lignes de fuite

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lundi 20 août 2007

mes espaces sont fragiles

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l'espace (suite et fin)

J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...

De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête.

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli s'infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n'y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».

L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes :

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Paris, 1973-1974

Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 122-123)

dimanche 19 août 2007

l'écriture me protège

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De l'autre côté de la rue, trois pigeons sont longtemps restés, immobiles, sur le rebord du toit. Au-dessus d'eux, vers la droite, une cheminée fume ; des moineaux frileux se perchent sur le sommet des conduits. Il y a du bruit en bas, dans la rue.

Lundi. Neuf heures du matin. Il y a déjà deux heures que j'écris ce texte promis depuis trop longtemps.

La première question est sans doute celle-ci : pourquoi avoir attendu le dernier moment ? La seconde : pourquoi ce titre, pourquoi ce début ? La troisième : pourquoi commencer par poser ces questions ?

Qu'y a-t-il de si difficile ? Pourquoi commencer par un jeu de mots juste assez hermétique pour ne faire sourire qu'un petit nombre de mes amis ? Pourquoi continuer par une description juste assez faussement neutre pour que l'on comprenne bien que si je me suis levé tôt, c'est parce que j'étais très en retard, et que je suis gêné d'être en retard, alors qu'il est évident que je ne suis en retard que parce que précisément le propos même de ces quelques pages qui vont suivre me gêne. Je suis gêné. La bonne question est-elle : pourquoi suis-je gêné ? Pourquoi suis-je gêné d'être gêné ? Vais-je devoir me justifier d'être gêné ? Ou est-ce d'avoir à me justifier qui me gêne ?

Ça peut durer longtemps. C'est le propre de l'homme de lettres de disserter sur son être, de s'engluer dans sa bouillie de contradictions : lucide et désespéré, solitaire et solidaire, beau phraseur de sa mauvaise conscience, etc. Cela fait pas mal d'années que ça dure et ça commence à bien faire. En fin de compte, je n'ai jamais trouvé cela très intéressant. Ce n'est pas à moi d'instruire le procès des intellectuels, je ne vais pas retomber dans le méli-mélo de l'art pour l'art ou de l'engagement...

Mon problème serait plutôt d'arriver, je ne dis pas à la vérité (pourquoi la connaîtrais-je mieux que quiconque et, par conséquent, de quel droit prendrais-je la parole ?), je ne dis pas non plus à la validité (cela, c'est un problème entre les mots et moi), mais plutôt à la sincérité. Ce n'est pas une question de morale, mais une question de pratique. Ce n'est sans doute pas la seule question que je me pose, mais c'est, me semble-t-il, la seule qui, d'une façon quasi permanente, s'avère pour moi cruciale. Mais comment répondre (sincèrement) alors que c'est justement la sincérité que je mets en question ? Comment faire, une fois de plus, pour échapper à ces jeux de miroir à l'intérieur desquels un « autoportrait » ne sera plus que le nième reflet d'une conscience bien élaguée, d'un savoir bien poli, d'une écriture soigneusement docile ? Portrait de l'artiste en singe savant : puis-je dire « sincèrement » que je suis un clown ? Puis-je arriver à la sincérité en dépit d'un attirail rhétorique au sein duquel la succession de points d'interrogation qui jalonne les paragraphes qui précèdent est une figure (dubitation) depuis longtemps répertoriée ? Puis-je vraiment espérer m'en sortir avec quelques phrases plus ou moins subtilement balancées ?

« Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le... résultat... » Il y a longtemps que je traîne cette phrase derrière moi. Mais il m'est devenu de plus en plus difficile de croire que je m'en sortirai à coups de devises, de citations, de slogans ou d'aphorismes : j'en ai consommé tout un stock : « Larvatus prodeo », « J'écris pour me parcourir » , « Open the door and see all the people », etc., etc. Certaines arrivent encore parfois à m'enchanter, à m'émouvoir, elles ont toujours l'air d'être riches d'enseignements, mais on en fait ce que l'on veut, on les abandonne, on les reprend, elles ont toute la docilité que l'on exige d'elles.

