés, cet étonnement répété devant les passés feints dont on les a dotés, la conscience persistante que ces souvenirs ne leur appartiennent pas.

Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 44-47)

mercredi 25 avril 2007

mon œil fugue

ghirlmur.jpg

Je ne sais pas ce qu'il en est de vous, mais, pour ma part, dans un tableau, le plus souvent, ce n'est pas le sujet principal que je considère ; ce sont plutôt ces petites scènes qui se logent dans les arrière-plans, ces sujets secondaires, qui s'esquissent à coups de pinceau plus rapides, qui ont lieu fragilement au-delà de la figure centrale.
Les échappées qu'elles autorisent, ces détails vers quoi mon œil fuit, me donnent des bonheurs que je m'explique mal. La figure principale, sans doute, me paraît trop massive, d'une présence trop autoritaire. Son corps trop évident obstrue, dans une certaine mesure, ce qui m'intéresse.
Parfois, mon œil prodigue a cette excuse qu'il est guidé par un jeu de perspective, par la découpe d'une fenêtre ou d'une porte (il emprunte alors ce parcours heureux, profite, bénévole, de ces vues vers quoi, explicitement, on l'entraîne). Plus fréquemment, non, il s'engage de lui-même dans la scène minuscule et floutée, nimbée dans des bleus et des verts pâlissants, toute fuligineuse dans sa discrétion. C'est dans ce frimas que mon œil fugue. Dans cette brume douce que je me prélasse un peu.

Ces plongées souples et distraites dans les arrière-plans, que je pratique en face des toiles, il m'arrive hélas de m'y adonner dans des situations bien réelles, où pourtant je suis impliquée. Comme se dresse devant moi la silhouette principale de mon interlocuteur, mon regard, d'abord bien planté, je m'applique, sur sa face, dans ses yeux, d'abord suivant les expressions de son visage et les façons dont tour à tour il le compose, hop, bifurque, fugitivement, s'en va attraper un objet dans l'arrière-plan, l'imprime illico sur la rétine avant de revenir dare-dare (et, il l'espère, ni vu ni connu) au corps de mon vis-à-vis, qui requiert qu'on ne s'absente pas trop longtemps.

De telles excursions sont évidemment facilitées lorsque nous sommes plus de deux locuteurs en présence et que mon attention peut dévier plus longuement sans porter atteinte au rythme de la conversation principale qui, je ne m'inquiète pas pour cela, peut fort bien se poursuivre sans moi; et je ne me retiens pas, alors, de laisser ma pensée errer, vous pouvez me faire confiance, sur toutes sortes d'objets adventices. Mais dans les configurations en duo je cède aussi couramment à ces tentations optiques. Et je vois bien comment l'autre, s'inquiétant de ce que mon regard ici ou là excède les contours de sa personne pour s'en aller traînasser vers d'autres rivages, commence de se retourner pour chercher à saisir ce que je considère. Il s'étonne, à chacune de ces torsions de son buste, de ne remarquer aucun rival manifeste qui pourrait être la cause des escapades répétées que mes veux s'autorisent : les siens balayent des fonds à son avis indistincts.
Ces excursions, d'abord véloces et clandestines, peuvent, je le crains pour lui, se multiplier. Il arrive même, si mon interlocuteur m'est assez familier pour que je lui fasse cette confiance qu'il ne me retirera pas son amitié pour de telles passades optiques, que mon œil s'attarde franchement, et beaucoup plus que ne le voudraient les convenances, sur un objet particulier qu'il se met à choyer, à bichonner, à retourner en tous sens pour éprouver toutes les potentialités de rêverie qu'il contient.

Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 25-27)

mardi 24 avril 2007

pauvre cosmonaute sans exercice

montalbetti.jpg

Quel était ce souvenir qui venait sourdre ainsi ? Quel était l’impossible passé commun auquel il paraissait se référer ? C’était quelque chose qui semblait venir du fond des âges, quelque chose de puissant et de gourd, et qui l’envahissait. Qui l’aspirait, comme si soudain on l’invitait à remonter la chaîne du temps, comme si on l’obligeait à s’engouffrer des milliards d’années en arrière. (p. 38)

De façon générale, sans que je puisse entièrement m'expliquer le sentiment difficile qui m'enveloppe alors, ce qui, brutalement, par une association d'idées dont je ne saisis pas même toutes les implications, me renvoie à l'enfance (ou, plus largement, à des temps qui me paraissent très anciens) me procure aussitôt une sensation malaisée dont je peine à comprendre exactement la cause. Il y a, je crois, à cette expérience par où certains lieux ou certains objets ont la capacité soudain de vous projeter en des temps anachroniques, quelque chose de proprement fantastique ; une impossible propulsion en arrière dans la chaîne du temps, dont tout à coup on fait l'épreuve, projeté malgré soi à des années de distance, arraché à sa propre contemporanéité, dont le savoir pourtant persiste conjointement au trajet temporel auquel on est sujet et dont le mouvement a bien, si l'on y songe, de quoi désarçonner.

