lignes de fuite

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citations

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samedi 10 novembre 2007

le grand hôtel garni de l’univers

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Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte, et de détester les autres coins, en vert ou en noir, m’a paru toujours étroite, bornée, et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’Univers.

Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 26 août 1846

(la carte vient de là)

lundi 5 novembre 2007

ne pas laisser de trace

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Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus éloigné tu seras de l'accomplissement du pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace.
Quelle satisfaction la vaudrait ? Écrivain, tu fais tout le contraire, laborieusement le contraire !

Henri Michaux, Poteaux d'angle (1971, Poésie Gallimard, p. 57)

dimanche 4 novembre 2007

la sottise de te montrer

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Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.

Henri Michaux, Poteaux d'angle (1971, Poésie Gallimard, p. 36)

samedi 3 novembre 2007

si la souffrance

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Si la souffrance dégageait une énergie importante, directement utilisable, quel technicien hésiterait à ordonner de la capter, et à faire construire à cet effet des installations ?
Avec des mots de « progrès, de promotion, de besoin de la collectivité » il fermerait la bouche aux malheureux et recueillerait l'approbation de ceux qui à travers tout entendent diriger. Tu peux en être certain.

Henri Michaux, Poteaux d'angle (1971, Poésie Gallimard, p. 20)

vendredi 2 novembre 2007

les vertus du mimétisme

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Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme.
Le camouflage en leur contraire sera le plus courant. C'est en effet par là, prétendant parler seulement au nom des autres, que le haineux pourra le mieux démoraliser, mater, paralyser. C'est de ce côté que tu devras t'attendre à le rencontrer.

Henri Michaux, Poteaux d'angle (1971, Poésie Gallimard, p. 21)

jeudi 1 novembre 2007

quantité d'autres

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La pierre n'a pas reçu en partage la respiration. Elle s'en passe. C'est à la gravitation surtout qu'elle a affaire.
Toi, c'est beaucoup plus aux « autres » que tu auras affaire, à quantité d'autres. Considère en conséquence tes compagnons de séjour avec discrimination, traitant les roches d'une façon, le bois, les plantes, les vers, les microbes d'une autre façon, et les animaux et les hommes d'une autre façon encore, sans jamais te confondre avec les uns et les autres, surtout pas avec ces créatures à qui la parole semble avoir été donnée principalement afin d'arriver à se mêler au plus grand nombre, au milieu duquel, croyant comprendre et être compris, quoique à peine compris et immensément incompréhensifs, ils se sentent à l'aise, réjouis, dilatés.

Henri Michaux, Poteaux d'angle (1971, Poésie Gallimard, p. 23-24)

vendredi 26 octobre 2007

dessiner l'écoulement du temps

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Henri Michaux écrivait :

Je voulais dessiner la conscience d'exister et l'écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls. Ou encore, en plus restreint, ce qui apparaît lorsque, le soir venu, repasse (en plus court et en sourdine) le film impressionné qui a subi le jour.

« Dessiner l'écoulement du temps », Passages (1957, Gallimard, Tel, p. 129) (Gallimard, Pléiade, II, p. 371)

Camilla Torna, graphiste florentine installée à New York, invite dans son projet « Visualizing Time » des gens d'âge, de milieux et de nationalités diverses à dessiner le temps.

vendredi 19 octobre 2007

l'adaptation d'un esprit avec la sottise nationale

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Politique. - En somme, devant l'histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s'emparant du télégraphe et de l'Imprimerie nationale, gouverner une grande nation.
Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s'accomplir sans la permission du peuple, - et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu !
Les dictateurs sont les domestiques du peuple, - rien de plus, un foutu rôle d'ailleurs, et la gloire est le résultat de l'adaptation d'un esprit avec la sottise nationale.