Il n'empêche... Quelle est la bonne question, celle qui me permettra de vraiment répondre, de vraiment me répondre ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Où en suis-je ?

Puis-je mesurer quelque chemin parcouru ? Ai-je rempli quelques-uns des buts que je m'étais fixés, si vraiment je me suis un jour fixé des buts ? Puis-je dire aujourd'hui que je suis ce que jadis j'ai voulu être ? Je ne me demande pas si le monde dans lequel je vis répond à mes aspirations, car une fois que j'aurai répondu non, je n'aurai pas l'impression d'avoir davantage avancé. Mais la vie que j'y mène correspond-elle à ce que je voulais, à ce que j'attendais ?

Au départ, tout semble simple : je voulais écrire, et j'ai écrit. À force d'écrire, je suis devenu écrivain, pour moi seul, d'abord, longtemps, pour les autres, aujourd'hui. En principe, je n'ai plus besoin de me justifier (ni à mes yeux, ni aux yeux des autres) : je suis écrivain, c'est un fait acquis, une donnée, une évidence, une définition ; je peux écrire ou ne pas écrire, je peux rester plusieurs semaines ou plusieurs mois sans écrire, ou écrire « bien » ou écrire « mal », cela ne change rien, cela ne fait pas de mon activité d'écrivain une activité parallèle ou complémentaire ; je ne fais rien d'autre qu'écrire (sinon gagner le temps d'écrire), je ne sais rien faire d'autre, je n'ai pas voulu apprendre autre chose... J'écris pour vivre et je vis pour écrire, et je n'ai pas été loin d'imaginer que l'écriture et la vie pourraient entièrement se confondre : j'aurais vécu dans la compagnie de dictionnaires, au fin fond d'une retraite provinciale, le matin je me serais promené dans les bois, l'après-midi j'aurais noirci quelques feuillets, le soir je me serais peut-être parfois délassé en écoutant un peu de musique...

Il va de soi que lorsque l'on commence à avoir des idées pareilles (même si ce ne sont que des caricatures), il devient urgent de se poser quelques questions...

Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d'aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d'être l'auteur de quelques livres ?

J'attendais, pour être, que les autres me désignent, m'identifient, me reconnaissent. Mais pourquoi par l'écriture ? J'ai longtemps voulu être peintre, pour les mêmes raisons je suppose, mais je suis devenu écrivain. Pourquoi précisément l'écriture ?

Avais-je donc quelque chose de tellement particulier à dire ? Mais qu'ai-je dit ? Que s'agit-il de dire ? Dire que l'on est ? Dire que l'on écrit ? Dire que l'on est écrivain ? Besoin de communiquer quoi ? Besoin de communiquer que l'on a besoin de communiquer ? Que l'on est en train de communiquer ? L'écriture dit qu'elle est là, et rien d'autre, et nous revoilà dans ce palais de glaces où les mots se renvoient les uns les autres, se répercutent à l'infini sans jamais rencontrer autre chose que leur ombre.

Je ne sais pas ce que, il y a quinze ans, en commençant à écrire, j'attendais de l'écriture. Mais il me semble que je commence à comprendre, en même temps, la fascination que l'écriture exerçait - et continue d'exercer - sur moi, et la faille que cette fascination dévoile et recèle.

L'écriture me protège. J'avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d'ingéniosité.

Ai-je encore besoin d'être protégé ? Et si le bouclier devient un carcan ?

Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité.

C'est sans doute, aujourd'hui, ainsi que je peux dire ce qu'est mon projet. Mais je sais qu'il ne pourra aboutir tout à fait que le jour où, une fois pour toutes, nous aurons chassé le Poète de la cité : le jour où nous pourrons, sans rire, sans avoir, une fois de plus, l'impression d'une dérision, d'un simulacre ou d'une action d'éclat, prendre une pioche ou une pelle, un marteau-piqueur ou une truelle, ce n'est pas tellement que nous aurons fait quelques progrès (car ce n'est certainement plus à ce niveau que les choses se mesureront), c'est que notre monde aura enfin commencé à se libérer.

