lignes de fuite

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citations

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dimanche 20 mai 2007

comme un lièvre sans os

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Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.

Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s'en enfler ma bedaine,

Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.

Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, « Le paresseux »

samedi 19 mai 2007

nous croupir d'oisiveté ennuyeuse

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Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie, elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir et de quoi donner ; ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oisiveté ennuyeuse.

Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 38, « De la solitude »

mardi 15 mai 2007

l'oisiveté du sage

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Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s'appelât travailler.

Jean de La Bruyère , Les Caractères, « Du mérite personnel »

dimanche 13 mai 2007

des cailloux et du sable

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L'une des voix intérieures du dernier homme sur terre cite (p. 210) un beau passage d' Épictète :

Que font les enfants quand ils sont seuls ? Ils s'amusent, ils amassent des cailloux et du sable, dont ils font de petits châteaux qu'ils détruisent ensuite. Ainsi ils ne manquent jamais d'amusement. Ce qu'ils font par folie et par enfantillage, ne saurais-tu le faire par sagesse et par raison ? Nous avons partout des cailloux et du sable. D'ailleurs nous avons tant à bâtir en nous, tant à détruire ! Ne nous plaignons point d'être seuls !

Épictète, Entretiens, XXIV

vendredi 4 mai 2007

l'autosatisfaction de ne pas comprendre

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Pour revenir aux technosciences, feuilleter le livre de Bernard Stiegler m'a permis de relire ce passage intéressant, qui évoque furieusement quelques uns de nos modernes Frollo et où l'on retrouve même Madame Bovary :

Si la relation entre le philosophe et la technique se présente essentiellement, originellement et durablement comme un conflit – il en va ainsi dès Platon -, à partir du XIXe siècle, la situation se complique : tandis que la technique, via l’industrie, se rapproche de la science (c’est l’apparition de la technologie à proprement parler), le monde de ceux qu’on va dès lors nommer les « intellectuels » se coupe, en même temps que de cette technique devenue technologie, de la science, de l’économie, et, finalement, de l’économie politique.
S'instaure alors un rapport - ou plutôt un non-rapport (il y a certes des exceptions) - que je crois catastrophique. Et c'est ainsi qu'à la fin du XXe siècle, au début de ce XXIe siècle, il arrive assez souvent que l'on entende des philosophes dire, soit avec un air presque effarouché, soit avec une sorte d'autosatisfaction, avec une jouissance très semblables à celles du M. Homais de Madame Bovary : « Moi, la technique, je n'y ai jamais rien compris », ce qui veut toujours dire aussi : « Et je ne ferai jamais rien pour y comprendre quelque chose. » « J'ai un ordinateur et un téléphone portable, et je ne comprends absolument pas comment ça marche » : on entend souvent dire cela avec une espèce de contentement de soi complètement idiot et assez misérable - comme si le fait de ne pas comprendre comment un système fonctionne était quelque chose dont on pouvait se vanter. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose de Hegel si l'on ne s'estime pas capable de comprendre le fonctionnement d'une diode ? Hegel lui-même, qui a écrit par exemple sur l'électricité, aurait de toute évidence trouvé cela grotesque.

Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 15-16)

mercredi 2 mai 2007

une vérité composée de fictions

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Ariel Kyrou cite aussi souvent Bernard Stiegler, par exemple, à propos de la « science-fiction »  :

Les êtres humains sont artificieux et techniques en ce sens qu'ils ne trouvent pas leur être à l'intérieur d'eux-mêmes mais au milieu des prothèses qu'ils fabriquent, qu'ils inventent : cela veut dire qu'ils sont libres et en même temps voués à l'errance, ce que j'ai appelé la désorientation originaire. Ils ont à inventer leur être-là, leur existence. (...)