Ces trajets temporels, j'y suis toujours mal préparée, pauvre cosmonaute sans exercice et bien encombrée en ce qui concerne la pratique du temps, matière en quoi, je ne sais pas pour vous, mais en tout cas pour ma part, je ne suis pas fortiche (par exemple, j'aime toujours qui j'ai quitté d'un amour identique et constant ; je ne comprends pas bien l'idée de deuil en ce qui concerne les vivants - et bien que je ne sois guère plus douée pour les autres ; et à la fois, oui, je vais de l'avant comme je peux, je sais que les temps changent - ce qui m'est aussi parfois et assez normalement une source de regret). Ces trajets me donnent en somme le mal de mer et je suis toute retournée devant les flamants roses, qui me renvoient à cette enfance indistincte où avec mon petit appareil automatique j'avais cru bon de les photographier comme des choses jolies à montrer au retour de mon voyage.

Peut-être s'ajoute-t-il a cette expérience presque paranormale, et dont le caractère pour ainsi dire magique me fait chavirer, le fait que je ne sais pas très bien ce qui demeure de celle qui posait pour la première fois ses yeux sur ces silhouettes graciles. J'éprouve, au moment même où la réalité que je considère semble se confondre avec un spectacle ancien et sans doute analogue, la certitude confuse qu'il n'y a, entre ce moi contemporain et ce dont je me souviens de cette petite fille, plus rien de commun. Plus rien, ou alors si, ce goût des fables que l'on se raconte, le désir d'écrire, précis et enfoui à la fois, ancré dans l'enfance (je me souviens que c'est un désir que je me formulais souvent en marchant), et qui est peut-être le seul lien continu que j'entretiens avec moi-même. (p. 77-78)

Christine Montalbetti, Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007)

Dans ces nouvelles atypiques, Christine Montalbetti ne renonce pas aux incises, digressions, parenthèses, adresses au lecteur qui font le charme très proustien de ses récits plus longs.

Christine Montalbetti est née le 13 juillet 1965 au Havre ; elle est maître de conférence en littérature française à Paris VIII, et l'auteur auteur d'essais littéraires :
- Images du lecteur dans les textes (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1992)
- La digression dans le récit (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1994)
- Le voyage, le Monde et la bibliothèque (Presses Universitaires de France, « Écritures », 1997)
- Gérard Genette, une poétique ouverte (Bertrand-Lacoste, « Références », 1998)

Elle a publié auparavant quatre romans ou récits :
- Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (POL, 2001)
- L'origine de l'homme (POL, 2002)
- Expérience de la campagne (POL, 2005)
- Western (POL, 2005)

On peut en ligne l’écouter se lire ou lire un de ses articles critiques : « Narrataire et lecteur : deux instances autonomes », Cahiers de narratologie, 11, 2004.

mardi 17 avril 2007

un soulier de confort dans l'élan

beck_chants_populaires.jpeg

27. Technique

La force de l’homme est le point.
Celui-là sur le banc
fut un homme.
Celui-ci sur le banc continue.
Il devient ce qu’il est.
Qui est un homme ?
Bête se demande.
Elle dit parfois : « Voilà un homme ».
Ou « Voici ».
Elle va sur lui. Droit devant.
Il prend un bâton et souffle dans le dur.
Il souffle autour.
Les braises vont
au visage de la bête.
Des pierres qui brillent.
Des pierres combatives.
Comme foudre mariée à grêle.
Bête sent qu’il y a une idée
dans le souffle. I. cause
étonnement.
Et l’arrêt en plein vol.
En plein air.
Bête allée à Technicité.
En passant.
Elle visite bouche ouverte et tombée
(coquillage)
pays de violence et d’invention.
Silence et inauguration
dans la bête.
Avant les jeux.
Elle commence la vertu commune.
Et les tissus de vertu.