Georges Perec, « Les gnocchis de l'automne ou Réponse à quelques questions me concernant » publié dans Cause commune, 1, 1972, p. 19-20
Repris dans Je suis né (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1990, p. 67-74)

mercredi 15 août 2007

transvertébration

En contrepoint à la lanterne magique de Bergman (qui avait aussi des problèmes avec sa maman), celle de Marcel Proust :

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À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, tome 1 (Gallimard, Pléiade, 1987, p. 9-10)

J’en profite pour dire que m’énervent tout particulièrement les sites commerciaux, comme celui titré « À la recherche de Marcel Proust ... et du temps perdu » (!) dont les liens fleurissent dans les annonces google ou autres (par exemple dans la marge du blog de Pierre Assouline où j'ai trouvé celui-ci) et qui réduisent les écrivains à l'état de produits ou de logos !

jeudi 9 août 2007

élargir le champ de la conscience

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Mon hérisson naïf et globuleux devient fauve dans leur reflet. Écris autre chose, me l'a-t-on assez dit, ce conseil d'ami, quelque chose de simple qui se lise bien, avec un début

et une fin. Écris un roman policier, me l'a-t-on assez demandé. Je ne suis pas contrariant. Ce n'est pas parce que je possède un hérisson naïf et globuleux qu'il faut prendre des gants avec moi. Je m'adresse là au boxeur poids lourd qui m'assomme de questions parce qu'il ne comprend pas une ligne, pas un mot à ce que j'écris, jamais, qui n'a jamais rien compris à rien de ce que j'ai écrit jusqu'à aujourd'hui. J'écris le paon se marie à l'église et il n'y comprend rien. Absolument rien. Alors j'écris : le figuier s'est organisé

la feuille cueille le fruit et il n'y comprend rien non plus. Alors j'écris : le scarabée fréquente un petit cireur de souliers et coup sur coup j'écris : le canari n'a pas touché au blanc de son oeuf mais il me fait signe que non, rien. Alors j'écris ceci encore : Je racle bien soigneusement mes bottes sur son paillasson, puis j'entre chez le hérisson naïf et globuleux - grand Dieu ! il est mort ! Rien, il ne comprend rien. C'est à peine si je déplace une chose de quelques millimètres pour en éprouver le poids et voir quelle trace elle laisse dans la poussière, déjà il a cet air stupide. Écrire, je croyais que c'était cela

pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation permanente et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d'amour et de mort ou comment se porte mon corps

ce matin ? Mais non, décidément, je suis seul sans doute à penser cela. Me serais-je trompé sur la nature et l'enjeu de la littérature ?

Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 78-80)

::: je ne m'en lasse pas ::: et j'en profite pour rappeler l'existence d'un site très complet sur Éric Chevillard.

mercredi 8 août 2007

se défendre sans combattre

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Le Renard sait beaucoup de choses, le Hérisson n’en sait qu’une grande, disoient proverbialement les Anciens. Il sait se défendre sans combattre, et blesser sans attaquer : n’ayant que peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçû de la Nature une armure épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis ; plus ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre.

écrit Buffon dans son Histoire naturelle (tome 8, p. 28).
En recherchant le contexte de cette citation, trouvée dans l'article de Libé cité hier, j'ai découvert que l'on trouve les textes de Buffon en ligne.