La science devenue technoscience explore les possibles et les réalise sous forme de fictions au sens ou tout artefact a partie liée à la fiction : elle devient ainsi une science-fiction, qui n'est plus guidée par un critère de vérité issu d'un ciel des idées, c'est-à-dire des modèles que les essences formaient dans le platonisme. Cela signifie qu'il faut reconsidérer en profondeur la question de la fiction en général, et son rapport à la vérité. J'ai essayé, dans mon propre travail, d'en tirer les conséquences et, en particulier, comme passage d'une science conçue comme description de l'être à une science conçue comme inscription de nouveaux possibles, cela constituant la technoscience à proprement parler. La question n'est pas de refuser ce devenir : il ne fait en fin de compte que déployer ce qui est contenu dans le caractère originairement hypomnésique de tout savoir. La question est, en revanche, désormais, de savoir distinguer entre bonnes et mauvaises fictions, et d'apprendre à penser une vérité qui ne serait pas l'opposé de la fiction, mais composée de fictions.

Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 45 et p. 122)

lundi 23 avril 2007

la maladie naturelle de notre esprit

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Les hommes méconnaissent la maladie naturelle de leur esprit : il ne fait que fureter et quêter ; et va sans cesse, tournoyant, bâtissant, et s'empêtrant en sa besogne, comme nos vers à soie, et s'y étouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loin, je ne sait quelle apparence de clarté et vérité imaginaire : mais pendant qu'il y court, tant de difficultés lui traversent la voie, d'empêchements et de nouvelles quêtes, qu'elles l'égarent et l'enivrent. (…)

Ce n'est rien que faiblesse particulière, qui nous fait contenter de ce que d'autres, ou que nous-mêmes avons trouvé en cette chasse de connaissance : un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a toujours place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions ; notre fin est en l'autre monde. C'est signe de raccourcissement d'esprit, quand il se contente, ou signe de lassitude. Nul esprit généreux, ne s'arrête en soi : il prétend toujours, et va outre ses forces ; il a des élans au-delà de ses effets ; s'il ne s'avance, et ne se presse, et ne s'accule, et ne se choque et tournevire, il n'est vif qu'à demi. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c'est admiration, chasse, ambiguïté.

Michel de Montaigne, Essais, III, 13

dimanche 22 avril 2007

presque toujours

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Presque toujours en politique, le résultat est contraire à la prévision.

François René de Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe, Livre IX, chapitre 3)

samedi 21 avril 2007

nous ne faisons que nous entregloser

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Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser.
Tout fourmille de commentaires : d'auteurs, il en est grand cherté.
Le principal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre les savants ? Est-ce pas la fin commune et dernière de toutes études ?
Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là, que le plus haut monté, a souvent plus d'honneur, que de mérite. Car il n'est monté que d'un grain, sur les épaules du pénultième.

Michel de Montaigne, Essais, III, 13

vendredi 20 avril 2007

lost in translation

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Le paradoxe spatio-temporel selon Calvino : au-delà d'une certaine distance, il n'y a plus de temps de réponse possible, surtout quand les corps célestes s'éloignent les uns des autres à la vitesse de la lumière. Dès lors, le message devient absolu, définitif - il devient une vérité, irrémédiable, perdue dans l'infini, hors d'atteinte.
Ce serait une autre version du fatal : chaque acte est irréversible, sans appel, ne pouvant être corrigé et s'éloignant de nous lumineusement dans le vide. Lost in translation.
Le problème est le même à l'échelle terrestre. Dans un univers où les individus s'éloignent irrésistiblement les uns des autres et où les choses dépassent en quelque sorte leur vitesse de libération, les messages ont de moins en moins le temps de faire retour. Ou bien nous sommes broyés comme des atomes dans un mouvement de contraction irrésistible, et dans ce cas, c'est l'hyperdensité qui fait qu'il n'y a plus de sens ni de message - ils ne peuvent plus s'échapper. Peut-être les deux mouvements, gravitationnel et antigravitationnel, se font-ils en même temps, et nous sommes à la fois de plus en plus loin les uns des autres, dispersés, désintégrés, et de plus en plus compactés, confondus, intégrés de force.

Jean Baudrillard, Cool mémories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p 137)

jeudi 19 avril 2007

chrysalides du concept

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La science n'est sans doute au fond qu'une merveilleuse source de métaphores. La double flèche du temps, la mémoire de l'eau, l'apoptose, les trous noirs, l'antimatière - où trouver de plus belles métaphores (...) ? Et pourquoi ne pas en abuser ? Ce sont les chrysalides du concept.