D’après « le Loup et l’Homme »

(…)

Finale

Des cœurs en nombre
sont montés, et roulent
dans les Contes.
Pourquoi ?
Pour emprunter l’enfer ?
Pour aller des basses régions
à la fin heureuse ?
Mais tout ne finit pas bien.
Conte est en zibeline parfois.
Et fait un vair de poésie
Un soulier de confort dans l’élan.
Souvent, Conte est en verre.
Solide et renversable. Car minuit sonne.
Des gens alors ont des sourires
d’indéfinition ?
83% de bonheur, 9% de dédain,
6% de peur + 2% de colère ?
Vaste Public est une Impression Générale,
plus qu’une Opinion ?
C’est un ensemble de cœurs sur des pentes.
Avec agitation pré-morale.
L’organe dépendant comprend
des choses.
V.P. a humour et confiance,
ou inquiétude.
Il est inquiet de la conformité.
Enfant Vrai aussi.
Il y a deux publics,
Enfant et peuple ?
Non.
Peuple comprend enfant vrai.
Qui est une suite d’idées.
Peau de ciel ici.
Plafond en dessous. (...)

Philippe Beck, Chants populaires (Poésie Flammarion, 2007, p. 85-86 et p. 213-214)

Philippe Beck est né en 1963, il enseigne la philosophie à Nantes.

On trouve en ligne une page remue.net très complète (extraits, bibliographie, nombreux liens), et également des informations mises en ligne par Sitaudis, le CiPM, et le Printemps des poètes.

lundi 16 avril 2007

politique quotidienne du désordre

inculte12.jpg

Le conseil avisé de François Bégaudeau au « désordrophile » - quelque peu frustré, par les temps qui courent - qui sommeille - selon lui - en tout électeur de gauche :

(...) instaurer, dans son espace vital, une Politique Quotidienne du Désordre, ou PQD.
Cette dernière est menée en circuit interne. Par l'individu, pour l'individu. Juge et partie. Administrant et administré. Démocratie directe. Autugestion pour ma gueule. Kibboutz pour mézigue. Qui consiste à instaurer un comité de surveillance propre à neutraliser Ies pulsions d'ordre par quoi l'on se sent traversé. Une sorte de plan Vigipirate permanent, destiné à mettre hors d'état de nuire le petit terroriste qui sommeille en chacun.
À ne considérer que ces prises de position dans le champ politique et sociétal, Christian se croyait totalement désordrophile. Mais quand il baissa les veux sur le plancher où reposait en vérité ses très véritables pieds, il constata quel petit fasciste il était par moments : ne supportant pas qu'un ami dorme chez lui et risque de perturber la disposition en apparence aléatoire des objets et des meubles ; s'irritant qu'on ait la moindre minute de retard à un rendez-vous; giflant Béatrice lorsqu'elle lui avoua avoir embrassé un garçon dans un action-vérité organisé à l'étage le soir de la fête chez Sophie ; se traitant intérieurement de pauvre larve pour n'avoir travaillé que deux heures sur son manuscrit, un dimanche qu'il faisait beau ; aimant un film à proportion de la compréhension qu'il en a, et non pour le débord qu'il pourrait provoquer ; aimant avoir Iu plus que lire ; constatant avec joie qu'il possède tous les Tintin ; ressentant une étrange satisfaction intérieure après avoir posté ses factures ; vérifiant sans arrêt la présence de son porte-monnaie dans sa poche. Liste non exhaustive, car il arrive ce paradoxe que le royaume de I’ordre est extensible à l'infini.

François Bégaudeau, « Pour une PQD », dans « Les forces de l’ordre », Inculte. Revue littéraire et philosophique, # 12, février 2007, p. 16-17

François Bégaudeau vient également de publier, avec Arno Bertina et OIivier Rohe, Une année en France (Gallimard, 2007), dont il est intéressant de l'écouter parler avec Alain Finkielkraut (Répliques, 24 mars 2007).

dimanche 15 avril 2007

détournement de mots d'ordre

lucot.jpg

Quelques uns des Grands mots d’ordre et petites phrases pour gagner la présidentielle (POL, 2007) d'Hubert Lucot :

Nul n’est censé ignorer la loi de la jungle. (p. 15)

Tous les humains ont devoir de se ressourcer, sauf s’ils n’ont pas de ressources. (p. 61)

L’intelligence artificielle n’est pas au point. Heureusement, l’informatique assiste intelligemment la bêtise. (p. 69)

On sait enfin pourquoi les humains ont pu vivre sans portable pendant des millénaires : ils ne se rendaient pas compte. (p. 72)

Un nombre encore trop important de piétons seraient épargnés par les automobilistes. (p. 106)