Cela est très utile notamment pour lire Éric Chevillard, qui le cite beaucoup, et que je n'ai pu me retenir de re-parcourir après avoir lu vos commentaires :

autant dire que nous avons évité le pire, Proust et moi, malgré notre constante mélancolie et cette sensibilité à fleur de peau qui nous oppose si désavantageusement au hérisson naïf et globuleux que l'on se prend parfois à lui envier sa carapace d'indifférence, en naissant d'une mère assez douce et bonne pour s'asseoir une minute sur le bord de notre lit sans songer une seule seconde qu'à cet âge notre moelle est tendre et nos os se laissent encore rompre.
(...)
Je souffre de tout ce que je suis comme si j'étais toi, doué de la lucidité qui te manque, hérisson naïf et globuleux, mais ce défaut t'épargne le désespoir. Ta conscience se déchirerait à tes épines. Regarde-moi, de quels lambeaux je m'enveloppe.

Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 179 et p. 201)

lundi 30 juillet 2007

et nous déguisons à nous-mêmes

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Au risque de déprimer certains et d'en énerver d'autres, encore quelques citations reprises du Laudator Temporis Acti de Lucien Jerphagnon, qui m'a donné envie de lire les Pensées du début à la fin, et pas en grappillant, avec par exemple :

Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle : on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie...
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres.
Blaise Pascal, Pensées, 100

Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.
Blaise Pascal, Pensées, 101

Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans.
Je crois bien : elle n'est plus la même, ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre.
Il l'aimerait peut-être encore, telle qu'elle était alors.
Blaise Pascal, Pensées, 123

Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
Blaise Pascal, Pensées, 377

dimanche 29 juillet 2007

si on ne s'évite pas

À plusieurs, on souffre autant, mais on le supporte moins mal, et c’est toujours autant de pris. Ainsi, l’intérêt du présent recueil de désespérances pourrait être – je dis bien pourrait être – que mon lecteur tombât, comme cela, sur celle dont il souffre à cette heure-là. Et se retrouvant avec Sophocle, Abélard, Charles Maurice de Talleyrand, Louis XVIII, de Gaulle, Malraux … ou Synésios de Cyrène pour déplorer que ceci ou cela aille si mal, peut-être se sentirait-il moins seul ?

Lucien Jerphagnon, « Avant-propos », Laudator Temporis Acti (C’était mieux avant) (Tallandier, 2007, p. 20)

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Cette petite anthologie en effet réconfortante du philosophe Lucien Jerphagnon permet accessoirement de découvrir ou donne envie de relire, quelques grands pessimistes de tous les temps.

Quelques exemples :

Perfide, toujours et de toute façon
Est la nature de l'homme.
Aristophane, Les Oiseaux, v. 451-452

Je l'avais bien senti, bien des fois, l'amour en réserve. Y en a énormément. On ne peut pas dire le contraire. Seulement, c'est malheureux qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C'est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert a rien. Ils en crèvent en dedans, d'amour.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Pour la conduite du peuple, tu as de surcroît toutes les autres qualités adéquates : une voix vulgaire, une basse extraction... et tu es un voyou. Tu as tout ce qu'il faut pour faire de la politique !
Aristophane, Les Cavaliers, v. 216-219

Tout mensonge répété devient une vérité : on ne saurait avoir trop de mépris pour les opinions humaines.
François René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe

Rien n'est plus misérable que l'homme, entre tous les êtres qui marchent sur la terre.
Homère, Iliade, XVII, v. 448

Chacun se fuit toujours, mais à quoi bon, si on ne s’évite pas ?
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, II, 4

dimanche 22 juillet 2007

de continuelles interventions s'abstenir

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La vie, aussi vite que tu l'utilises, s'écoule, s'en va, longue seulement à qui sait errer, paresser. À la veille de sa mort, l'homme d'action et de travail s'aperçoit - trop tard - de la naturelle longueur de la vie, de celle qu'il lui eût été possible de connaître lui aussi, si seulement il avait su de continuelles interventions s'abstenir.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981, Gallimard, Poésie, p.18)

mercredi 18 juillet 2007

participer au grand handicap

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Aujourd'hui, chacun est contraint, sous peine d'être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d'exercer une profession lucrative, et d'y faire preuve d'un zèle proche de l'enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail. De l’avis général, la présence d’individus qui refusent de participer au grand handicap pour gagner quelques pièces est à la fois une insulte et un désenchantement pour ceux qui y participent.

Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs (1877, Allia, 1999, p. 7-8)

vendredi 13 juillet 2007

peur d'absence

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Connaître soudain la peur que le lien au monde soit interrompu. Se retourner vers ce qui est accumulé, confusément. Dans ce fouillis fouiller de façon de plus en plus désordonnée, secoué par la crainte qui a motivé la fouille de ne pas trouver de quoi renforcer le lien déjà si distendu qu'il menace de céder et dévoiler la différence entre le monde conservé par le monde et le monde conservant le monde ; tout mettre sens dessus dessous dans ce désordre sans direction et à mesure que croît la confusion distinguer de moins en moins de présence et sentir la peur de rupture se muer en peur d'absence - qu'il n'y ait là rien qui ait été et que le lien n'ait jamais été qu'une foi en ne plus savoir distinguer quoi, de toute manière infondée - qu'effectivement il n'y ait plus rien de ce qui se révèle n'avoir jamais été que le cri muet de la chute dans la différence des mondes : dans l'absence d'un soi qui somme toute devait constituer une manière de liant d'une sorte perdue, mais n'avait pas de profondeur, ce qui absente la chute même du mouvement. Cependant au fond de l'effroi distinguer dans la commotion de l'air dérangé par le cri une forme de mouvement si belle, si parfaite et vraie qu'elle se libère elle-même de la condition de visibilité, - et que la peur disparaît sous l'émerveillement et avec elle l'intuition de la forme. L'équanimité retrouvée révèle que ce qui était à craindre était de ne pas pouvoir saisir la forme afin de la conserver : l'approche de l'idée suscitant la peur qu'elle ne paraisse que de se dissiper. Cependant cette frayeur n'a pas été vaine : l'espoir vient de trouver à l'interruption que la disparition de la peur a recouverte et rendue impossible à localiser une forme pour la conserver : une idée.

Marc Cholodenko, « Idée », Glossaire (POL, 2007, p. 40-41)

jeudi 12 juillet 2007

inutile et nuisible

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Le mode conditionnel est inutile et nuisible, qui ne fait qu'apporter au passé la rancune, au présent l'envie, au futur la timidité dont ils n'ont nul besoin. Je peux tabler aujourd'hui sur un avenir selon mes vœux dont demain me dira s'il le fut ou pas, quant au passé, de lui-même il s'est enseveli et il n’y a que moi-même pour me tromper dans l'usage que je fais de ce que j'en sauve. Ce que l'expérience apprend de moins contestable c'est que tout est ainsi qu'il est dans le monde tel qu'il est, et on peut juger que la grammaire a été bien bête, à moins de la concevoir comme une sorte de nature pour nous seuls dont l'indifférence s'oppose aux efforts de notre intelligence et aux menées de notre perspicacité bien plus sûrement que l'universelle du fait que, si elle aussi nous ignore, toutefois nous nous comprenons mutuellement.

Marc Cholodenko, « Conditionnel », Glossaire (POL, 2007, p. 20)

mercredi 11 juillet 2007

l'art est illusionniste

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Si la caricature consiste à conserver les proportions de l'ensemble tout en modifiant la forme et la dimension de certaines parties, il n'y a pas d'art qui ne soit caricatural - avec en plus cette différence que, le réel n'étant pas un ensemble dans lequel il serait loisible d'isoler des parties, l'art de l'art consiste à faire passer son ouvrage pour une partie arbitrairement détachée et agrandie d'un ensemble donné, qui n'existe pas : à inventer l'ensemble par la partie qui à son tour trouve sa place et par conséquent son fondement dans la présence d'un ensemble dont elle crée l'illusion. Ainsi, l'art est illusionniste plus encore que caricaturiste, mais avant tout en cela qu'il nous présente l'incomplet comme l'indice d'un complet, nous donne l'intuition de l'ensemble par la partie là ou ne sont ni ensemble ni parties, et resserre notre conscience sur un objet nécessairement fini pour le nimber, secrètement, d'infini. La grande œuvre musicale n'est pas une construction sonore, c'est l'écoute comme entente du monde, la grande œuvre plastique n'est pas une fenêtre, c'est une ouverture sans contours : l'ouverture ; la grande œuvre écrite n'est pas un jour sur le monde, c'est sa lumière : sa matière.