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 15)

mercredi 18 avril 2007

un art de la disparition

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Quand je parle du temps, c'est qu'il n'est pas encore
Quand je parle d'un lieu, c'est qu'il a disparu
Quand je parle d'un homme, c'est qu'il est déjà mort
Quand je parle du temps, c'est qu'il n'est déjà plus

Parlons donc du monde d'où l'homme a disparu.
Il s'agit de disparition, et non pas d'épuisement, d'extinction ou d'extermination. L'épuisement des ressources, l'extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels.
Et là est toute la différence, c'est que l'espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition. (p. 9-10)

C’est là où on voit que le mode de disparition de l’humain (…) résulte précisément d'une logique interne, d'une obsolescence intégrée, de l'effectuation par l'espèce de son projet le plus grandiose, le projet prométhéen de maîtrise de l'univers, d'une connaissance exhaustive - et que c’est cela même qui le précipite vers sa disparition - bien plus vite que les espèces animales, par l'accélération qu'elle imprime à une évoIution qui n'a plus rien de naturel.
Et ceci non pas selon une quelconque pulsion de mort, une disposition involutive, régressive, vers des formes indifférenciées, mais au contraire par une impulsion d'aller le plus loin possible, dans I’expression de toute sa puissance, de toutes ses facultés, jusqu'à rêver précisément d'abolir la mort. (p. 13-14)

Auquel cas, nous et notre corps, nous ne serions plus que le membre fantôme, le maillon faible, la maladie infantile d’un appareil technologique qui nous domine de loin (comme la pensée ne serait que la maladie infantile de l’Intelligence Artificielle ou l’être humain, la maladie infantile de la machine, ou le réel la maladie infantile du virtuel).
L’ensemble reste encore enfermé dans une perspective évolutionniste qui conçoit tout selon une trajectoire linéaire, de l’origine à la fin, de la cause à l’effet, de la naissance à la mort, de l’apparition à la disparition.
Mais la disparition peut être conçue autrement, comme un événement singulier et l’objet d’un désir spécifique, le désir de n’être plus là, qui n’est pas du tout négatif, bien au contraire : ce peut être le désir de voir à quoi ressemble le monde en notre absence (…), ou de voir au-delà de la fin, au-delà du sujet, au-delà de toute signification, au-delà de l’horizon de la disparition, s’il y a encore un événement du monde, une apparition non-programmée des choses. (p. 15-16)

Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? (Texte inédit daté de janvier 2007) (L’Herne, 2007)

mardi 10 avril 2007

numérisation de l'univers

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Dans la nouvelle d'A. Clarke, les étoiles s'éteignent une à une dès que sont comptabilisés tous les noms de Dieu. N'est-ce pas la même opération de numérisation de l'univers qu'ont entreprise les computers du monde entier, cette fois pour leur propre compte, sans tenir compte de Dieu, et ne faut-il pas prévoir la même extinction du monde au terme de ce calcul intégral de la réalité ?

(...)

Tout comme les étoiles du ciel, dans le récit d'Arthur Clarke, ainsi les étoiles du cerveau s'éteignent une à une, une fois mis en place le stockage de toutes les données. Mais peut-être cette plongée dans la zone de silence et de catalepsie est-elle une réaction de défense contre l'excès d'une mémoire artificielle ?

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 101 et p. 107)

lundi 9 avril 2007

pensée siliconée

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« L'humanité ne pourra se penser comme telle que lorsqu'elle rencontrera une autre espèce consciente... » Il y a une grande présomption à ne vouloir se mesurer à quelque autre espèce que sur la base de la conscience. Celle-ci est un miroir déformant qui empêche de voir que la confrontation existe déjà hors-conscience, dans l'infra-humain, dans l'animal, dans le déroulement du monde sans nous, hors de nous. Pas besoin d'une espèce extra-terrestre pour cela : l'altérité est là, et elle est partout un défi à la conscience telle qu'elle se pense comme hégémonique, seule juge de l'existence du monde.
Il est possible que l'espèce humaine espère, par l'intelligence artificielle, inventer une autre race où elle puisse se réfléchir, comme dans un immense miroir. Mais elle ne ferait encore, en se réfléchissant, que vérifier son existence. Or la conscience suffit pour se connaître, mais elle ne suffit pas pour se penser. Pour cela, il faut que nous soyons défiés dans notre conscience même par tout ce qui ne jouit pas de cette conscience « supérieure », mais qui n'en fait pas moins, dans l'ordre du monde, jeu égal avec la conscience. La conscience n'est souveraine que dans les termes de la représentation du monde qu'elle impose, et qu'elle s'impose à elle-même. Dans l'ordre symbolique, elle ne peut que se mesurer à quelque chose de plus vaste.