Baudelaire, Mon cœur mis à nu : Journal intime

( Baudelaire à la rescousse pour dire que les médias m’exaspèrent, qui, après avoir attendu très sagement qu’on les autorise à dire ce que tout le monde savait à propos du roi et de la reine de cœur, commencent dès ce soir à présenter l'ex-première-dame hier si magnifique comme une « éternelle adolescente immature » (sic) … forcément ! pourquoi, sinon, larguer un homme aussi admirable ? )

lundi 15 octobre 2007

je me chiffonne

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J'ai rarement rencontré dans ma vie des gens qui avaient besoin comme moi d'être regonflés à chaque instant.
On ne m'invite plus dans le monde. Après une heure ou deux (où je témoigne d'une tenue au moins égale à la moyenne), voilà que je me chiffonne. Je m'affaisse, je n'y suis presque plus, mon veston s'aplatit sur mon pantalon aplati.
Alors, les personnes présentes s'occupent à des jeux de société. On va vite chercher le nécessaire. L'un me traverse de sa lance, ou bien il use d'un sabre. (On trouve hélas ! des panoplies dans tous les appartements.) L'autre m'assène joyeusement de gros coups de massue avec une bouteille de vin de Moselle, ou avec un de ces gros doubles litres de chianti, comme il y en a ; une personne charmante me donne de vifs coups de ses hauts talons ; son rire est flûté, on la suit avec intérêt et sa robe va et vient, légère. Tout le monde est plein d'entrain.
Cependant, je me suis regonflé. Je me brosse vite les habits de la main, et je m'en vais mécontent. Et tous de pouffer de rire derrière la porte.
Des gens comme moi, ça doit vivre en ermite, c'est préférable.

Henri Michaux, « Un chiffon » , Mes propriétés (1930), dans La Nuit remue (Poésie Gallimard, p. 104-105)

jeudi 11 octobre 2007

en somme une infirmité

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Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l'homme ? Cette suspecte acquisition dont, à l'écrivain qui se réjouit, on fait compliment ? Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué ! Il s'était précipité dans son style (ou l'avait cherché laborieusement). Pour une vie d'emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d'ouverture, de réouverture : en somme une infirmité.
Tâche d'en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre.

Henri Michaux, Poteaux d'angle (1971, Poésie Gallimard, p. 33)

dimanche 30 septembre 2007

versez la sauce énigmatique

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POUR UN ART POÉTIQUE
(suite)

Prenez un mot prenez-en deux
faites-les cuir' comme des œufs
prenez un petit bout de sens
puis un grand morceau d'innocence
faites chauffer à petit feu
au petit feu de la technique
versez la sauce énigmatique
saupoudrez de quelques étoiles
poivrez et puis mettez les voiles

où voulez-vous en venir ?
À écrire
Vraiment ? à écrire ??

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
Œuvres complètes, 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 270)

samedi 29 septembre 2007

un poète du soir

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TOUJOURS LE TRAVAIL

je serai courageux
je me lèverai à la première heure pour écrire des poèmes
à onze heures du matin j'en aurai produit au moins un
avant dix heures même
lever laver petit déjeuner et hop à la selle
en selle sur Pégase dans le ptit air frumeux de l'aube
j'aperçois pourtant là-bas les mains à la charrue
qui déjà se reposent pour casser la croûte
ils sont debout depuis quatre heures du matin – eux
faut pas être frileux pour semer le blé qui
alimentera le poète

moi le suis plutôt un poète du soir
j'exhale ma journée en vers mesurés ou pas
et si par fortune il m'arrive d'écrire le matin
il est midi au moins - voyons voir
qu'est-ce que je disais - il est une heure et demie
déjà
déjà

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
Œuvres complètes, 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 295-296)

jeudi 27 septembre 2007

balafre légère tracée dans le temps

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De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu'on a pu appeler « la vision sans commentaire ». (…) ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ?

Roland Barthes, L’Empire des Signes (1970) (Flammarion, Champs, p. 109)

mercredi 26 septembre 2007

saison mentale

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Cet automne-ci
pourquoi donc dois-je vieillir ?
oiseau dans les nuages.

kono aki wa
nande toshiyoru
kumo ni tori

Bashô Matsuo (1644–1694)
Cent onze haïku de Bashô (Verdier, 2002, Traduction de Joan Titus-Carmel)

de Bashô, j'aime aussi beaucoup celui-ci :
(mais je ne parviens pas à décider quelle traduction je préfère -- c'est le problème avec la poésie étrangère !)

Parfois des nuages
Viennent reposer ceux qui
Contemplent la lune

(dans la même édition)

Aux admirateurs de lune
Les nuages parfois
Offrent une pause

(Anthologie du poème court japonais, Poésie Gallimard, 2002, traduction Corinne Atlan et Zéno Bianu)

et encore :

De temps en temps les nuages
Nous reposent
De tant regarder la lune

ou même :

Parfois les nuages
reposent les gens
d'admirer la lune

Les nuages
donnent un répit
Aux contemplateurs de lune

mercredi 19 septembre 2007

agent pathogène

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Pour une affection que les médecins guérissent avec les médicaments (on assure, du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez les sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène plus virulent mille fois que tous les microbes, l’idée qu’on est malade.