Marc Cholodenko, « Art », Glossaire (POL, 2007, p. 11)

lundi 2 juillet 2007

le bonheur de ce monde

Découvert par ricochet dans une des œuvres de Daniel Spoerri, une composition intitulée également « Le bonheur de ce monde » (1960-1971), en forme d’horrible maison de poupée remplie de pièges à rats, parmi lesquels est affiché ce poème, un sonnet de Christophe Plantin (1514-1589), surtout connu comme imprimeur et typographe :

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Le bonheur de ce monde

Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d'espaliers odorans,
Des fruits, d'excellent vin, peu de train, peu d'enfans,
Posséder seul sans bruit une femme fidèle,

N'avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle,
Ni de partage à faire avecque ses parens,
Se contenter de peu, n'espérer rien des Grands,
Régler tous ses desseins sur un juste modèle,

Vivre avecque franchise et sans ambition,
S'adonner sans scrupule à la dévotion,
Dompter ses passions, les rendre obéissantes,

Conserver l'esprit libre, et le jugement fort,
Dire son chapelet en cultivant ses entes,
C'est attendre chez soi bien doucement la mort.

... conclusion dont je me dis que la signification au XVIe siècle était probablement (mais peut-être me trompé-je ?) positive, alors qu’elle est aujourd’hui (en nos temps de réalisation de soi) désespérante.

illustré par « ça crève les yeux que ça crève les yeux » (1966) de Daniel Spoerri

dimanche 17 juin 2007

les gens sont un vrai souci

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Le problème majeur - l'un des problèmes majeurs, car ce n'est pas le seul - l'un des nombreux, donc, problèmes majeurs que soulève l'exercice du pouvoir est fonction de qui on trouve pour l'exercer ; ou plutôt, de qui s'arrange à amener les gens à le laisser l'exercer sur eux.
En résumé, il est un fait patent, que ceux-là mêmes qui ont le plus envie de gouverner les gens sont, ipso facto, les moins aptes à le faire. Pour résumer le résumé : quiconque est capable de parvenir à se faire élire président ne devrait à aucun prix être laissé libre d'exercer cette fonction. Pour résumer le résumé du résumé : les gens sont un vrai souci.

Douglas Adams, Le Dernier restaurant avant la Fin du Monde, Guide du Voyageur Galactique - H2G2, II (1979, Folio SF, p. 228)

et puis, quand même, quelques lectures pour se donner l'envie d'aller voter tout à l'heure :
::: Raphaël Anglade, « Abstentionnistes : on se lève, on se bouge, on vote ! » (Betapolitique)
::: Mona Chollet, « Faiblesse de l’imaginaire de gauche. Rêver contre soi-même » (Périphéries)
::: Corinne Maier, « Moi y en a rien comprendre »
::: Nico Shark (les autres jours aussi !)
::: enfin ne pas oublier de regarder Arrêt sur images (pour moi ce sera en différé sur internet car 12h30 le dimanche, c'est trop tôt!) en croisant les doigts pour que ce ne soit pas le dernier. Post scriptum : compléments d'informations.