Arriérés, les Français ne comprennent pas qu’ils doivent travailler plus et pour un salaire moindre. (p. 129)

Pour vaincre le chômage, il faut allonger la journée de travail. Les actifs se tueront à la tâche, ce qui libèrera des emplois. (p. 131)

Une foule de gens s’acharnent à vivre alors qu’ils n’en ont plus les moyens. (p. 174)

« Chez les peuples intelligents, les sondages donnent les résultats suivants : NON, 2% ; OUI, 3% ; 95% d’indécis, quelle que soit la question. » (p. 197)

On peut en lire d'autres (les premières pages) sur le site des éditions POL, écouter Hubert Lucot les lire sur le site de Libération, où découvrir comment François Bon en fait atelier.

samedi 14 avril 2007

êtres de fuite

sevestre_chezmoi.gif

Comment rebondissent-ils ? On l'ignore. Ils ne touchent ni le sol ni les choses ni les hommes, pourtant ils tiennent. Par commodité, on les imagine gluants, extrêmement malléables et d'une légèreté qui confine à la susceptibilité : ils fuient à l'approche de la moindre surface, ricochent sans fin entre les choses, entre les gens, horizontalement mais aussi verticalement, sans jamais toucher quoi que ce soit. Intouchables, intouchés, délicats. Que dire d'autre ? Ils évitent les définitions. Ils ne sont pas concernés. (…)
La surface n'y est pour rien. Ils sont en eux-mêmes tiraillés par des forces toujours antagonistes, des envies d'aller là tout en désirant fuir ailleurs qui les condamnent à un ballottement perpétuel. Ils y vont mais fuient. Ainsi, à peine ont-ils choisi et suivi une direction qu'ils en prennent une autre (pas une direction inverse, une autre), puis sur le chemin de cette nouvelle direction, ou à peine sur le chemin de cette nouvelle direction, à peine amorcé le mouvement vers cette nouvelle direction, saisis de regret, ou conscients de toutes les possibilités dont ils se couperaient en optant pour celle-ci plutôt qu'une autre, ou rebutés déjà (peut-être ont-ils déjà assouvi dans le chemin parcouru vers la surface - si court soit-il pour nous comme pour eux - toutes les envies, peut-être sont-ils déjà repus, gavés, pourquoi continueraient-ils de se diriger par là, bon sang ? ils en ont déjà fait le tour, les bras leur en tombent, ils sont mous, rebroussons, fuyons les surfaces, ce qui leur passe par la tête), ils bifurquent, refluent, se retirent, se replient, et ainsi de suite, dans tous les sens, rattrapent, ravalent sans cesse un désir initial défaillant, ou un désir antérieur plus attrayant, et avant lui encore un autre, se retranchent, abolissent, révoquent. Ils ont loupé le coche mais ont le désir, un désir inflexible qui se maintient (ils ne s'arrêtent jamais) avec toutes ses contradictions, envers et contre eux-mêmes, afin que toutes les possibilités leur soient permises. Ils n'ont pas en eux-mêmes suffisamment de décision pour affermir le choix dans l'une ou l'autre direction. Jamais personne (un chef, un père, du nerf ?) n'a su leur dire non, pas par là. De l'amour qui dirait viens. Ils ont déjà la prescience du ratage à suivre une trajectoire, cette trajectoire, plutôt qu'une autre. Ils anticipent, tergiversent, se repentent, sursoient, optent, s'endettent. Les directions, c'est coton. Constitués d'inutile et d'invivable lucidité, de revirements, ils sont ici et là, porteurs d'ambition ravalée, d'à quoi bon ?, de vœu acharné cependant, qu'aucune pulsion ne stabilise, qu'aucune idée de fin ne subordonne à une station ou au désœuvrement, voués à l'irrémissible arrachement de la décision précédente, sans autre ligne de conduite que la remise en question de la ligne de conduite, partisans fanatiques de la frustration, vides de souvenirs. Ils ne se sont jamais donnés. Ils n'ont rien vécu. Ils n'ont le goût de rien. Petits tas de tentations. Aucun paysage, aucune surface, aucune explosion de couleurs, aucun projet ne saurait apaiser leurs virevoltes. Rien ne leur dit. Tout leur dit. Comme s'ils voulaient avoir le choix (vouloir est un grand mot), ne surtout pas se couper de possibilités, mais l'avoir tout le temps, à tout bout de champ, frénétiquement. Les êtres hybrides devraient s'y mettre, ils vont s'y mettre, ils s'y mettent, et puis non! ils ne s'y mettent pas, ils vont s'y mettre. Toute une conception de l'action qui, nous aussi, nous atteint, il ne faut pas croire, à essayer de saisir ce qu'ils veulent.