Marcel Proust, Le côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, tome 2, p. 598-599)

jeudi 13 septembre 2007

dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs

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Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de la planète Terre nos semelles auront-elles touché ?

Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrains qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien une petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouettes des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebrück, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les faubourgs de Naples, la grand rue de Brionne, dans l’Eure deux jours avant Noël, vers six heures du soir, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol-l’Orgueilleux… Et avec eux, irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à révéler, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante, ni comme illusion d’une conquête, mais comme retrouvaille d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs.

Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 104-105)

mercredi 12 septembre 2007

alternative nostalgique (et fausse)

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Alternative nostalgique (et fausse) :

Ou bien s’enraciner, retrouver, ou façonner ses racines, arracher à l’espace le lieu qui sera vôtre, bâtir, planter, s’approprier, millimètre par millimètre, son « chez-soi » : être tout entier dans son village, se savoir cévenol, se faire poitevin.

Ou bien n’avoir que ses vêtements sur le dos, ne rien garder, vivre à l’hôtel et en changer souvent, et changer de ville, et changer de pays ; parler, lire indifféremment quatre ou cinq langues ; ne se sentir chez soi nulle part, mais bien presque partout.

Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 96)

mardi 11 septembre 2007

cette question de déménagement

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XLI. Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir.

(...)

XLVIII. Any where out of the world - N'importe ou hors du monde

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. (...)

Baudelaire, Petits poèmes en prose (1869)

mercredi 5 septembre 2007

même des contrées à venir

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Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir.

Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. (…)
La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une médiation. (…)
Une carte a des entrées multiples, contrairement au calque qui revient toujours « au même ». Une carte est affaire de performance, tandis que le calque renvoie toujours à une « compétence » prétendue.

Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Mille Plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2) (Minuit, 1980, p. 11 et p. 20)

::: d'autres cartes (pleines de récits) dans deux blogs : serial mapper et strange maps
::: quant au « Cadastre de Belinda » (ci-dessus) je l'ai trouvé là.

vendredi 31 août 2007

une belle et noble chimère

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Me voici enfin parvenu au terme jusqu'auquel je m'étais proposé de conduire ces Mémoires. Il n'y en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni de vrais qu'écrits par qui a vu et manié lui-même les choses qu'il écrit, ou qui les tient de gens dignes de la plus grande foi, qui les ont vues et maniées ; et de plus, il faut que celui qui écrit aime la vérité jusqu'à lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j'ose m'en rendre témoignage à moi-même, et me persuader qu'aucun de tout ce qui m'a connu n'en disconviendrait. C'est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune; je l'ai senti souvent, mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même. (…)

Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais ; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent ; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité, je le ferais vainement. On trouvera trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme coulent de source à l'égard de ceux dont je suis affecté, et que l'un et l'autre est plus froid sur ceux qui me sont plus indifférents; mais néanmoins vif toujours pour la vertu, et contre les malhonnêtes gens, selon leur degré de vices ou de vertu. Toutefois, je me rendrai encore ce témoignage, et je me flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra pas moins, que j'ai été infiniment en garde contre mes affections et mes aversions, et encore plus contre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que la balance à la main, non seulement ne rien outrer, mais ne rien grossir, m'oublier, me défier de moi comme d'un ennemi, rendre une exacte justice, et faire surnager à tout la vérité la plus pure. C'est en cette manière que je puis assurer que j'ai été entièrement impartial, et je crois qu'il n'y a point d'autre manière de l'être. (…)

Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions ? J'ai senti ces défauts ; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait refondre tout l'ouvrage, et ce travail passerait mes forces, il courrait risque d'être ingrat. Pour bien corriger ce qu'on a écrit il faut savoir bien écrire ; on verra aisément ici que je n'ai pas dû m'en piquer. Je n'ai songé qu'à l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'ils en sont la loi et l'âme, et que le style mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a d'autant plus besoin, que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose.

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, 1723, tome 20, conclusion

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