(...)

Les seins siliconés, qui ne s’affaissent jamais, même à l’horizontale.
La pensée siliconée, celle qui ne s’avachit jamais, et qui tient debout toute seule, dans n’importe quel contexte.

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 49 et p. 90)

vendredi 6 avril 2007

tableaux détachés

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Dans plusieurs entretiens et textes théoriques, Claude Simon cite (de mémoire précise-t-il) un passage de Madame Bovary, par exemple :

Il y a à ce sujet dans Madame Bovary une toute petite phrase d'une importance capitale, et qui a présidé à tout un aspect de l'évolution du roman contemporain. C'est celle-ci : « Tout ce qu'il y avait en elle de réminiscences, d'images, de combinaisons, s'échappait à la fois, d'un seul coup (comme les mille pièces d'un feu d'artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés , son père, Léon, le cabinet de Lheureux ; leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues ». Comme vous le voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité. (entretien Knapp, 1970)

Nous ne percevons le monde, je crois, que par fragments. Curieusement deux écrivains aussi différents que Tolstoï et Flaubert l'ont senti. Dans Guerre et Paix Tolstoï dit : Un homme en bonne santé perçoit, sent et se remémore en un seul instant un nombre de choses incalculable. Et Flaubert dit de madame Bovary (je cite de mémoire) : « Elle revit en un seul instant, comme les milles pièces d'un feu d'artifice, son père, sa chambre, le cabinet de Lheureux, par fragments détachés et par combinaisons. Par combinaisons ! » (entretien Lebrun, 1989)

J'ai, il y a quelques années, à l'occasion d'un colloque sur Proust, entendu avec stupeur (stupeur partagée par Barthes qui était présent et qui a, du coup, renoncé à prendre la parole) un éminent essayiste dire que Proust aurait, comme par une sorte de perversité maligne, « fragmenté le réel » pour déconcerter son lecteur. Or c'est exactement l'inverse : Proust a réussi à ordonner et «cristalliser» en un seul bloc cohérent tous ces petits fragments de « réalité » que nous sommes seulement capables d'appréhender et de retenir. Avant lui, Flaubert décrivant l'afflux de souvenirs qui submerge Emma malade « par tableaux détachés, d'un seul coup et comme les mille pièces d'un feu d'artifice » avait pressenti cette combinatoire. (entretien Calle, 1993)

ou encore dans son Discours de Stockholm.

Or dans le texte définitif de Madame Bovary, point de « fragments » ni de « tableaux détachés » :

Elle resta perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d'une manière confuse, il est vrai; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l'air comme des balles fulminantes en s'aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.
Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, III, 8

Dans la concordance en ligne, des « tableaux » (dans d'autres passages) mais toujours pas de « tableaux détachés ». On les retrouve, en revanche, dans les manuscrits de la séquence 196 (ainsi que d'autres séquences, d'ailleurs, comme si cette expression était une sorte d'indication scénaristique) : les « tableaux détachés » apparaissent dans le folio 194v, sont encore présents dans le folio 191v, mais raturés dans le folio 185. Dans la Pléiade Claude Simon, une note précise que l'écrivain cite une édition spécifique : Madame Bovary, nouvelle version précédée des scénarios inédits (texte établi par Jean Pommier et Gabrielle Leleu, Corti, 1949, p. 597).

jeudi 5 avril 2007

qui pleurent comme des urnes

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Allez, encore un petit passage de Flaubert, sur les lectures d'Emma, avec une autre métaphore étrange, celle des messieurs « qui pleurent comme des urnes » :

Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis; - le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, I, 6

mardi 3 avril 2007

comme un chaudron fêlé

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En surfant hier soir avec méfiance (1er avril oblige), j’ai pris conscience du fait que la méfiance envers le langage était souvent la règle en ligne (même le 2 avril), car tous les discours sur les informations non-validées d'internet y renforcent le soupçon qui pèse sur tout discours.