Alain Sevestre, « Les êtres hybrides », Chez moi : nouvelles (Gallimard, 2007, p. 69 et p. 71-73)

Dans le recueil de nouvelles d’Alain Sevestre, la belle description de ces « êtres hybrides » tout en lignes de fuite « m’atteint, moi aussi », davantage que d’autres nouvelles plus spectaculaires comme « Chez moi », qui donne son titre au volume, et dont on peut lire un extrait chez Berlol. Dominique Quélen propose également sur le site d’Action restreinte une intéressante analyse de ce livre.

Alain Sevestre a publié auparavant :
Double suicide villa Godin (Minuit, 1987)
L'Art Modeste : essai (Gallimard, 1995)
L'Affectation (Gallimard, 1997)
Entrées en matière (Gallimard, 1999)
Le slip (Gallimard, 2001)
Mes Gaillards : théâtre (Comp'Act, 2002)
Revolver (Gallimard, 2003)
Les tristes (Gallimard, 2005)

vendredi 13 avril 2007

tous contre tous

kenig_quitter_la_france2.jpg

Même si ceux qui ne les lisent pas continuent d'accuser les écrivains français contemporains de ne s'intéresser qu'à leur nombril, ils me semblent nombreux, en ces temps pré-électoraux, à parler de ce qui les entoure et ne leur plaît pas. Ariel Kenig publie ainsi Quitter la France (Denoël, 2007), court pamphlet en forme de lettre de rupture amoureuse à notre pays. Son précédent roman, La Pause, mettait en scène un jeune homme qui dans une cité refusait de sortir de chez lui pour ne pas accepter la vie qu'on lui promettait.

Plus loin n’existe pas. La vie c’est le blockhaus : l’habitation à loyer modéré, le hameau de campagne, le quartier pavillonnaire, le gratte-ciel résidentiel, l’impasse à loft ou l’hôtel particulier. Les types de logis s’affrontent pendant que les petits ego concourent.
À qui revient la plus grande valeur démographique, la plus grande souffrance, le plus grand déni ? À qui échoit le plus indécent privilège, le plus vulgaire avantage ?
Tous contre tous, nous avons amoindri nos forces, perdu notre lucidité, et cela m'est égal, au fond, de brûler mes liens. (p. 27-28)

Les gens ne se regardent pas assez. Ils s'effraient. Ongles rongés, peau trouée, doigts jaunis par le tabac, cheveux gras, il y a matière. Les gens sont trop malheureux. Ils réclament infiniment, sans complexe. Puisque tes normes et tes institutions les détruisent, ils demandent réparation. Ça ne les contentera pas plus, mais « c'est toujours ça de pris ». Ce serait de l'individualisme, du vrai, les demandeurs en tireraient un profit intime et transcendant. Du bonheur brut. Mais puisqu'ils se nient d'avance, les plaignants construisent leur identité dans le sauvetage de leur statut, du symbole qu'ils incarnent. C'est aride. (p. 42)

Plutôt que de regrouper tes forces afin de rayonner toujours, de pérenniser ton implantation culturelle dans le monde, crache ton vin d'abord et trouve un endroit où loger tes pauvres. Intrinsèquement, je n'ai pas spécialement honte de ta culture ; seulement de l'effroi quand elle voyage. En employant tes mots à l'autre bout du monde, je tremble de peur. Comment s'exprimer en ta langue officielle sans être suspecté de collaborer à tes actes dédaigneux ? (p. 61-62)

Ariel Kenig est né le 24 juin 1983. Il a déjà publié des pièces de théâtre et deux romans : Camping Atlantic (Denoël, 2005) et La pause (Denoël, 2006).

jeudi 12 avril 2007

frères d'ombre

tuil_douce_france.jpg

Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie en situation irrégulière. Il me semblait qu’à tout moment quelqu’un pouvait surgir chez moi en hurlant : Police ! Contrôle d’identité ! Et me contraindre à le suivre. C’était absurde, personne n’avait songé à me mettre à la porte, mon casier judiciaire était vierge et je n’envisageais aucune action terroriste (…) Mes parents, des juifs d'Afrique du Nord qui avaient émigré en France a l'âge de dix-sept ans, m'avaient élevée dans la crainte. Juifs, ils voulaient se faire discrets ; immigrés naturalisés au début des années 60, ils se sentaient inférieurs aux « vrais » Français comme s'il en existait des faux, détenteurs de papiers falsifiés, arborant des sourires factices, des citoyens de seconde zone, en somme, catégorie dans laquelle ils se rangeaient instinctivement sans que personne les eût identifiés comme tels, Sur l'échelle de l'étrangeté, mes parents comptaient double. Aussi, quand, le mois dernier, j'ai été arrêtée par erreur avec des immigrés clandestins lors d'un contrôle d'identité sauvage opéré par des policiers en civil, je me suis laissé prendre, je ne me suis presque pas rebellée, j'avais anticipé ce moment, mon éducation m'y avait, d'une certaine façon, préparée. (p. 11-12)