samedi 16 juin 2007

le fardeau dont ils prétendaient me soulager

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Comme je suis léger tout à coup ! C’était donc toute cette chair qui pesait. Je m’en doutais : mes muscles constituaient le fardeau dont ils prétendaient me soulager. Je n’étais pas si gras, remarquez, mais tout s’accumulant faisait une lourde charge. Les poches des organes sont toujours pleines à craquer, déformées par les reliefs et les angles de leur très mystérieux contenu. C’est à se demander si les flux sanguins et lymphatiques ne charrient pas aussi des troncs ou des galets. Je me maintenais moi-même avec peine la surface de ces torrents, au prix d’une lutte de chaque instant, tenté souvent de renoncer à cette nage vaine et de me laisser couler. J’avais dans l’idée que mon corps abandonné à lui-même deviendrait plus pesant encore. Or il me parut plutôt que je m’envolais. Ai-je rêvé ? En tout cas, il n’y a plus d’oiseaux sur les perchoirs de ma cage thoracique.

Éric Chevillard, Commentaire autorisé sur l’état de squelette (Fata Morgana, 2007, p. 65-66)

lundi 4 juin 2007

ce que tu trouvas alors

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Tu as pitié d'un hérisson dehors dans le froid et le mets dans un vieux carton à chapeaux avec une provision de vers. Tu places ensuite le carton avec le vermivore dedans dans une cage à lapins désaffectée dont tu cales la porte ouverte afin que la pauvre bête puisse aller et venir à son gré. Aller en quête de sa pâture et ayant mangé regagner la chaleur et la sécurité de son carton dans la cage. Voilà donc le hérisson dans le carton avec suffisamment de vers pour pouvoir voir venir. Un dernier coup d'œil pour t'assurer que tout est comme il faut avant de t'en aller chercher autre chose pour tuer le temps d'une lenteur mortelle déjà à cet âge tendre. La petite flamme allumée par cette bonne action est plus longue que d'habitude à faiblir et à pâlir. Tu t'enflammais volontiers à cette époque mais jamais longtemps. À peine la flamme allumée par quelque bonne action de ta part ou par quelque petit triomphe sur tes rivaux ou par un mot d'éloge de la bouche de tes parents ou de tes maîtres qu'elle se mettait à faiblir et à pâlir en te laissant en très peu de temps aussi frileux et sombre que devant. Même à cette époque. Mais pas ce jour-là. Ce fut pour conclure au passé par un après-midi d'automne que tu rencontras le hérisson et eus pitié de lui de la sorte et tu en ressentais encore les bienfaits venue l'heure de te coucher. Et à genoux sur la descente de lit tu ajoutas le hérisson à la liste des êtres chers que tous les soirs il fallait recommander à Dieu. Et te tournant et te retournant dans la chaleur des draps en attendant le sommeil tu éprouvais encore un petit chaud au cœur en pensant à la chance qu'avait eue ce hérisson-là de croiser ton chemin comme il l'avait fait. En l'occurrence un sentier de terre bordé de buis flétri. Comme tu te tenais là en t'interrogeant sur la meilleure façon de tuer le temps jusqu'à l'heure du coucher il fendit l'une des bordures et filait tout droit vers l'autre lorsque tu entras dans sa vie. Or le lendemain matin non seulement la petite flamme s'était éteinte mais un grand malaise avait pris sa place. L'obscur sentiment que tout n'était peut-être pas comme il fallait. Et que plutôt que d'avoir fait ce que tu avais fait tu aurais peut-être mieux fait de laisser faire la nature et le hérisson aller son chemin. Il s'écoula des journées entières sinon des semaines avant que tu eusses le courage de retourner à la cage. Tu n'as jamais oublié ce que tu trouvas alors. Tu es sur le dos dans le noir et n'as jamais oublié ce que tu trouvas alors. Cette bouillie. Cette infection.

Samuel Beckett, Compagnie (Minuit, 1985, p. 38-41)

mardi 29 mai 2007

la meilleure des polices

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Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité ; et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme une divinité suprême.

Friedrich Nietzsche, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, 1881, § 173

lundi 28 mai 2007

lignes de forces du web

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Comme la « désobéissance civile » de Thoreau, la « TAZ » (Temporary Autonomous Zone) d’Hakim Bey (1991) est un texte dont beaucoup ont entendu parler mais sans l’avoir forcément lu.
Les éditions de L’éclat en proposent en ligne une traduction Lyber.