En écho à ce constat, l’un des seuls passages de Madame Bovary (dont je relis en ce moment mes passages préférés à cause de grâce à Berlol) où Flaubert se permet de laisser transparaître son point de vue, pour s’attrister du cynisme de Rodolphe et, au-delà, de l’insuffisance désespérante des mots :

Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857, II, 12

Texte dont, grâce à l’université de Rouen, on peut maintenant lire en ligne les brouillons et ratures successifs : 127v ... 128 ... 127 et 326.
Si on préfère le texte définitif, la version proposée par Wikisource est assez agréable à utiliser.

vendredi 30 mars 2007

tout discours roule de tous côtés

Grâce à Daniel Bougnoux, j'ai relu ce que Platon écrit dans Phèdre à propos de l'invention de l’écriture, accusée (déjà !) de tuer la connaissance en fabriquant des « savants imaginaires » :

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J’ai donc oui dire qu’il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu’à ce dieu les Égyptiens consacrèrent l’oiseau qu’ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Thoth. C’est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l’écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent Thèbes l’égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Thoth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés, et il lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu’il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Thoth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture :
« Roi, lui dit Thoth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :
« Très ingénieux Thoth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils confèreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.
Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
(…)
Ainsi donc, celui qui croit transmettre un art en le consignant dans un livre, comme celui qui pense, en recueillant cet écrit, acquérir un enseignement clair et solide, est vraiment plein de grande simplicité. Sans contredit, il ignore la prophétie d’Ammon, s’il se figure que des discours écrits puissent être quelque chose de plus qu’un moyen de réveiller le souvenir chez celui qui déjà connait ce qu’ils contiennent.
(…)
C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.

Platon, Phèdre, 274c-275e

jeudi 29 mars 2007

épars en molécules

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sans oublier, cité par Jean-Pierre Enjalbert (Qui est vivant ?, Verticales, 2007, p. 53), le toujours vivant Diderot :

Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c'est qu'à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d'ici vous vivrez en détail.

Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 octobre 1759

mardi 20 mars 2007

spiraliser le monde

Le néogâteux gélatineux ne rit jamais. Avec condescendance, il jette dans la même opprobre la modernité qui n'est que bougisme et l'éloge de la jeunesse qui n'est que fasciste. Pour se dédouaner d'être réactionnaire, ce contorsionniste enfonce avec rage les portes ouvertes en affirmant qu'il n'y a pas de progrès en art, pour mieux masquer sa haine du neuf. Et pas de progrès en morale pour justifier son incapacité à la création. Il hurle les cheveux en l'air qu'il faut arrêter le train du renouveau qui écrase tout sur son passage. Il est prêt à se jeter sur les rails. Retenez-le, mes amis !
Assez de l'absurdité de la technique toute-puissante avec ses machineries maléfiques, ses clones nucléaires et ses puces génétiques qui démangent le monde et rendent les hommes étrangers à eux-mêmes.

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 21-22)

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« Le grand secret est là : la pensée se fait dans la bouche » (Tzara).
Les idées débouchent non pas du cogito cartésien ou de l'inconscient freudien mais de la bouche. Bouche de cratère, bouche de métro, bouche d'égout, bouche de cheval, bouche à bouche. Débordante, déconnante, voltigeante.
Picabia l'a dit : « Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction. »
La pensée n'est pas une ligne droite, une chaîne à la Descartes ou un moule kantien, mais une ronde endiablée comme dans un film de Max Ophuls. Elle danse, rock'n-rolle d'une idée à l'autre, fait des farandoles et des arabesques. Légère, aérienne, insouciante, insolente. Loin de cet esprit de sérieux qui assassine la vie. Cercle joyeux donc. En fait, c'est une spirale ubuesque qui monte comme un escalier en colimaçon et spiralise le monde.
Une spirale non pas pour aller quelque part, comme l'affirme toute la philosophie, obsédée par les points d'arrivée, les destinations, les finalités, les buts, les tout-le-monde-descend, mais Nulle Part, « là où il y a des arbres au pied des lits et de la neige blanche dans le ciel bleu » (Ubu).

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 99)

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