Moi, je le savais, je l'ai compris très tôt, je le sentais instinctivement sans avoir été évincée d'aucun groupe, sans avoir été méprisée : jamais personne ne nous aimerait autant que nous le souhaitions. Nous voulions tout : être acceptés des autres sans pour autant nous mêler à eux, être intégrés sans renoncer à nos coutumes, sans oublier nos racines cosmopolites, devenir de parfaits Français, des fruits de l'école républicaine, des citoyens responsables, tout en sachant que nous n'en serions jamais, et quel dilemme ! Nous nous sentions différents, nous nous déplacions en meutes, bêtes sauvages et blessées, nous avions été mordus, nous nous méfiions, nous avions peur mais les caresses nous manquaient et nous nous approchions, farouches, sans nous livrer complètement, nous nous faufilions dans l'espoir qu'on nous acceptât enfin, qu’on nous aimât, et nous étions ces chiens geignards, collants, susceptibles - voilà ce que nos peurs avaient fait de nous, et je les comprenais, ces exilés soumis, honteux, je les aimais, je me reconnaissais en eux, ils étaient mes frères d'ombre, mes pères de misère, je les admirais, timorés et loqueteux, j'aimais leur fierté excessive, leur réserve, les larmes qu'ils ravalaient et l'amour qu'ils portaient à la liberté, cet amour qui les poussait à la fuite, à l'abandon, qui les menait à la mort, à la maladie, à la solitude, et ils étaient nos derniers héros ces hommes qui quittaient tout pour être libres, leur pays, leur famille et les femmes qu'ils aimaient, car qui étions-nous pour les juger, nous qui avions été bercés par ces mots Liberté, Égalité, Fraternité, qui étions-nous pour leur refuser l'accès à cette terre, la nôtre ? Quelle sorte de monstres à visage humain étions-nous devenus pour les chasser par la force, par le jeu inique des lois, par la tentation corruptrice de nos peurs, eux que nous abandonnions à la déshérence comme des terres infécondes, et qu'avaient-ils à nous prendre que nous ne pouvions leur offrir ? La liberté, nous l'avions dévoyée. (p. 78-79)

Karine Tuil, Douce France (Grasset, 2007)

Karine Tuil a été autorisée à visiter l'un des plus modernes des « centres de rétention administrative », celui du Mesnil-Amelot près de Roissy, expérience qu’elle a « romancée » dans Douce France.

Elle est née le 3 mai 1972 à Paris et est l'auteur de :
- Pour le pire (Plon, 2000)
- Interdit (Plon, 2001)
- Du sexe féminin (Plon, 2002)
- Tout sur mon frère (Grasset, 2003)
- Quand j'étais drôle (Grasset, 2005)

on peut lire en ligne :
- le commentaire éclairé de Réseau Éducation Sans Frontières
- un entretien dans Zone littéraire
- un autre entretien dans Le Mague

... et, pour mettre en perspective, suivre le conseil de Daniel Schneidermann.

dimanche 8 avril 2007

grenouille artificielle

neurotwistin.jpeg

Harry, le narrateur de Neurotwistin’, de Laurent Queyssi est une grenouille neurasthénique, fruit d’une expérience qui lui a donné un esprit humain : non seulement il parle mais il écrit des romans d’espionnage à succès.

Ce premier roman, paru en 2006, est désormais téléchargeable gratuitement sur le site de son éditeur , Les Moutons électriques, qui propose aussi un entretien de l'auteur avec André-François Ruaud.

Laurent Queyssi est né en 1975. Il est aussi journaliste et traducteur.
On peut également consulter en ligne son site et son blog.

mercredi 4 avril 2007

ligne brisée

martin_verite.gif

L'écrivain doit parler depuis son nuage de signes propres, particules chauffées à blanc par un invisible soleil. Non pas mendier, négocier - mais imposer, cela serait-il avec les armes de la plus fine des courtoisies (voyez Proust), le jamais-ouï dont il est l'esclave.