La TAZ est « utopique » dans le sens où elle croit en une intensification du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La TAZ est quelque part. Elle existe à l'intersection de nombreuses forces, comme quelque point de puissance païen à la jonction de mystérieuses lignes de forces, visibles pour l'adepte dans des fragments apparemment disjoints de terrain, de paysage, des flux d'air et d'eau, des animaux. Aujourd'hui les lignes ne sont pas toutes gravées dans le temps et l'espace. Certaines n'existent qu'à « l'intérieur » du Web, bien qu'elles croisent aussi des lieux et des temps réels. Certaines sont peut-être « non ordinaires », en ce sens qu'il n'existe aucune convention permettant de les quantifier. Il serait sans doute plus aisé de les étudier à la lumière de la science du chaos qu'à celle de la sociologie, des statistiques, de l'économie etc. Les modèles de forces qui génèrent la TAZ ont quelque chose de commun avec ces « attracteurs étranges » du chaos, qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions.

Hakim Bey, TAZ. Zone Autonome Temporaire (1991, traduction 1997)

dimanche 27 mai 2007

pas né pour qu’on me force

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De grand coeur, j’accepte la devise : « Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » et j’aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également : « que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout » et lorsque les hommes y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu’ils auront. (...)

Ainsi l’État n’affronte jamais délibérément le sens intellectuel et moral d’un homme, mais uniquement son être physique, ses sens. Il ne dispose contre nous ni d’un esprit ni d’une dignité supérieurs, mais de la seule supériorité physique. Je ne suis pas né pour qu’on me force. Je veux respirer à ma guise. Voyons qui l’emportera. Quelle force dans la multitude ? Seuls peuvent me forcer ceux qui obéissent à une loi supérieure à la mienne. Ceux-là me forcent à leur ressembler. Je n’ai pas entendu dire que des hommes aient été forcés de vivre comme ceci ou comme cela par des masses humaines - que signifierait ce genre de vie ? Lorsque je rencontre un gouvernement qui me dit : « La bourse ou la vie », pourquoi me hâterais-je de lui donner ma bourse ? Il est peut-être dans une passe difficile, aux abois ; qu’y puis-je ? Il n’a qu’à s’aider lui-même, comme moi. Pas la peine de pleurnicher. Je ne suis pas responsable du bon fonctionnement de la machine sociale. Je ne suis pas le fils de l’ingénieur. Je m’aperçois que si un gland et une châtaigne tombent côte à côte, l’un ne reste pas inerte pour céder la place à l’autre ; tous deux obéissent à leurs propres lois, germent, croissent et prospèrent de leur mieux, jusqu’au jour où l’un, peut-être, étendra son ombre sur l’autre et l’étouffera. Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle dépérit ; un homme de même.

Henri David Thoreau, La désobéissance civile (1849)

Dans la Revue des ressources encore, on peut lire dans son intégralité ce texte, la première partie ici, la deuxième partie là. On y trouve également de beaux extraits de son Journal.

L'esprit commercial des temps modernes... est la réédition par les éditions Le Grand Souffle d'un très court texte écrit en 1837 par David Henry Thoreau. On peut déjà y lire :

L'ordre des choses devrait plutôt être inversé - le dimanche devrait être le jour du labeur de l'homme, pour ainsi gagner sa vie à la sueur de son front ; et les six autres jours consisteraient en le repos des sentiments et de l'âme, - pour parcourir ce jardin ouvert, et boire aux doux effluves et aux sublimes révélations de la nature. (p. 30)

samedi 26 mai 2007

tricher la langue

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Mais la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire.
Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu'il définit le sacrifice d'Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l'amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978 (Œuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 432-433)

La Revue des ressources a eu la bonne idée de mettre en ligne une version audio de la totalité de cette « Leçon inaugurale » de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977.

Un autre extrait dans lignes de fuite 1.

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