J'aime Proust pour son vice, qui est la langue, l'exceptionnelle faculté qui est la sienne d'élever chaque phrase à la plus délicate des cérémonies. Le retentissement émotionnel de cette œuvre de pianiste hors de pair est ce à quoi les œuvres de l'art peuvent prétendre de mieux. Il faut ainsi, absolument, s’exiler - sous peine de devenir proie, d'être dévoré. (p. 39)

Dans la vie comme dans la polémique, il y a deux voies : la ligne courbe et la ligne droite. Les malins suivent la ligne courbe, les innocents la ligne droite. En cela, la ligne droite est une force. Il y a une troisième voie : la ligne brisée. C'est la mienne. Elle n'a pas le bonheur de la ligne droite, ni la rondeur fuyante de la ligne courbe. La ligne brisée : une succession d'impulsions vives, vouées à la déception d'un mouvement, au départ d'un autre. (p. 43)

Jean-Paul Michel, La vérité, jusqu’à la faute (Verticales, 2007)

Jean-Paul Michel est né en 1948.
Fondateur et directeur des éditions William Blake & Co, il est notamment l’auteur de :
- Autour d’Eux, la vie sacrée, dans sa fraîcheur émouvante (William Blake & Co, 1992)
- Difficile conquête du calme (Joseph K., 1996)
- Le plus réel est ce hasard, et ce feu. Cérémonies et sacrifices 1 (Flammarion, 1997 et 2006)
- Pour nous, la Loi (Sur Hölderlin) (William Blake & Co, 1999)
- Défends-toi, Beauté violente ! Cérémonies et sacrifices 2 (Flammarion, 2001)

mercredi 28 mars 2007

la bonne question

qui_est_vivant.gif

Qui est vivant ? est le titre d’un recueil hors-commerce, « une manière de catalogue en chantier, en vigueur, en mouvement », constitué en grande partie d’inédits, proposé par les éditions Verticales (avalées l'an dernier par Gallimard mais toujours vivantes !)

De beaux textes d’auteurs que j’aime lire (ceux d'Olivia Rosenthal, Chloé Delaume, Régis Jauffret, Lydie Salvayre, Jean-Paul Michel, Claro, Yves Pagès, Philippe Adam, François Bégaudeau, Nicole Caligaris, etc.), mais aussi l’occasion de découvrir des écrivains dont je vais lire très vite d’autres livres, par exemple :

Patrick Chatelier

Henri Michaux est vivant.
Celui qui dit qu'il est mort, je le tue.

Celui qui profère que Marcel Proust est d'un ennui à périr, je l'amerris.

Celui qui moque le fou sans œuvre, le sage sans production, celui qui hue le griot sans papier, je lui saute sur le steak chevalin pour le noyer dans la rivière d'Auteuil. Je lui coupe l'alimentation, je l'enrhume, je le tousse, je l'escogriffe, je l'embastille en lui-même, je lui pile le logo, je lui sectionne la talonnette d'Achille, les trompettes de Falloppio et les organes, présents ou potentiels, des intelligences.

Car celui qui par trois fois aura trespassé, saura peut-être distinguer entre le vif et l'ordure. (p. 36)

Jean-Luc Giribone

Écrire, pour certains, procède d'une faille, d'une lézarde, d’une zébrure dans le tissu même de la vie. Ces instants éclairants que je viens de vivre, ces personnages hauts en couleur que je viens de rencontrer, cette scène spectaculaire à laquelle j'ai assisté... tout se passe comme s'ils n'étaient pas pleinement achevés. Pour qu'il le soient, il leur faut encore un écho, une réplique, la projection de ce qu'ils sont sur un autre écran. Comme si la vie possédait en elle-même un défaut essentiel, et que seule la réplique de certains de ses fragments pouvait dissiper ce sentiment...
Celui qui tente d'écrire n'est donc pas plus vivant que les autres ; à tout prendre, il le serait plutôt un peu moins, car ce défaut, c'est aussi le sien. C'est pourquoi Kafka nous dit que, de tous les membres de la tribu, il est le plus faible. Par l'écho qu'il tente de donner à la vie, il ne veut pas surpasser les autres, mais simplement les rejoindre - car il a tendance à supposer qu'ils habitent simplement, directement, ce lieu de vie qu'il s'efforce d'atteindre par littérature interposée. (p. 63)

Ludovic Hary

Est vivant celui dont le cerveau cadastral (découpeur de régions, roi des idées claires, mais pas trop, hein ? !, sachez, Sire, qu'une lumière excessive tue les ombres, écrase les reliefs),
marche
synapse dans la synapse
avec le cerveau des émotions (hou, le vilain mot, pour certains),
les deux s'épaulant l'un l'autre.
Vous avez noté ?
(…) Nous dirons qu'un vivant saura tantôt goûter, tantôt gloser, sans que l'un ne chasse l'autre. (p. 66)

Jane Sautière

Donc vivants. Et ici. Au coude à coude avec les autres, marchant aux mêmes cadences, mais pas tous, il y en a souvent un, une, pour faire démailler les autres, une chaussure mal arrimée, une valise à roulettes traînée et poussée, un trop vieux, parfois un SDF distancé, dis-tant, encore plus opaque que nous, et qui se fout de tout. Plus opaque et plus épais que nous, la foule le contourne, un roc fiché dans cette coulée humaine. (…)
Il ne faut pas se retourner et voir le troupeau derrière, la force obstinée. Vie sans corps, élémentaire comme l'amibe. (…)
Mais, ici, la vie est étrange, presque absente, nouée dans le grand organisme de la foule, qui produit du mouvement, mais pas de l'existence. (…)
Il y a les moments où on ne s'appartient plus, les moments de foule si dense, où on a à peine la marge de tanguer sur son propre pas et de heurter l'épaule du voisin, et juste après, lorsque les trajectoires peuvent à nouveau s'impulser, revient le règne de la force et de la brutalité, les pas qui coupent, talonnent, tranchent, écrasent, dépassent, louvoient ; on mesure la pression sociale d'être dominant. Moi-même enfoncée comme un clou dans la trajectoire de l'autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d'été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler le mouvement. (p. 168-171)

ou Sandrine Soimaud

www.ki-vit-vend.com

Qui sommes-nous,
Créatifs, à but lucratif, notre vocation est d'organiser des happenings tonitruants, de promouvoir les Ego, en les plaçant sur le devant de la scène, en deux temps, trois événements.

Rendez-vous sur notre espace perso et notre forum-événement de l'année : Qui est vivant ?
Vous y trouverez les divers avis, et dénonciations variées et anonymes qui nous sont parvenus afin de nous aider à résoudre cette question. Ces différents documents, y compris quelques petites poésies affligeantes et moroses, oeuvres d'internautes privés d'oméga 3, sont consultables, à tout moment, sur : no$ archive$ pavante$. Quant aux oméga, il suffit de cliquer sur le lien monsaumon.com pour vous en procurer.

La mise du prix « Qui est vivant ? »
Devant l'affluence et la divergence des points de vue nous avons dû nous résoudre à faire appel à une sommité, pour les départager. Par sommité, nous désignons notre source, notre mine de pensée, le moteur de nos inspirations culturelles : Google dont personne ne songera à nier ni la supériorité, ni la polyvalence. (p. 187)

(ces liens là ne mènent à rien, dommage, ce pourrait-être amusant)

vendredi 23 mars 2007

l’écrivain se prend pour la littérature

support_d_esprit.jpg

L’écrivain est un personnage à peu près seul. Animal parfois médiocre, toujours isolé sur son radeau. Il n’a rien à faire avec personne. L’écriture repliée sur elle-même comme un chat roulé en boule au soleil. Ceux qui voyagent, ceux qui ne quittent jamais leur rue, célibataires ou pères de famille nombreuse. L'écriture est toujours une solitude insoluble dans la fréquentation des autres. Personne ne peut rien pour vous, et même l’écriture est indifférente, sourde aux sanglots des soldats qui montent à l’assaut la peur au ventre. Si vous écrivez, mieux vaut être un héros ou avoir l’audace des fous. Méditer sur l’écriture avant d’écrire, est une façon de ne pas écrire. Les méditateurs, la littérature leur tire douze balles dans le dos. (…)
- La littérature est mégalomane.
- Et de surcroît, l’écrivain se prend pour la littérature. La littérature qui s’imagine éternelle au milieu des galaxies et du temps. L’écrivain est un petit monsieur.
- En ce qui me concerne, je ne suis guère plus grand qu’un tabouret de comptoir.

Régis Jauffret, Microfictions (Gallimard, 2007, p. 509-510)

Régis Jauffret est le lauréat du Prix France Culture Télérama 2007 pour son roman Microfictions.

Le site de Télérama propose deux vidéos où l'auteur présente son livre et lit quatre de ses « microfictions » les plus réussies.

- page 18 de 21 -